Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

EN AVANT

ET

CRI DE GUERRE

----------

ÉPAVES HUMAINES


Nous sommes heureux de placer sous les yeux des lecteurs de l’En Avant une étude sérieuse, résultat d'observations personnelles sur l’une des faces d’un des problèmes sociaux qui préoccupent à juste titre les sociologues, les philanthropes et simplement tout homme de cœur, je veux dire la grave et complexe question du paupérisme. Cet article a paru dans le Morning Post sous la signature d’un des plus grands journalistes anglais.

Certes, nous ne pensons pas que ce soit là le remède à l’extinction de ce fléau social; nous sentons très bien que ce n’est qu’un moyen d’adoucir les souffrances de ces déshérités; une étude même sommaire, de la question nous entraînerait hors des limites de cette brève introduction qui n’est destinée qu’à dissiper un malentendu ou une fausse interprétation de nos principes.


* * *


Tout lecteur impartial le comprendra en voyant les réserves de l’Armée du Salut lorsqu'on lui proposa d’agir. Toutefois nous serions heureux si quelque personne, ignorant la gravité du mal en vivant égoïstement sans songer à ce problème de la souffrance, était amenée à réfléchir et à partager avec ceux qui n’ont rien les biens dont elle jouit en abondance.

Mais ce que nous voudrions, c’est attirer l’attention de tous sur ce grand principe fondamental de L’Armée du Salut, profondément moralisateur, qui est d’atteindre l’individu dans son cœur, dans sa conscience, de l’aider à se relever par le travail à changer non seulement ses conditions extérieures, mais ses conditions de vie morale et à le relever à ses propres yeux et aux yeux de la société, en lui donnant la dignité et le respect de lui-même.

Ce qu'il faut surtout noter très spécialement, c’est que tout individu ainsi transformé et régénéré devient pour d’autres un exemple et un instrument de relèvement et est ensuite employé au sauvetage de ses frères.

Je viens de voir le plus étrange spectacle qu’il soit possible de contempler dans tout Londres — étrange dans sa genèse, étrange dans ses circonstances et plus étrange encore dans ses éléments constitutifs si confus et si divers.

Celui qui veut voir ce spectacle doit d’abord se tenir éveillé jusqu’à deux heures du matin et, à cette heure, prendre sa route à travers Londres désert. Cela vaut la peine de se déranger, la peine de rester éveillé, même dans le froid et le brouillard, par ces tristes nuits humides, pour voir cet étrange spectacle.


Imaginez d’abord que vous vous êtes par hasard attardé la nuit dans un café-chantant, quelque lieu mystérieux de plaisir qui ouvre ses portes aux heures tardives.

Remarquez une porte avec un battant ouvert et là, une lumière à l’intérieur, de la chaleur et une impression de gaieté. Au milieu de la rue, dans la lueur de la porte ouverte, se tiennent les agents de police avec leurs casques où ruisselle la pluie et leurs lourdes pèlerines d’où elle s’écoule en globules brillants.

Depuis la porte, dans l’ombre de l’étroite rue sombre se déroule dans l’humidité une file interminable d’hommes et de femmes qui font queue, attendant dans la pluie, — l’ouverture des portes!

Quel étrange endroit de réjouissance est-ce ici, dites-vous?

Quelle est cette attraction monstre qui peut ainsi tenir ces gens trempés jusqu’aux os, hors de leurs lits à deux heures du matin par une froide et humide nuit d’hiver?


Eh bien, l’attraction, c’est tout simplement un bol de soupe et un morceau de pain qu’ils mangent là dehors dans la rue, dans le grésil et le froid, tandis qu’à l’horloge voisine sonnent deux heures.

Mais cette attraction monstre n’a pas gardé cette longue file d’hommes et de femmes hors de leurs lits, car ILS NE POSSÈDENT PAS DE LITS; ils n’ont pas les 0fr.50 (en 1904) indispensables pour se procurer à l’asile le souper, le lit et le déjeuner.

ILS SONT ABSOLUMENT SANS RESSOURCES; les épaves de cette grande cité, déclassés, rejetés, désespérés, sans secours, abandonnés de tous dans la plus grande ville du monde. Il vaut la peine d’étudier la question, car ce sont des épaves authentiques de la société.

Cette longue file humaine trempée de pluie est le déchet réel et honnête de l’humanité; le fait même de leur présence ici le prouve, et c’est ce qui fait l’intérêt de la situation.

Vous savez combien c’est difficile, quand vous voulez venir en aide à un mendiant, de savoir si vous secourez quelqu’un qui en a réellement besoin.

Cette difficulté s’était présentée à quelques membres du «Stock-Exchange», qui souhaitaient vivement de faire quelque chose pour adoucir les extrêmes souffrances des pauvres de Londres pendant, l’hiver cruel.

C’étaient des hommes sagaces et ils virent que quand LE FAUX-MENDIANT seul aidé et qu’il n’y avait que le malheureux qui a vraiment besoin, qui serait laissé dans la rue.

Personne ne resterait hors de son lit pour se promener dehors, par ces froides nuits, pour le plaisir de le faire, et la fabuleuse misère en haillons ne se plaint pas de donner ses 0 fr. 50 pour souper, coucher et déjeuner le lendemain matin.

Aussi à 2 heures du matin, alors que toutes les portes des refuges sont fermées, pouvez-vous être sûrs que tous ces pauvres diables en haillons que vous rencontrez dans les rues sont affamés, sans domicile et sans argent.

En aidant ces gens, les courtiers du «Stock-Exchange» sentaient qu’ils feraient quelque chose de bien: aussi souscrivirent-ils une somme d’argent, la portèrent à l’Armée du Salut, à ce Corps extraordinaire d’experts en matière de souffrance et de dégradation morale pour l’administrer dans ce but.

Au premier abord, l’Armée du Salut craignait, car sa méthode est de ne rien donner sans travail, et cette proposition semblait aller à l’encontre de ses principes. Mais à la fin la difficulté fut levée, et nuit après nuit des hommes dévoués distribuent de la nourriture aux affamés pendant les mois d’hiver, de deux à trois et même quatre heures du matin.


Je les ai vus à l’œuvre et je ne pourrai jamais l’oublier.

Quand la nourriture est prête pour la distribution, le premier homme de la file s’avance, reçoit un bol de soupe fumante des mains d’un Officier, un morceau de pain d’un autre, se sert lui-même une pincée de sel dans une boîte suspendue au bec de gaz, traverse la rue et va dans un chantier en face commencer à manger.

Le second homme avance, puis le suivant et ainsi de suite, jusqu’à ce que le hangar soit plein et même la rue, pendant que les Officiers qui font ce travail, vont recueillir les bols vides qui sont remplis à nouveau pour ceux qui sont encore dehors, attendant leur tour.

Parfois quinze et seize cents personnes sont ainsi nourries de cette manière dans une seule nuit.


LE SILENCE DU BESOIN


Ce qui me frappa par-dessus toute chose pendant que se déroulait cette scène, ce fut l’absolu silence. De cette foule de gens affamés je n’entendis pas un mot s’élever. Je les étudiai pendant une heure, et je ne vis pas leurs lèvres s’ouvrir. Ils sortaient de l’obscurité, clignaient de l’œil dans la lumière, recevaient leur soupe et leur pain, se servaient eux-mêmes de sel et traversaient pour gagner le hangar opposé, — tout cela sans dire un mot.

Et là, dans ce chantier, se serrant les uns contre les autres pour avoir plus chaud, ils cassaient leur pain, buvaient leur soupe dans un parfait silence, — hommes de toute classe, de tout âge et de toute nationalité, sans aucune relation les uns avec les autres, si ce n’est LE LIEN DE LA SOUFFRANCE ET LA PARENTÉ DE LA FAIM.

Ce silence était aussi troublant que les cris du délirium.

Comme ils marchaient étrangement, ces voyageurs errants!

On eût dit qu’ils étaient effrayés de vivre, ou qu’ils eussent peur d’être vus. La tête baissée, les épaules comme s’ils eussent voulu essayer de couvrir et de protéger la poitrine, les cuisses faisant saillie, les mollets se dérobant et les pieds battant, battant, battant la boue des rues Ils semblaient avoir tellement froid, avec leurs mains dans leurs poches, le dos voûté, le nez bleu, le menton se secouant spasmodiquement, les dents s’entrechoquant derrière les lèvres, et ce faible battement des pieds mal couverts sur le pavé humide — afin de se réchauffer!

Je vis des hommes qui étaient réduits à cette extrémité depuis des années — des gens dont les habits semblaient plus minces qu’une feuille de papier. J’en vis d’autres qui venaient seulement de poser leurs pieds au fond de l’abîme — grands, gros, avec des vêtements épais comme des ouvriers maçons, avec des mentons rigides, têtes droites, et un regard majestueux dans les yeux. Ils sortaient de l’obscurité fièrement et portaient leur soupe pour gagner le hangar avec un regard de triomphe dans les yeux, tel un prêtre portant un calice.

Tromper le boulet de la réalité donne à ces hommes UN FIER REGARD POUR UN CERTAIN TEMPS.

Des étrangers se trouvaient aussi là.

Bizarres tableaux des journaux comiques: burlesques poètes à la longue chevelure, chapeaux mous. Capes et barbes à la bohémienne. Hommes petits, à peine cinq pieds, avec le nez crochu, les joues pâles et les yeux brillants, ayant un peu l’allure de libertins et me provoquant, moi le spectateur, avec des yeux arrogants. Plus loin, quelques hommes qui avaient été des «gentlemen» J’ai parlé avec l’un d’eux, beau jeune homme qui sait sept langues et a vu le monde.


LES FEMMES


Il y avait aussi des femmes là, mais, Dieu merci, bien peu. En ayant regardé une, je n’eus plus envie devoir les autres. J’essayai de me persuader à moi-même que la science chrétienne est vraie et qu’il n’y a pas de diable et pas de laideur, pas de dégradation, et que les terribles corps s’enflammant avec le péché et s’enlaçant et se tordant avec le mal ne sont que de folles créations nées dans l’esprit; des mortels.

Je pense que la femme ainsi descendue est ce qu’on peut voir de plus triste sur la terre.

Quand ces milliers d’affamés se furent dispersés soit pour aller dormir dans les parcs ou sous les arches des ponts, soit pour arpenter les rues toute la nuit, je me mis à causer aux Officiers de l’Armée du Salut qui avaient présidé à cette étrange fête procurée par le «Stock-Exchange». Je trouvais qu’ils étaient tous des hommes qui avaient une fois passé par cette même expérience. Deux avaient été en prison, l’un d’eux me montrait une cicatrice à travers sa poitrine, rappelant sa tentative pour faire ce qu’Hamlet craignait de faire, et chacun avait son histoire de boisson, de prison, de rues ou de besoin.

Je ne pus m’empêcher de faire des réflexions d'abord sur la sagesse de l’Armée du Salut qui utilise ces hommes à servir justement ces déclassés, et ensuite sur la puissance miraculeuse qui, en un clin d’œil, peut transformer un buveur invétéré en un chrétien propre, sobre, s’oubliant lui même et rempli de joie.


Comme je retournais à mon club en passant par le Strand brillamment éclairé, les arroseurs poussaient la boue dans les ruisseaux, et remettaient les rues en bon ordre, fraîches et propres pour un jour nouveau.

L’Armée du Salut qui abrite chaque soir et prend soin de milliers de pauvres, et en nourrit plus de 10,000 par jour en cherchant à les relever par le travail, compte en France six Oeuvres Sociales, dont quatre à Paris même.

Elle possède dans cette ville deux Hôtelleries populaires dont l’une pour hommes, située 33 bis, Rue de Chabrol, peut recevoir 225 personnes, et l’autre pour femmes au N° 10, Rue Fontaine-au-Roi, offre 160 places.

Ces Hôtelleries sont pleines chaque soir et ont des lits depuis vingt et trente centimes, jusqu’aux chambrettes plus confortables à 3 fr. 50 par semaine. Les besoins financiers de ces Oeuvres Sociales, qui sont loin de se suffire à elles-mêmes, sont très grands actuellement.

Nous faisons donc un appel à tous nos amis pour nous venir en aide en ce moment d’urgence. Prière d’adresser les dons.....

En avant 1904 02 06


 

Table des matières