Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

EN AVANT

ET

CRI DE GUERRE

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L’ÉTERNEL SILENCE 

L’ÉTERNELLE NUIT


Ils étaient 40 qui, rue Saint-Jacques, marchaient sans mot dire, deux par deux, jeunes gens de 15 à 20 ans, sous la surveillance d’un maître qui de son côté ne s'adressait à eux que par gestes, car ces 40 étaient des sourds-muets.

Et de les voir, yeux grands ouverts, interrogateurs et pensifs, aller ainsi, pauvres infirmes, marqués dès la naissance par le malheur, un serrement de cœur vous prenait pendant que l’esprit était ému de la fatalité qui le savait ainsi marqués à jamais. Car enfin pourquoi eux plutôt que d’autres, plutôt que moi?

Quel crime avaient-ils commis pour se voir privés dès le berceau peut-être, de ces deux sens de l'ouïe et du langage qui nous sont si indispensables et dont ils ne connaîtront jamais les avantages?

Et pendant que je me posais ainsi ces questions en regardant disparaître sous les voûtes de leur asile, hôpital de l’Abbé de l'Épée, tous ces infortunés à qui la noble charité de ce grand philanthrope a pu si généreusement adoucir les horreurs de leur lamentable destinée, d’autres images s’arrêtèrent devant mes yeux c’était celles de ces autres misérables auxquels le sens de la vie n’avait pas été accordé et qui eux connaissaient l’éternelle nuit pendant que leurs frères en infortune connaissaient l’éternel silence.

Et plus je creusais ce problème angoissant: Pourquoi sur eux ces maux qui pèseront sur eux toujours — sans espérance de jamais connaître ici-bas un autre sort, je sentais mon esprit se pénétrer de ceci:

Qu’une mystérieuse loi fait peser sur la descendance les fautes trop graves des parents qui par égoïsme, dur été de cœur, farouche résistance à la voix de Dieu qui est ainsi la voix de l’humanité souffrante, préférèrent assouvir leur cupidité, leur passion propre quelle qu’elle fut, que de suivre les voies de la justice...

Ne sont-ce pas ceux-là qui donnèrent naissance à ces malheureuses créatures dont mon esprit était à cette heure occupée et sur qui s’était étendu, comme un voile, une nuit éternelle, un éternel silence?

... Malgré moi, et à cause de ce rapprochement de leur sort avec celui qui avait été le sort de leurs ancêtres peut-être, l’histoire du péché originel, m’apparut avec une vive clarté... et sous cette «gende» transmise d’âge en âge, m’apparut plus saisissante que jamais, la loi de la réciprocité.


* * *


«Fais aux autres ce que tu voudrais qui te sois fait».

... Ils pouvaient l’avoir fait jusqu'alors les deux Saintongeais qui pleurent depuis 15 ans à leur foyer désert, l’unique enfant qui était leur idole, mais voici un jour ce que je vis sous leur toit.

Ils avaient un locataire dont le terme était échu et qui, empêché par maladie, ne put alors les payer. il vint suppliant, embrasser leurs genoux et promettre que si on lui accordait un délai, il pourrait bientôt satisfaire à sa dette, mais qu’en ce moment, il ne le pouvait en aucune façon.

Il pleurait et priait en même temps, car son enfant était malade et sa femme se désespérait à l’idée que s’il fallait sortir de la chambre où la fièvre le minait c’était pour lui la mort prochaine.

Et les deux Saintongeais furent sourds à la prière et aux supplications du malheureux père... les deux. Mais surtout la femme ne fléchit en rien devant une telle angoisse. C’est elle qui demeura le plus obstinée dans le refus qui fut fait à l’homme en détresse. Il dut partir, le lendemain.

Je ne sais si l’enfant mourut. Mais en tout cas, il pouvait mourir et devant Dieu, ce dut être tout un.

Les années passèrent, 5, 10 ans et plus. Le fils unique des deux paysans avait accompli son service militaire. Il était fiancé à une belle jeune fille du pays. Tout était prêt pour les noces....

Tout.... Sauf le décret que le Maître des hommes et des choses tient dans ses mains. La veille du mariage, le fils de ces Saintongeais fut saisi de la fièvre typhoïde.... Huit jours après tout ce qui avait été de lui, force, santé, jeunesse et vaillance avait été glacé et flétri à jamais par la mort.

J’avais connu cet enfant, je l’avais aimé, j’avais été attendrie toujours par l’ardente tendresse que ses parents avaient pour lui.... À la nouvelle de sa mort, je courus malgré la distance qui me séparait d’eux auprès de sa famille éplorée. Déjà son corps avait été rendu à la terre et quand j’arrivai, la désolation qui régnait sous le toit où il ne vivrait plus, me saisit de tristesse... La tête dans ses mains, debout, muet, comme la statue du désespoir, le père, au coin de sa cheminée sans feu, tirait de temps à autre de sa poitrine oppressée, un long et déchirant soupir tandis que sa femme, accroupie auprès du lit vide de son fils bien-aimé s’exclamait avec des sanglots qui me faisaient un mal affreux:

«Mon Dieu! Mon Dieu! que vous avais- je fait! et pourquoi m’avez-vous abandonnée?»

Je ne sais pourquoi à ce moment, le souvenir de ce père qu’elle avait jadis repoussée si durement au temps de sa prospérité me revint à l’esprit avec une force de plus en plus persistante.

LUI AUSSI IL AVAIT UN FILS À SAUVER! ET ON L’AVAIT REPOUSSÉ.

Et sa malédiction avait retenti derrière lui sur le seuil qu’il avait franchi en suppliant et qu’il abandonnait en désespéré!...

Et maintenant sur ce même seuil, régnait l’éternelle nuit de la mort et avec elle l'éternel silence qui sort des tombeaux!

Seigneur qui dira tes voies!

Qui prêchera assez tes enseignements?

Qui sait sur laquelle des générations des hommes pèse la malédiction que s'attirent ceux qui ferment l’oreille à ta voix et les yeux à tes lumières Seigneur! garde-nous, garde ceux qui nous sont chers! (et tous les hommes, tes enfants nous sont chers), garde-nous tous.

De l’éternelle nuit

De l’éternel silence!

Dimanche, 6 février.

Line Gallia.

En avant 1910 02 19



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