QUELQUES PAGES DE MA VIE
MON PREMIER CORPS – UNE HISTOIRE D’IL Y A VINGT ANS.
Par la Commissaire
C’était un mardi. Ma Lieutenante et moi venions de fixer nos visites de l’après-midi quand un télégramme me fut remis. Il venait de Lyon où l’Armée n’avait pas encore de Corps et me demandait de rencontrer le train de Paris l’après-midi. Ce télégramme était signé Peyron. J’étais alors en charge du Corps de Valence, mon premier Corps.
Le combat y était difficile et un «spécial» était un événement rare.
Je savais que M. Peyron (aujourd’hui le Brigadier Peyron) était un riche négociant du Midi de la France qui ayant été abondamment béni et inspiré par le moyen de l’Armée du Salut, était entré dans ses rangs et consacrait tous ses biens et son influence à répandre le salut dans sa belle patrie, mais je n’avais pas encore eu l’occasion de le rencontrer. Aussi fut-ce avec des sentiments bien divers que je me hâtai vers la gare.
«Sans doute il a l’intention de s’arrêter pour huit jours à Valence comme il l’a fait à Lyon afin d’y tenir des réunions de salut, pensai-je. S’il en est ainsi, comme je le désire, j’aurais aimé avoir le temps d’annoncer ces réunions et de faire tous les préparatifs voulus.»
Mais le train entrait en gare. M. Peyron en descendit plein de joie, me salua cordialement et immédiatement, sur place, il se mit à me faire une description imagée de sa visite à Lyon, des expériences qu’il y avait faites et des résultats bénis que Dieu avait donnés à son travail.
Un cas spécial semblait avoir fait sur lui une profonde impression. Aussi entra-t-il dans les détails à ce sujet avec une frappante exactitude si bien que ceux-ci impressionnèrent mon esprit tout autant que le sien.
Je ne fis aucune question à M. Peyron sur ses plans, je ne suggérai pas même qu’il pourrait s’arrêter chez nous et finir l’histoire en route, je me tenais seulement devant lui l’écoutant émerveillée. Quelques minutes seulement s’étaient écoulées quand le cri: En voiture! retentit M. Peyron me donna à la hâte une poignée de main, monta lestement dans le train et avant que j’aie eu le temps de me remettre de ma surprise, celui-ci filait vers sa destination.
Stupéfaite, je restais comme figée sur place regardant le train disparaître. Pourquoi M. Peyron m’avait-il télégraphié de le rencontrer au train?
Était-ce réellement pour me raconter cette histoire ou bien avait-il quelque autre chose à me dire pour laquelle il n’avait pas eu le temps?
Le vendredi soir arriva et avec lui la réunion qui était ce jour-là exclusivement réservée aux amis et convertis. C’est pourquoi mon attention fut spécialement attirée par un monsieur, grand, fort, bien habillé, qui persistait à se tenir debout pendant la prière tandis que tout le monde était à genoux.
À la demande que je lui fis de vouloir bien s’asseoir ou s’agenouiller, il m’expliqua qu’il était protestant et que s’il était resté debout c’était pour montrer son respect pour la prière. Il consentit alors à s’asseoir et la réunion se poursuivit sans autre incident.
Le lendemain matin, comme nous étions, ma Lieutenante et moi, assises pour déjeuner, on frappa à la porte. J’ouvris, et je me trouvai en face du monsieur de la veille, qui me glissa un billet dans la main et disparut à la hâte. Sur ce billet, l’auteur demandait qu’on voulût bien prier pour lui afin qu’il pût «naître de nouveau» pendant les trois jours qu’il avait encore à rester dans la ville! Nous laissâmes de côté notre déjeuner, et, tombant à genoux, nous plaçâmes cette lettre devant Dieu, demandant instamment que cette âme soit gagnée pour son Royaume.
* * *
À la réunion du dimanche soir suivant, dès que l’invitation fut faite aux inconvertis de se donner à Dieu, notre homme se leva et vint au banc des pénitents. Là, il lutta avec acharnement; ses prières étaient interrompues par les sanglots, et cela pendant une heure, tandis que, cherchant à l’aider, je lui expliquais le plan du salut aussi clairement que possible, avec toutes ses conditions, le suppliant de faire un plein abandon, m’efforçant de découvrir quelle pouvait bien être la difficulté qui bloquait le chemin.
Mais tout ce qu’il pouvait faire était de soupirer et de gémir:
«Oh! mes péchés ! mes péchés ! Quel misérable j’ai été!»
Enfin, après beaucoup de luttes et bien des prières pleines de foi, la lumière jaillit dans cette âme enténébrée et liée par le péché. Il se dressa de toute sa hauteur, respira à pleins poumons et s’écria: «Loué soit Dieu! je l'ai!»
Alors soudain, il tira sa montre, et une ombre de regret couvrit son visage quand il vit l’heure.
«Trop tard pour télégraphier à Lyon, ce soir! Pourtant, j’aurais aimé que ma femme sût cela tout de suite!»
Instantanément, comme dans un éclair, je compris. D’un bond, les diverses parties de cette histoire se joignirent, et je vis le tableau dans toute sa beauté! Levant les yeux pour regarder mon homme en face, je lui dis:
«Votre femme a prié pour vous pendant onze ans; elle a encore sa mère qui vit avec vous dans la même maison. Vous n'avez pas d’enfants! Vous avez été un ivrogne, gaspillant votre argent et votre temps et rendant la vie misérable et presque impossible à votre femme et à sa mère.»
Il restait là interdit, sans proférer une parole jusqu’à ce que je m’arrêtai; il hasarda alors: — «Mais comment me connaissez-vous?»
— «N’est-ce pas la vérité que je vous ai dite?» demandai-je.
— «Oui, tout à fait. Mais dites-moi comment vous la connaissez. Je ne vous ai jamais vue avant vendredi dernier, et c’est la chose la plus étrange du monde que je sois venu à votre réunion. Savez-vous comment j’en ai eu l’idée?
Ma femme ne sait pas du tout que je suis à Valence, car jamais je n’ai pris la peine de lui dire où j’allais. J’ai été envoyé ici par mon patron pour aménager un magasin qu’on doit ouvrir; je ne suis arrivé que mardi et j’ai pris une chambre dans un petit hôtel. Il était passé minuit, quand une bande de voyous passant fit un tel bruit qu’il était impossible de dormir: et, l’un des sujets dont ils s’entretenaient était l’Armée du Salut racontant comment ils avaient ennuyé les Officières, cassant les vitres, brisant les bancs, et ainsi de suite. Ils se réjouissaient tumultueusement de ce qu’ils avaient fait.
Mais moi, j’étais désorienté.
«L'Armée du Salut! Je n’avais jamais entendu parler de cela avant... Qu’est-ce que cela pouvait bien être? Il y a l’armée française, l’armée allemande! Mais ces gens ont parlé de femmes officières! Qu’est-ce que cela pouvait bien être?»
Je résolus d’aller voir par moi-même. De ce qu’avaient dit ces gens, j’avais conclu que n’importe qui pouvait être admis à la réunion, mais en arrivant à la porte je trouvai que l’entrée était par carte et que seuls ceux qui étaient connus pouvaient entrer. Pendant un bon moment celui qui gardait la porte me refusa énergiquement l’entrée, mais après que j’eus plaidé et promis de me bien conduire il me laissa passer. C’est ainsi que je suis venu vendredi.
Et dire que maintenant je suis sauvé! Est-ce possible? Oh, que Dieu est bon! C’était maintenant mon tour d’expliquer.
Je ne vous dirai pas exactement ce que je dis à mon nouveau converti, mais vous êtes peut-être aussi désireux qu’il l’était lui-même de savoir comment j’avais eu connaissance de son passé. Écoutez donc:
Lorsque j’avais rencontré M. Peyron à la gare de Valence, celui-ci m’avait dit qu’à la fin de sa campagne de Lyon une femme lui avait demandé de prier pour son mari donnant sur lui les détails cités plus haut.
«C’est un si terrible ivrogne, avait-elle ajouté, en terminant, que je vis dans la crainte continuelle qu'on me le rapporte blessé mortellement ou qu’un télégramme ne m’annonce qu’il est tombé dans la rue dans un accès d’ivresse et qu’une voiture l’a écrasé.»
«Prier pour votre mari» avait répondu M. Peyron, «jamais! Je ne veux rien avoir de commun dans cette affaire.»
Surprise et désespérée, la femme avait protesté:
«Mais vous nous avez engagés à prier et insisté sur la valeur de la prière. Pourquoi ne voulez-vous pas prier pour l’âme de mon mari?»
«C’est se moquer de Dieu que de prier comme cela avait répondu M. Peyron solennellement. Vous me dites que vous avez prié pour la conversion de votre mari pendant toutes ces années et que vous vous êtes EN MÊME TEMPS attendue à ce qu’on vous le ramène mort à la maison.
Je vous répète que c’est se moquer de Dieu que d’agir ainsi. Je ne puis participer à une telle action.»
Saisissant enfin ce que M. Peyron voulait dire, et serrant dans son cœur la leçon qu’elle venait d’apprendre, la pauvre femme promit avec larmes qu’elle bannirait son incrédulité et commencerait le soir même à prier avec foi; M. Peyron promit d’en faire autant.
Ceci se passait le lundi soir.
Le dimanche suivant, dans une salle de l’Armée du Salut située dans une ville qu’elle ne connaissait pas, son mari qui ignorait totalement l’incident de Lyon, se détournait de son mauvais chemin et se jetait dans une réelle repentance aux pieds de Son Sauveur.
Quel contraste frappant cela faisait entre la prière qui n’était qu’un simple désir et non une ferme attente, et qui pendant onze ans, n’avait rien produit et la prière de la foi qui en moins d’une semaine avait accompli de si grandes choses.
Le lendemain du jour où le héros de notre histoire s’était donné à Dieu, il avait envoyé un télégramme à sa maison, à Lyon. Sa femme le saisit en tremblant craignant de briser le cachet.
«Juste comme tu le supposais, lui murmurait le diable. Il a été tué enfin. Ne savais-tu pas que cela devait arriver?»
«Aide-moi dans mon incrédulité, Seigneur, demandait-elle intérieurement, luttant pour résister au diable. Elle ouvrit alors son télégramme et lut ce qui suit:
«Sauvé! Gloire à Dieu. Lettre suit».
De nouveau le Tentateur essaya de lui souffler: «C’est encore une nouvelle plaisanterie de ses compagnons de plaisir qui ont entendu parler de tes prières».
Mais se rappelant une fois de plus sa promesse à M. Peyron, elle s’écria:
«Seigneur aide-moi à croire jusqu’à ce que la lettre arrive».
La lettre vint apportant confirmation de la joyeuse nouvelle qui ne lui laissait plus aucun doute et bientôt après l’heureux converti lui-même arriva et une vie nouvelle commença pour le mari et la femme.
Les cafés qu’il avait l’habitude de fréquenter, il les visita de nouveau, mais cette fois dans un tout autre but. Il y allait inviter ses anciens camarades de péché à venir aux réunions de l’Armée du Salut qui se tenaient dans sa propre maison. Il témoignait devant tous de l’œuvre merveilleuse que Dieu avait faite dans son âme et beaucoup de fruits bénis furent le résultat de ce modeste commencement.
Quatre ans plus tard, alors Capitaine d’État-Major, je vins de Genève visiter le Corps de Lyon en qualité d’interprète d’un continrent d’Officiers en route pour les Indes. À la porte de la salle, je rencontrai la femme de mon converti de Valence qui désirait ardemment voir et remercier l’Officière qui avait été le moyen de la conversion de son mari. Le cœur plein de reconnaissance, elle me dit comment Dieu les avait bénis, et comment son mari avait prouvé par sa vie la transformation qui s’était opérée en lui ce soir-là.
* * *
Les années passèrent et avec elles étaient survenus les changements que le temps apporte toujours avec lui. La veille de partir pour le sud de l’Afrique où nous devions nous rendre à cause de la santé de mon mari, gravement compromise, je fis halte à Paris.
Une Officière supérieure de l’Armée m’ayant priée de l’accompagner dans une visite, je me rendis dans un somptueux hôtel des Champs-Élysées. Bien que je n’eusse que vingt-quatre heures pour faire mes préparatifs de départ et assister à ma réunion d’adieu, j’avais accepté cette proposition. Mais ce détail avait sa place dans le plan de Dieu.
En entrant dans la maison où je devais faire cette visite, je fus aperçue par le concierge qui était... mon converti de Valence! Inutile de vous dire qu’il prit ses mesures pour venir à ma réunion d’adieux. À la fin de celle-ci, il vint vers moi tout rayonnant de joie et me dit:
«Je vous ai vue cette après-midi et immédiatement un ardent désir m’est venu de vous voir encore une fois et de vous dire qu’à travers ces douze années Dieu m’a gardé sauvé et que je me réjouis toujours plus dans son amour».
En avant 1904 12 17
Table des matières |