LA CRUE
Depuis plus de huit jours, la Seine aux flots boueux montait toujours. Comme les autres, j’allais chaque jour le long de ses rivages pour constater tristement les progrès de ses ravages: des maisonnettes, hier encore riantes et animées, laissaient deviner de l’extérieur la désolation du dedans. De l’eau, partout de l’eau et rien, rien qui pût arrêter le flot montant envahisseur qui, impitoyablement, chassait devant lui la sécurité, la paix de familles entières!
La consternation était générale; l’effroi gagnait partout! Pour se désintéresser de la préoccupation commune, aucun ne se retranchait derrière cette excuse: «ma maison ne sera pas atteinte», car tel qui se croyait à l’abri du fléau, devait bientôt, s'enfuir à son tour devant lui: À L'HEURE DU DANGER COMMUN, ON SE SENTAIT TOUS FRÈRES.
Chaque jour, comme les autres, je rentrais l’âme triste, le cœur navré devant tant de détresse. Il fut pourtant un point lumineux dans de si sombres heures: l’esprit de merveilleuse solidarité qui jaillit de partout, l’héroïsme, souvent, que déployèrent tant de braves pour sauver des inconnus d’hier.
Ce fut La Digue; celle qui simplement, héroïquement, diminua la puissance du flot de plus de moitié. On l’a dit ailleurs, je ne fais que de répéter en passant.
Le monde entier eut les regards tournés vers la France en ces jours encore présents. La pitié et l’admiration se partageaient les cœurs de tous pour la nation éprouvée, mais vaillante, et chacun eût voulu accourir au secours, donner son renfort, contre la crue envahissante.
* * *
Bientôt — espérons-le — de la montée inattendue du fleuve et des sillons de détresse et de douleur qu’elle a laissés derrière elle, ne restera que le souvenir.
Tout passe! Les sinistrés d’aujourd’hui seront oubliés pour ceux de demain et d’ailleurs.
L’an passé, on pleurait sur Messine et ses ruines.
Aujourd’hui ici, bien que les vies humaines aient été épargnées à quelques tristes exceptions près, c’est du bonheur, du travail perdu que l’on pleure dans des milliers de foyers détruits peut-être à jamais par l’inondation.
Mais, il est une autre crue, celle dont j’aimerais vous rappeler l’existence, autrement inquiétante et redoutable, celle-là que la première, parce que de tous les temps et de tous les pays.
Elles sont légion, ses victimes: elles s'enfoncent chaque jour un peu plus, appelant au secours, tendant leurs mains désespérées vers une bouée de sauvetage, une planche de salut.
Elles ont droit à notre pitié certes. Mais NOUS LES CÔTOYONS SANS LES RECONNAÎTRE et il en est qui sombrent, tout près de nous dans nos maisons peut-être, et nous passons.
Pourquoi l’humanité, la France ne se lèverait-elle pas avec l'élan généreux et spontané, l’ensemble admirable dont elle a fait montre pour la crue passagère?
Hélas! on semble y être insensible et rien ou si peu est tenté pour enrayer le mal.
Qui dira les ravages du flot de l’alcool!
Que de maisons dévastées, de foyers détruits, d’êtres humains anéantis. Tout y passe; mobilier, argent, santé de la femme et des petits, et bientôt la triste victime elle-même se débat et sombre.
Et le flot du jeu!
Que de raisons y ont chaviré! Il entraîne tout, impitoyablement tout sur son passage ôtant à la pauvre créature qui a eu le malheur de s’abandonner à son courant jusqu’à la faculté de sn ressaisir.
RUINES, RUINES, RUINES, TOUT AUTOUR DE NOUS.
ET L’ON N’Y PREND PAS GARDE!
Puis, c’est encore le flot montant de la littérature immonde qui veut corrompre et mouiller l’âme des jeunes.
Qui pourra jamais mesurer l’étendue des ravages de cette crue-là, crue de malheur, de désespérance, crue de tous les jours, de tous les instants. Alors que l’autre aura depuis longtemps cessé, celle-ci ira toujours, augmentant en intensité et en étendue. Dans l’immensité de la tâche, que les efforts de quelques-uns paraissent petits!
Et pourtant, que Dieu me garde d’être injuste envers Lui. N’est ce pas Lui qui de tout temps a suscité de vaillantes phalanges d’hommes et de femmes au cœur dévoué, à l’âme illuminée par la vision céleste, qui vont par le monde, VÉRITABLES DIGUES DE PRÉSERVATION.
Ils vont, cherchant à faire matériaux de tous ceux qui sur leur route peuvent encore être arrachés à temps au flot meurtrier.
Si l'humanité dans son ensemble ne se passionne pas pour ce travail de sauvetage si grand, si noble pourtant, si elle n’envoie pas ses équipes de guerre, qu’importe, en avant!
Le Roi des Rois, le Maître dirige Lui-même Sa petite troupe.
Lui seul peut enrayer le mal, arrêter la crue, mais II peut le faire. MAIS IL LUI FAUT DES SAUVETEURS!
Pourquoi, dès lors, si peu d’enthousiasme et d’assurance. Ne pousserons-nous pas dès maintenant le cri de la victoire certaine qui serait aussi le cri de ralliement.
IL NOUS FAUT DES SAUVETEURS, PLUS DE SAUVETEURS.
Le monde en a besoin. Le fleuve est démonté, la tempête fait rage. Mais courage! Les barques appartiennent au Pilote qui toujours sait conduire à bon port quels que soient les écueils I On appelle
Au secours!
Le flot monte, les âmes périssent.
Le Pilote Lui même vous demande.
NE RÉPONDREZ-VOUS PAS?
C. du Ch.
En avant 1910 03 05
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