Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

L’ÉGLISE

SOUS LA CROIX

* * *

Ramener le cœur des enfants vers les pères.

(Malachie, IV, 6.)

* * *

ARNAUD-DUPERRON

1750


Durant les deux années 1744 et 1745, la persécution sévit cruellement contre les protestants du Dauphiné. Le parlement de Grenoble ne prononça pas moins de cent soixante-quinze condamnations aux galères ou à d’autres peines infamantes.

Plusieurs femmes furent battues de verges par le bourreau;

un notaire fut destitué;

trente-cinq gentilshommes des familles de Richaud et de Bouillanne, qui habitaient la vallée de Quint, furent dégradés de leur noblesse;

on fit raser neuf maisons de religionnaires, dont l’une, celle d’Elie Sambuc, de Montjoux, – avait abrité pendant quelques heures un proposant;

seize personnes furent condamnées au bannissement,

et enfin, à deux mois d’intervalle, on vit se dresser, à Die, le 12 mars, et à Grenoble, le 22 mai 1745, le gibet de deux pasteurs de la province, Louis Ranc et Jacques Roger.

Un autre prédicateur, condamné à mort par contumace, abjura trois ans après devant la potence. Ce n’est pas sans tristesse que nous avons écrit son nom en tête de ces lignes. Comme on voudrait laisser dans l’ombre de pareils souvenirs! Mais les apostasies ont, elles aussi, leur enseignement; et celle d'Arnaud, en particulier, est bien faite pour nous rappeler cette parole du Seigneur: «Veillez et priez, de peur que vous ne tombiez dans la tentation.»

D’ailleurs, comme on l’a dit, «le remords des apostats repentants et leur profonde contrition ont été une des gloires du protestantisme, presque à l’égal du martyre


I


Arnaud était originaire du Vivarais, mais l’on ignore la date ainsi que le lieu de sa naissance. Il était à l’œuvre dans le Dauphiné, en 1745. Sous le nom de Duperron, il parcourait la province et présidait des assemblées aux environs de Valence.

L’une d’elles, qu’il tint au hameau des Bérards, près de Châteaudouble, fut surprise. Le jeune prédicateur, dont la tête était mise à prix, put s’échapper; mais plusieurs de ses paroissiens furent arrêtés par la maréchaussée.

L’un d’eux s’appelait Jean Breynat. C’était un humble cultivateur du hameau de Latube, paroisse de Châteaudouble, et les documents inédits, que nous avons pu recueillir sur lui, jettent un jour intéressant sur sa piété.

Arrêté le 27 mars, il fut conduit avec deux de ses coreligionnaires, nommés Bérard, de brigade en brigade, jusque dans les prisons de Grenoble. Ce fut le 19 avril qu’il comparut devant le commissaire du parlement, M. de Montard, et voici comment le prévenu raconte lui-même son interrogatoire:

«Interrogé voir qui m’avait arrêté, j’ai répondu: C’est les cavaliers.

Interrogé voir si je ne savais pas pourquoi on m’avait arrêté; j’ai répondu que non.

On m'a demandé voir si j’avais assisté aux assemblées.

Oui, monseigneur.

Où?

À Châteaudouble.

Avez-vous vu M. le châtelain avec son fils?

Oui, monseigneur; c’est ce qui m’a obligé d’y aller, croyant que le roi l’avait toléré; sans quoi je n’y serais point allé.

N’avez-vous pas entendu le châtelain, lorsqu’il dit: «Je vous consigne le ministre entre les mains,» à des messieurs Bérard?

J'ai répondu que non, et que je m’en étais allé.

On m’a demandé voir si je n’avais rien donné pour le ministre; j’ai répondu que non.

On m’a demandé si je savais où logeait le ministre; j’ai répondu que non, et voire si l’assemblée était dans mon fonds; j’ai répondu que non. Voilà tout ce qu’on m’a demandé.»

Le procès de Breynat traîna en longueur. Les prisons de la conciergerie ne tardèrent pas à s’ouvrir pour un autre accusé, autrement compromis, qui absorba toute l’attention des juges.

Nous voulons parler de Jacques Roger, le patriarche des Églises du Dauphiné, qui, arrêté le 29 avril aux Petites-Vachères, près de Die, dut subir plusieurs interrogatoires devant le parlement de Grenoble, et fut, le 22 mai, condamné à être pendu.

Quand ils apprirent cet arrêt, les autres prisonniers pour cause de religion éprouvèrent la plus vive douleur. N’était-ce pas lui qui, durant son long ministère, les avait environnés d’une sollicitude toute paternelle?

Il avait baptisé la plupart d’entre eux, et les avait tous édifiés dans les assemblées du Désert.

Roger traversa, à deux reprises, la cour de la prison pour leur faire à chacun ses adieux. Il les exhorta fortement à demeurer fermes dans la foi en dépit des tourments.

«Ils versèrent d’abondantes larmes,» racontent les relations du temps, «étant touchés surtout de le voir marcher à la mort avec tant de joie.»

Le récit de la fin triomphante du martyr vint, dans son cachot, encourager le fidèle de Châteaudouble à combattre, lui aussi, le bon combat de la foi. Sa détention se prolongeait, sans que rien lui en fit prévoir le terme; et sa famille était aussi impatiente que lui de connaître l’issue du procès. Voici ce qu’il écrivait à sa femme, le 30 juin, pour essayer de calmer un peu ses inquiétudes. Nous reproduisons le style naïf du prisonnier, en nous permettant toutefois de corriger son orthographe:

«Fait dans les prisons de Grenoble, le 30 juin 1745.

Ma chère épouse, j’ai appris que vous languissiez extrêmement de savoir de mes nouvelles, de peur que je ne fusse tombé malade. La présente est pour vous assurer de mes très humbles respects, et, en même temps, pour vous faire savoir que je me porte bien, par la grâce de Dieu. Je souhaite que vous soyez de même et toute notre famille. Je fais tous les jours des prières à ce grand Dieu, à ce qu’il lui plaise verser ses plus précieuses bénédictions sur vos corps, sur vos âmes, et qu’il veuille vous consoler dans toutes vos afflictions.

Je vous prie d’avoir toujours le soin de faire occuper nos enfants, tous les dimanches, à la lecture et méditation de la parole de Dieu. Qu’il lui plaise de vouloir bien exaucer toutes les prières que nous lui adresserons, au nom et par le mérite de Jésus-Christ, notre Sauveur, et de nous soutenir dans toutes nos afflictions. Pour ce qui nous regarde, nous sommes toujours les mêmes. Il n’y a que Dieu qui sache ce qui nous arrivera; sa volonté soit faite. Vous savez que, si on avait voulu me croire et qu’on ne se fût point assemblé dans notre paroisse, nous ne serions pas dans la triste situation où nous sommes; mais celui qui en est la cause en est exempt.

Je suis de tout mon cœur votre affectionné mari,

Breynat.»


Les semaines succédaient aux semaines sans apporter aucun changement dans l’état du prisonnier. Il écrivit encore plusieurs lettres à sa famille. Dans celle du 26 août, il disait à sa femme, avec une pointe de tristesse tempérée par la résignation:

«Je prie du plus profond de mon cœur ce grand Dieu, qui a fait le ciel et la terre, à ce qu’il lui plaise de me faire la grâce de me rejoindre avec vous, conjointement avec toute notre famille, en m’accordant ma délivrance.» Mais il ajoutait aussitôt: «Si telle est la volonté de ce grand Dieu.»

Il parlait aussi d’une lettre qu'il avait écrite à M. Borrel, notaire à Chabeuil. Il le priait de plaider sa cause auprès du premier président de Grenoble. Une telle démarche, si elle fut tentée, ne put aboutir. Le parlement ne se départit pas, dans cette circonstance, de sa rigueur ordinaire, et, par un arrêt du 30 septembre, comme nous l’apprend Antoine Court dans son Mémoire historique, Jean Breynat fut condamné au bannissement.

Ce fut à Genève, dans cette ville douce aux proscrits, qu’il alla chercher un asile. Quitter sa famille, son hameau natal, sa patrie, ce fut un coup bien terrible pour le cœur sensible de Breynat. Dieu, qui n’abandonne point ceux qui lui sont fidèles, le soutint dans cette grande épreuve, et il put répéter, après Blanche Gamond, son héroïque compatriote:

«Mes afflictions sont en très grand nombre, mais les consolations que Dieu me fournit sont encore plus grandes.»


II


Le parlement de Grenoble, qui n’avait condamné Breynat qu'au bannissement, condamna Duperron à mort par contumace, et le fit exécuter en effigie le 17 mars 1745, sur la place du Breuil, «pour avoir été dûment atteint et convaincu d’être prédicant et d’en avoir fait les fonctions dans la province du Dauphiné.»

À la suite de cet arrêt, et pour échapper à ses ennemis, il se rendit à Lausanne, où, sous le nom de La Plaine, il passa trois ans dans le séminaire. Il y compléta ses études de théologie, et rentra en France, le 4 juin 1748, pour se consacrer au service des Églises sous la croix.

À peine de retour dans le Dauphiné, il tomba malade; mais, encore en convalescence, il se mettait à l’œuvre. Il se trouvait, au mois de juillet, au pied de la montagne de la Raye, non loin de La Baume-Cornillanne, au hameau des Pialoux, où l’on voit encore une cachette qui servait de retraite aux pasteurs du Désert. Il était chez son coreligionnaire Jean Bérenger, lorsqu’il fut arrêté, le 17, par la maréchaussée de Chabeuil. Il avait été dénoncé par le protestant Antoine Faure, de Barcelonne, ancien domestique de Bérenger, qui, chassé par son maître, se vengea en faisant arrêter l’hôte de ce dernier, et par un catholique de Montvendre, Louis Bouteille. Ces deux misérables obtinrent chacun trois cents livres de gratification.

En apprenant la capture de son élève, Antoine Court refusa d’y croire. Il l’avait vu partir de Lausanne avec tant d’entrain; il ne pouvait se faire à l’idée qu’il fût tombé si vite entre les mains de ses ennemis. Il fallut pourtant se rendre à l’évidence.

«Votre conjecture est vraie,» écrivait Court à Chiron de Genève. «La lettre que vous me fîtes parvenir par le courrier d’hier est de notre cher ami M. Vouland, et elle contient diverses circonstances touchant M. La Plaine. Ce digne garçon donna dans une embuscade qui n’avait pas été faite pour lui. Elle était destinée à se saisir de M. Dunoyer (Pierre Rozan). Le traître, qui avait dénoncé celui-ci, s’offrit de servir de guide à M. La Plaine, et là le livra à ses satellites. Il fut conduit dans les prisons de Valence où, après avoir fait quelques réponses au subdélégué de l’intendant, il lui avoua qui il était, lui dit son nom, lui dit aussi qu’il avait prêché dans la province, dans le temps qu’on y faisait des assemblées de jour; mais que, lorsqu’elles avaient cessé, il s’était retiré dans le pays étranger, où il avait resté jusqu’à présent.

Il fut traduit des prisons de Valence, le 24 du mois passé, dans celles de Grenoble. Un exprès, qui fut dépêché pour le suivre et pour lui porter quelque argent, a rapporté qu’il n’avait pas encore été interrogé au parlement. Il a rapporté aussi, de la part du prisonnier, qu’on devait se tranquilliser sur son compte, de prier Dieu pour lui, qu’il était tout résolu à la volonté de Dieu; qu’il ne s’attendait pas d’être traité plus doucement que ses frères qui ont passé avant lui.»

Quelques jours après. Court, racontant ces tristes détails au pasteur Jean Royer, de La Haye, directeur du Comité établi en Hollande pour venir en aide aux Églises de France, ajoutait:

«M. La Plaine a trouvé le moyen d’écrire lui-même, depuis lors, quatre mots, en date du 8e de ce mois, pour me faire dire les mêmes choses. C’est une grande perte pour les Églises infortunées du Dauphiné, auxquelles il devait son ministère. N’y aurait-il pas moyen de faire solliciter en sa faveur au Congrès? Il ne paraît pas qu'on se presse à prononcer son jugement. Quel précieux avantage pour ces Églises, si on pouvait obtenir sa liberté (1Lettre du 16 août, communiquée par M. P.-J.-J. Mounier, pasteur à Amsterdam. Il s'agit du Congrès qui devait préparer la paix d'Aix-la-Chapelle.)!»

Court ne cessait d'encourager de Lausanne le jeune prisonnier. Il reçut de lui, à la date du 17 août, une seconde lettre, toute remplie de piété et de soumission à la volonté divine.

«La Providence,» disait-il, «m’a conduit où je me trouve, par des raisons dignes de sa sagesse et de sa bonté. Aussi, je n’ai garde de ne pas me soumettre volontairement à ses divins ordres. Ce qui m’afflige, c’est de ne pas avoir la capacité dont j’aurais besoin pour faire briller toute l’excellence de la vérité par dessus les raisonnements qu’on y oppose, et résoudre, avec la dernière évidence, toutes les difficultés de controverse qu’on me fait.

Jamais personne n’eut, peut-être, plus de combats à soutenir que je l’ai. Mais si je n’ai pas la gloire de résoudre toutes les objections qu’on peut me faire, avec autant de netteté que je le souhaiterais, j’aurai du moins celle, avec le secours de Dieu, de ne jamais perdre de vue mon devoir et de faire connaître que la cause que je soutiens est celle de la vérité, et que notre contravention aux lois du souverain ne procède point d’un manque de respect pour ce qui émane de son trône.»

Arnaud, dans ces lignes, faisait allusion à des tentatives répétées de prosélytisme dont il était l’objet. Les jésuites n’avaient pas tardé à venir le harceler dans sa prison et mettre tout en oeuvre pour le convertir. Il repoussa d’abord avec énergie leurs avances; mais il n’eut pas, comme il l’écrivait à Court, «la gloire de ne jamais perdre de vue son devoir.»

Les attaques dont il fut l’objet n’étaient pas difficiles à repousser;

«mais que ne peuvent point sur l’homme,» dit un contemporain, «des maîtres qui viennent à lui comme des anges de la mort et qui lui présentent le gibet, s'il refuse de se rendre à leurs leçons?»

Ce furent moins les arguments de ses convertisseurs que la crainte du dernier supplice, qui lui arracha une rétractation.

Longtemps ses amis refusèrent d’y croire.

«Attendons de meilleures choses,» écrivait Court à Chiron, «de la prudence, de la sagesse et de la piété de ce digne garçon, qui a fait ici le sujet de mes larmes. Quelle perte pour l’Église!»

Mais ces bruits n'étaient que trop fondés. Il fallut se rendre à l’évidence, et voici en quels termes Court raconte à Royer cette rétractation qui le navre:

«... À toutes ces fâcheuses nouvelles, j’en ajoute une qui me fait une peine infinie. C’est la chute du zélé M. de La Plaine. La crainte d’un supplice cruel et l’espérance d’une vie devenue, dans sa prison, trop précieuse pour lui, lui ont fait perdre la gloire de la persévérance.

Il eut le malheur de succomber, le 16 septembre, après avoir soutenu cinquante-quatre ou cinquante-cinq assauts des jésuites, ou eu, avec eux, autant de conférences sur les matières controversées. Il se rendit, ce jour-là, dans la chapelle de la prison, avec l’évêque de Grenoble, trois conseillers du parlement, trois jésuites, quatre prêtres, six de ces dames qu’on appelle dames de la Charité ou de Miséricorde: en tout, autour de cent cinquante personnes de quelque distinction.

C’est un grand sujet de triomphe pour les catholiques qui vont, à ce qu’on me dit, faire imprimer les motifs de cette conversion, et un grand sujet d’affliction pour nos frères. Les pasteurs sous la croix, et en particulier ceux du Dauphiné, manquent de termes pour exprimer la douleur dont ils ont l’âme pénétrée, à l’occasion de cette triste chute.

Ils m’en écrivent dans les termes les plus forts et, en même temps, les plus propres à marquer leur piété, leur affermissement dans la foi et le désir qu'ils ont que tous ceux qui daignent s'intéresser à leur sort, et à celui des Églises qu'ils desservent, veuillent bien demander pour eux, à Celui qui dresse les mains au combat et les doigts à la bataille, qu'il les fortifie toujours de plus en plus et que, s’il les appelle aux épreuves de leur confrère, Il leur fasse la grâce d'être plus fermes et de ne jamais faire naufrage quant à la foi, pour laquelle ils combattent et courent tant de périls, et j’ajoute, dont ils sont les zélés ministres.

Leur confrère, beaucoup plus à plaindre dans sa chute qu’il ne l'était dans ses chaînes, marque bien, par ses gémissements, que cette chute n’est pas le fruit de sa persuasion. Il écrit qu’il était si troublé, lorsqu’il reçut ma dernière lettre, qui dut lui arriver à peu près au temps de la triste époque qui fait aujourd'hui le sujet de ses larmes, que ce ne fut que la troisième fois qu’il jeta les yeux dessus, qu’il aperçut d’où elle lui venait.

Il a ajouté de ne point porter de jugement sur son compte, jusqu’à ce qu’il ait pu lui-même faire l’histoire de sa conduite, et conclut par cette expression touchante: «Dieu me soit en aide!» On m’écrit qu’il s’était flatté qu’après la démarche qu’on exigeait de lui, il sortirait de prison et qu’il pourrait, sur-le-champ, réparer sa faute; mais il est déçu dans ses espérances, et il y a bien apparence que ses ennemis le retiendront, jusqu’à ce qu’ils puissent s’assurer de la réalité de leur conquête, et qu’ils ne l’expédient secrètement, s’il marquait avec trop d’éclat son repentir.»


Un autre document de cette époque nous montre la douloureuse impression que produisit cette apostasie sur les Églises du Dauphiné. C’est une lettre pastorale du 25 décembre 1748, que nous avons trouvée, près de Dieulefit, au fond d’une caisse, dans un grenier.

Un collègue de Duperron, Pierre Rozan, chargé de l’écrire à quelques protestants de la province, qui avaient fait serment de ne plus assister aux assemblées et même de dénoncer ceux qui les présideraient, sentit le besoin, pour les faire rentrer en eux-mêmes, de rapprocher leur conduite de celle de Duperron.

«Je suis persuadé,» leur disait-il, «qu’il n’y a aucun de vous qui n’ait été scandalisé, qui ne blâme et ne déteste l’action du sieur Arnaud, dit Duperron, et des autres qui ont apostasié avec lui. Mais je veux vous faire voir que vous blâmez chez les autres ce que vous approuvez chez vous; que, comme dit Jésus-Christ: «Vous voyez le fétu qui est dans l’œil de votre frère et vous n’apercevez pas la poutre qui est dans le vôtre.»

Rozan leur montre ensuite qu’ils sont aussi coupables qu’Arnaud:

«Le sieur Arnaud, il est vrai, a renoncé à sa religion; mais n’en avez-vous pas fait autant, en promettant de n’en faire jamais profession?

Toute la différence qu'il y a entre vous et lui est que lui, en quittant sa religion, en a embrassé une autre, au lieu que vous avez promis de vivre sans religion. Deux ou trois remarques vous feront voir que vous êtes même plus coupables que lui:

1° Lui était en prison, harcelé continuellement par une troupe de satellites du pape qui, d’un côté, le menaçaient d’une mort cruelle s’il persévérait dans sa religion; d’autre côté, on lui promettait la vie avec sa liberté, s’il voulait y renoncer; au lieu que vous étiez en pleine liberté, tranquilles dans vos maisons, sollicités seulement par quelques officiers de communauté.

2° Il ne s’est engagé que pour lui-même, au lieu que vous vous êtes engagés non seulement pour vous, mais aussi pour vos enfants et pour vos domestiques.

3° Il n’a fait que renoncer à sa religion sans s’ériger en persécuteur, au lieu que vous avez promis de faire tout ce qu’il dépendra de vous pour arrêter les pasteurs.»

«Je sais bien,» ajoutait Rozan, «que vous me direz que vous n’avez fait cela qu’extérieurement, que votre cœur n’y avait point de part. Le sieur Arnaud se trouve précisément dans le même cas. Les larmes qu’il verse en sont une preuve convaincante. Que pourrait-on reprocher aujourd’hui à ces malheureux qui l’ont vendu et à ces autres satellites du démon qui sont dans le dessein d’en faire autant de nous? Ne pourront-ils pas se couvrir de votre nom et dire que, si vous n’en avez pas fait autant, vous avez promis de le faire, et que peut-être vous le ferez dans la suite? Ce que la charité ne me permet pas de croire»


III


Court ne se trompait pas: les convertisseurs voulurent profiter jusqu’au bout de leur victoire et, malgré les larmes que ne cessait de répandre Duperron, ils lui firent signer une brochure intitulée: Motifs de l’abjuration du sieur Arnaud, surnommé Duperron, ministre calviniste, qui fut imprimée à Grenoble, en 1749.

«Rien de plus mince,» dit Antoine Court, «et en même temps de plus sophistique que les prétendus motifs de son changement de religion, qu’on a imprimés à Grenoble et que nous avons vus ici.»

Pour donner plus d’éclat à leur triomphe, les jésuites de cette ville avaient décoré leur prosélyte du titre de ministre calviniste, bien que ce jeune prédicateur n’eût pas reçu l'imposition des mains et ne fût encore que proposant.

«L’écrit où il fait mine de rendre raison de sa prétendue conversion,» dit le professeur de Roches, de Genève, qui le réfuta, «porte des marques frappantes de supposition...

C’est par des déclarations contre l'esprit particulier que l’on veut détourner nos gens de la lecture de l’Ecriture sainte ou les empêcher de juger du sens divin de ce livre.

Les convertisseurs de Grenoble posent, pour cela, cinq grands principes:

le premier, que Jésus-Christ a établi une Église qui durera jusqu’à la consommation des siècles;

le second, que cette Église est essentiellement une dans la foi;

le troisième, qu’elle est essentiellement visible dans son enseignement;

le quatrième, qu’elle est infaillible dans tout ce qu’elle propose comme vérité de foi;

le cinquième, que cette Église de Jésus-Christ ne peut être que l’Église catholique, apostolique et romaine.

Mais cet étalage de principes, destiné à nous faire abandonner l’usage de notre raison particulière dans l’intelligence de l’Écriture, y est si peu propre que, dès qu’il s'agit d’établir le premier de ces principes, ces messieurs sont obligés d’en appeler à notre propre raison sur le sens du passage qu’ils allèguent.»


Après avoir réfuté, d’une manière très solide et avec beaucoup d’à propos, cette œuvre de fraude pieuse, le professeur de Roches conclut en ces termes:

«Sans nous arrêter pour le présent à d’autres réflexions, nous dirons seulement que le pauvre Arnaud n’avait sans doute point de Nouveau Testament sous les yeux, lorsqu’il conférait avec son catéchiste. Sa défaite ne tire donc pas à conséquence pour nous qui avons, grâce à Dieu, et ce divin livre entre les mains et des yeux pour voir ce qu’il enseigne, et du bon sens pour le comprendre, et la liberté de rejeter toutes les additions qu’on ose y faire.»

Que devint Arnaud-Duperron après son abjuration?

Le parlement entérina ses lettres de grâce à la fin de 1749 et l’on pensait que le prisonnier serait aussitôt relâché; mais il n’en fut rien. Le bruit courait qu’on devait le traduire au séminaire de Viviers pour un an et qu’on le conduirait ensuite à Paris, pour qu’il eût à choisir entre un emploi séculier et la carrière ecclésiastique.

On lui accorda une pension de 400 livres.

«Il est fort à craindre,» dit Vouland, qui nous fournit ces détails, «que ces indignes récompenses ne l'endorment de plus en plus. On me marque aussi qu’ayant reçu une lettre qu’on lui envoyait d’ici, sur l’avis qu’il avait donné de la publication des prétendus motifs de sa conversion, dans laquelle lettre on l’exhortait fortement à donner gloire à Dieu, il ne finit pas de la lire; qu’il se prit à se maudire, disant qu’il ne pouvait pas faire ce qu’on lui demandait; que cela était impossible à lui: c’est-à-dire donner gloire à Dieu. Dieu veuille le relever de sa chute, s’il est son bon plaisir, et soutenir ceux qui sont encore debout!»

Au fond, Arnaud souffrait cruellement de son apostasie, et le remords poignait sa conscience. II maudissait ses juges; il se maudissait lui-même et réclamait à grands cris le pardon de Dieu et de ses frères.

II parvint à s’échapper de sa prison.

«Cette évasion,» dit Court, «arriva le 4 avril, et la mort du pénitent suivit de près. Jamais homme ne marqua un plus sensible repentir de sa faute que le fit ce pauvre garçon.»

«Voici un malheureux,» dit-il en abordant un de ses collègues, «indigne de se présenter devant les véritables fidèles, ayant renié son Sauveur, scandalisé et déshonoré ses frères, et qui, cependant, vient implorer le secours de leurs prières, les siennes étant inutiles par son apostasie.

Tout cela fut accompagné d’un torrent de larmes et de sanglots qui perçaient l’âme de celui qui en était le témoin, et prononcé par un squelette vivant qui n’avait sur le corps que la peau et les os, et dont les regards ne pouvaient soutenir la lumière. C’est dans les sentiments de la plus vive douleur que cette triste victime d’un défaut de courage termina sa triste carrière, le 26 mai, six semaines après son évasion.»

De Roches nous dit, à son tour, dans l'Avertissement qu'il mit en tête de sa Réponse au sieur Molines, dit Fléchier (Voici le titre complet de cet ouvrage: Réponse au sieur Jean Molines, dit Fléchier, ou Examen des motifs qu'il a publiés de son changement de religion. Villefranche (Genève),1753, in-12.Ce n'est qu’occasionnellement que l'auteur réfute l'écrit attribué à Duperron.), qui abjura, lui aussi, quatre ans plus tard:

«On a su ce que la faiblesse du jeune Arnaud lui coûta de larmes, de regrets et de sanglots. Sorti de sa prison, le 4 avril 1750, il s’alla jeter entre les bras de ses anciens frères, avec des marques de repentance qui perçaient le cœur. Sa douleur l’épuisa si promptement qu’il mourut, le 26 mai de la même année, plein d’horreur pour son apostasie et pour les cruelles mains qui la lui avaient arrachée.»

On aime à voir couler les larmes brûlantes de ce nouveau Simon-Pierre. Mais qu’ajouter à ces navrants détails, sinon l’avertissement de l’apôtre: «Que celui qui est debout prenne garde qu’il ne tombe?»

«Puisse son exemple,» écrivait Court à son ami Rabaut, «en rappelant à notre esprit de quoi notre faible humanité est capable, nous affermir de plus en plus dans nos devoirs et nous empêcher de les perdre jamais de vue!»


 


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