Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

EN AVANT

ET

CRI DE GUERRE

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UNE VISITE AUX BAS-FONDS DE PARIS

(fin)

Partie 1 - Partie 2

Il en est une que je tiens encore et bien particulièrement à signaler. Cette fois en fait de bas-fonds c’est au septième étage. L’ascension faite, nous arrivons dans un galetas, prenons un petit couloir au bout duquel nous arrivons tout en rampant presque sous les solives de la soupente, à la porte très basse.

À terre, j’aperçois quelques ustensiles de ménage: un réchaud enfumé, une vieille cafetière, un pot ébréché. «C’est ici qu’elle fait sa cuisine, me dit une des officières, car, depuis 7 ans qu’elle habite ce réduit, jamais elle n’osa y allumer de feu, de crainte d’étouffer, car elle n’a pas même de lucarne pour donner un peu d’air

Nous frappons. Comme personne ne répond, elle continue: «Chaque fois que nous venons la voir j’ai quelque appréhension, me demandant si nous allons la retrouver en vie. Elle est abandonnée à un point tel que si nous ne la suivions régulièrement elle passerait sans que personne même dans la maison ne s’en occupât ou ne s’en doutât. C'est un fruit de nos réunions du soir et une âme si riche? Vous allez voir.»

Elle frappe encore. Percevant cette fois un faible vagissement, nous entrons en nous baissant bien bas sous le linteau de la petite porte. Par une plaque de verre enchâssée sous les tuiles, un faible jour éclaire le pauvre intérieur.

C’est un coin de galetas séparé par une cloison de planches, le plafond que partout on touche de la tête est formé par le toit dont l’inclinaison descend jusqu’au plancher. À la paroi est adossé un grabat pas plus grand qu’un berceau, et sur le grabat est assise une petite vieille.

Son visage aux traits fins et réguliers, a conservé malgré les rides, maint vestige de sa beauté première. Elle tousse et l’asthme l’oppresse; cependant, un sourire court sur sa bouche mignonne, et ses yeux ont encore des rayonnements de jeunesse.

«Ah! c’est vous! fait-elle d’une voix faible et cassée. Comme vous êtes gentilles. Vous n’oubliez jamais la pauvre vieille.»

«Comment oublier grand-maman, voilà qui serait gentil, répondent les officières en baisant au front la douce vieille

L’Enseigne qui d’un coup d’œil circulaire a déjà scruté l’étroite pièce, continue:

«Comment, grand-mère, vous n’avez plus de lait, pas de café, et vous ne dites rien!» Alors, toujours alerte, elle s’en va dégringolant tous ces étages en quête de provisions. Elle revient bientôt les bras surchargés de paquets de toutes formes, puis, s’asseyant à terre au pied de l’aïeule et saisissant sur un escabeau la vieille bible tout usée, aux feuillets jaunis, aux coins froissés, elle commence à haute voix la lecture splendide du psaume 23e. Les mains jointes, la tête relevée avec le regard plongé dans l’invisible elle écoute et la parole monte distincte et pure: «L'Éternel est mon berger, je n'aurai point de disette.»

«Oh oui, mon berger..., l'Éternel est mon berger, répète la douce grand-mère de sa voix toute cassée, croyant parler en elle-même, et je n'aurai.., plus... de disette...»

«Il me fait reposer dans des parcs herbeux, il me mène le long des eaux tranquilles.»

Ah oui: des... parcs herbeux!... des eaux... tranquilles... comme c’est bien ça! Il restaure mon âme, il me conduit dans les sentiers de la justice à cause de son nom. C’est vrai... Il le fait... Il restaure mon âme.»

«Même quand je marcherais dans la vallée de l'ombre de la mort, je ne craindrais aucun mal, car tu es avec moi.

«Oh! écoutes, que c’est beau: tu es avec moi, c’est vrai... mon Jésus, tu es avec moi, avec une vieille comme moi! N’est-ce pas... que c’est beau... tu es avec moi! Non, non, je n’ai pas peur!»

Et son visage s’épanouit, le faible rayon de lumière qui tombe du toit l’illumine, faisant scintiller les larmes qui perlent dans ses yeux. Ainsi la lecture continue, toujours interrompue. Mais quand, avec une légère émotion dans la voix, l’enseigne arrive au dernier verset:

«Et j'habiterai dans la maison de l'Éternel pour longtemps!» Alors, la prière, avec peine contenue, s’échappe et monte en un vol sublime impossible à redire. Dans ce pauvre corps stigmatisé par les fatigues de la vie, l'âme épanouie a déjà les frémissements d’ailes précurseurs de l’essor suprême.

Comme la femme de Béthanie brisant son amphore d’albâtre, son unique trésor, en versait le parfum précieux sur les pieds de Jésus, de même, elle verse aux pieds de son Sauveur tous les trésors de son âme.

Elle parle à son Dieu et son Dieu lui répond.

On se sent en présence de quelque chose de réel et de grand, quoiqu’invisible. Quand elle s’arrête, le silence est émouvant, tel un souffle étrange qui passe après le fracas d’un orage. Puis, il se fait un grand calme. Et le brouhaha de Paris, de Paris la grande ville, arrive, à peine perçu, comme le roulis d’une mer lointaine, domptée, et comme craignant de troubler la grande paix qui descend dans cette mansarde.

Mais je m’arrête et je résume. J’ai rapporté de cette trop courte visite dans ces milieux une impression profonde, d’admiration d’abord au spectacle grandiose entre tous, des vies toutes d'héroïque dévouement et de pur sacrifice de ces officières. Messagères d’espérance, elles laissent partout, après elles, dans cette nuit profonde, un sillon de lumière bienfaitrice, du pain dans les mains, des rayons dans les yeux et l’espoir au cœur.

J'ai entrevu, comme en une vision sublime, cet amour que pratiqua le Christ et qui, pour moi, résume à lui seul la solution de la question sociale comprise en ces mots:


«Tu aimeras ton prochain comme toi-même


Cet amour, qui est la synthèse de toutes les hautes qualités morales, ne vivant que du bonheur des autres, sans préférences, ni passagères, ni permanentes, il est le triomphe de la volonté sur tous les dégoûts, sur l’instinct et sur la nature.


Voilà l’idéal vers lequel chacun doit marcher, car la lutte est gigantesque; elle exige la coopération de tous.

La tienne, lecteur, qui te piques d’athéisme; car ces milliers d’enfants qu’il faut soustraire à la corruption des milieux, ces milliers de femmes perdues qu’il faut arracher à l’iniquité, ces ivrognes qu’il faut rendre à leurs familles par le grand principe qui nous lie, CE SONT TES FRÈRES, CE SONT TES SŒURS.

La tienne surtout, lecteur, qui te réclames du Christ. Sache que le servir ce n’est pas se complaire en une contemplation béate et mystique de son image, mais bien LE SUIVRE ET DESCENDRE AVEC LUI AUX ABÎMES DE LA MISÈRE POUR Y SOULAGER L’HUMANITÉ SOUFFRANTE. Si non, quand sonnera l’heure des rétributions finales, l’accusation terrible retentira: «J’avais faim et vous ne m'avez point donné à manger, j'étais nu et vous ne m'avez pas vêtu, en prison et vous ne m'avez pas visité.»

Lecteur, qui que tu sois, si tu es un homme, secoue ta torpeur, prends rang parmi les lutteurs de cette noble cause. Si non, aide du moins ceux qui meurent pour elle. Ainsi tu deviendras bon, car tu seras utile.

A. Rollier,

Médecin Interne.

En avant 1899 05 20


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