UNE CORDE NOUÉE DANS LE CIEL
J’aperçus un jour une vieille femme qui s’épuisait à pousser devant elle une petite charrette. Le verglas sur le chemin rendait la tâche doublement laborieuse. Elle était très fatiguée, s’arrêtait de minute en minute, à bout de force, puis redoublait de courage. Je fus pris de pitié, et le souvenir de ma mère me traversant l’esprit, je rejoignis la marchande, qui venait de s’arrêter.
— Eh l bonne vieille, lui dis-je en souriant, il y a là trop forte charge pour vous.
— C’est la vérité, mon fils, répondit-elle en essuyant son front, où la sueur se mêlait au givre. Les forces s’en vont avec l’âge, tandis que le poids qu’il faut traîner est toujours le même. Et cependant, voyez-vous, le bon Dieu fait bien ce qu’il fait. Il n’abandonne pas les pauvres gens.
Je lui demandai où elle allait ainsi. Elle me montra la barrière, et voulut se remettre en marche. Je posai alors la main sur un des brancards.
— Laissez, lui dis-je doucement, c’est mon chemin. Et sans attendre sa réponse, je poussai la charrette devant moi.
La vieille femme me remercia simplement et se mit à marcher à mes côtés. J’appris alors qu’elle venait d’acheter aux Halles une provision qu’elle devait revendre. Depuis trente années, elle vivait de ce commerce, qui lui avait fourni les moyens d’élever trois fils.
— Mais quand je les ai vus forts, on me les a pris, me dit la pauvre femme. Deux sont morts au service militaire et le troisième est prisonnier.
— De sorte que vous voilà toute seule et sans autre ressource que votre courage!
— Et le Protecteur de ceux qui n’en ont pas d’autre, ajouta-t-elle, le comptez-vous pour rien? Allez, on a beau être vieille et misérable, l’idée que le Roi de tout vous regarde, vous juge et vous tient compte de tout, ça vous soutient. Quand j’ai trop de fatigue et que mes jambes n’en veulent plus, eh bien, je me mets à genoux, je lui dis ce qui me chagrine, et, quand je me relève, j’ai le cœur léger. Vous êtes encore trop jeune pour sentir ça. Mais un jour viendra où vous comprendrez pourquoi on apprend aux petits enfants à dire: «Notre Père qui es aux cieux.»
En écoutant parler la vieille femme, mon cœur battait. Je la regardais boitant, la tête branlante, déjà courbée, comme pour ramasser son drap mortuaire, et je m’étonnais de la trouver plus forte que moi.
C’était donc vrai que l’homme a besoin d’un autre point d’appui que les hommes et que, pour se tenir solidement sur cet échafaudage qui compose la vie, il faut une corde nouée dans le ciel!
Quand je quittai la vieille tomme, elle me remercia, mais, à vrai dire, c’est moi qui lui devais la reconnaissance.
L’ Appel.
En avant 1910 03 12
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