UNE COLONIE D’ATHÉES
Nous étions huit incrédules, jeunes, forts, énergiques, pleins d’ambition. Unis par le même sentiment d’incrédulité nous résolûmes de quitter la Nouvelle-Angleterre pour aller fonder dans l’Ouest une colonie libre.
L'un de nous se distinguait par son intelligence, son affabilité, sa haute stature et son talent d’orateur. La lecture des œuvres de Paine avait fait de lui un vrai athée. Doux et affectueux, il exerçait une influence irrésistible.
Je l’aimais comme un frère et, à l’unanimité, nous le prîmes pour chef.
Partis en mars, nous avions fondé en mai une petite colonie à quelque quarante milles de tout autre lieu d’habitation. Six jours de la semaine étaient consacrés au travail, le septième au repos et aux amusements.
La pêche, la chasse, la danse, la musique, les courses en petit bateau... parfois des conférences sur des sujets littéraires et scientifiques. Les colons, dont le nombre croissait rapidement, donnaient peu de satisfaction. Paresseux, imprévoyants, joueurs, ils ne pensaient qu’à se divertir. Bientôt nous fûmes convaincus que les choses ne pouvaient continuer de cette manière.
L'ordre et la propreté faisaient absolument défaut dans les familles. On buvait de l’alcool en cachette. Quant à la moralité... il vaut mieux n’en pas parler. Les enfants désertaient l’école.
Notre optimisme avait fait place à l'inquiétude.
L’avenir nous apparaissait sous les couleurs les plus sombres. Le seul jour où l'on fût gai était le jour de fête. Ce jour-là, les gens se paraient de leurs plus beaux habits, s’amusaient comme des fous et la soirée se terminait par des rixes.
— Je ne sais plus que faire, me dit Sam Watson, un jour qu’un délit plus grave que d'habitude avait été commis. Et pourtant j’ai fait de mon mieux pour que la colonie marche bien... Et tes choses vont au pire.
— J’ai entendu dire, répliquai-je, que la colonie la plus rapprochée, du côté de l’ouest, prospère. À ta place, ami Sam, j’irais y passer une semaine.
— Quelle bonne idée!
Et Sam partit quelques jours après. En son absence, les désordres s'aggravèrent encore. Deux bateliers furent volés, un Allemand reçut deux coups de couteau et, pour se venger, mit le feu à la maison de son adversaire.
Les enfants, de vrais démons, firent des choses graves. Le mécontentement devint général et plusieurs familles se décidèrent à quitter la colonie. Nous attendions impatiemment le retour de Watson.
— Eh bien, lui demandâmes-nous, qu’as-tu vu là-bas?
— Compagnons, nous dit-il, j'ai visité deux villages et me suis convaincu que nous ne pourrons réussir à moins de donner quelque enseignement religieux à la colonie. Nos voisins prospèrent visiblement. Ils ont une église; ils ont un bon prédicateur; ils affirment qu’ils ne pourraient se passer d’une bonne école du dimanche. Il faut absolument que nous ouvrions une école du dimanche pour nos enfants. Il y eut des murmures, mais personne ne fit d’objection. Pourtant quelqu'un suggéra:
— Nous n’avons pas même une Bible.
— Je le savais et j’en ai acheté une... La lire ne saurait nous faire du mal... Il y a de bonne morale là-dedans, vous le savez bien. En se levant il ajouta:
— Je vais annoncer qu’il y aura demain une école du dimanche à la salle de Dalle; nous finirons par supprimer les jeux. Nous étions tous muets de stupeur.
(À suivre.)
En avant 1910 04 16
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