Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

L’ÉGLISE

SOUS LA CROIX

* * *

Ramener le cœur des enfants vers les pères.

(Malachie, IV, 6.)

* * *

PIERRE DORTIAL


1672-1742


Les savants auteurs de la France protestante, dans un article consacré à Jean-Louis Souchon, galérien pour cause de religion, disent que tout son crime était d’avoir donné retraite au pasteur du Désert Pierre Dortial, et ils ajoutent:

«Qui était ce pasteur?

Son martyre nous était resté inconnu jusqu’à la découverte que nous avons faite, dans un carton des archives impériales (cote II, 337), d’une lettre du procureur du roi de Chazel à La Devèze, datée de Nîmes, Ier août 1742, qui nous apprend que, condamné au gibet, il fut conduit au supplice au bruit des tambours, pour qu’on n’entendît pas les discours fanatiques qu'il ne cessa de tenir depuis son jugement. C’est une victime de plus à ajouter à la liste, déjà si longue, des prédicateurs protestants mis à mort, depuis la révocation de l’édit de Nantes.»

Coïncidence remarquable, l’année suivante, deux correspondants du Bulletin du protestantisme, le pasteur Borrel, de Nîmes, et M. Ferdinand Teissier, d’Aulas, trouvaient, chacun de leur côté, dans des papiers de famille, la réponse à la question des frères Haag. Il ressort des relations du temps qu’ils ont publiées et qui paraissent être deux copies différentes de la même pièce originale, que Pierre Dortial était originaire de Chalançon, dans le Vivarais, que, sans être consacré, il remplissait plusieurs fonctions du saint ministère, qu'il fut arrêté en 1741, et qu’après avoir été détenu neuf mois dans les prisons de Nîmes, il subit, le 31 juillet 1742, sur l’esplanade de cette ville, le dernier supplice avec une admirable constance.

Mais la curiosité, éveillée par ces communications, n’est pas entièrement satisfaite. Un mystère plane toujours sur ce martyr:

Quels rapports Dortial entretenait-il avec les autres prédicateurs du Désert?

Quel rôle a-t-il joué dans l'œuvre difficile de la réorganisation du culte après la guerre des Camisards?

Quels furent les événements qui remplirent sa longue existence?

Où fut-il arrêté, et quels sont les détails de son arrestation et de son procès?


D’où vient surtout que ni Antoine Court, dans le mémoire historique dont il fait suivre le Patriote français et impartial, ni Armand de La Chapelle, dans la Nécessité du culte public parmi les protestants de France, ne prononcent son nom et ne disent rien de son martyre, tandis qu’ils racontent, parfois en détail, celui de ses courageux émules?

Ce curieux point d’histoire, nous pouvons l'éclaircir aujourd’hui et résoudre ces questions intéressantes, grâce aux documents inédits que nous avons recueillis sur celui qu’on a nommé le martyr inconnu.

Le Recueil des Actes des synodes tenus en la province du Vivarais, de 1721 à 1793, conservé dans les archives du consistoire de Lavoulte, nous renseignera sur les relations qu’il entretint avec les premiers pasteurs du Désert et nous expliquera leur silence à son égard, tandis que son dossier, conservé aux archives de la préfecture de l’Hérault (C. 210, liasse), nous fournira de curieuses révélations sur son arrestation et son procès. Nous allons essayer de raconter, à l’aide de ces documents, la vie agitée de celui que nous appellerions volontiers le dernier martyr camisard.

Certes, s’il fut sans peur, il ne fut pas toujours sans reproche.

Homme de transition, il refusa de se plier à la discipline rétablie par Antoine Court et ses compagnons d’œuvre. Le prophète camisard perce trop sous le prédicateur. Mais on ne peut s’empêcher d’admirer en lui un courage héroïque et une piété fortement trempée. Il fut vraiment grand en présence de ses juges et il mourut avec une fermeté inébranlable pour la profession de la vérité.

À tous ces titres, il mérite bien que nous réparions l’oubli volontaire de Court et de La Chapelle, et que nous inscrivions son martyre à sa date, dans notre histoire religieuse, entre celui de ses deux compatriotes, Pierre Durand et Louis Ranc.


I


Au cœur du Vivarais, à dix kilomètres environ au nord-ouest de Vernoux, se dresse, sur une hauteur, le bourg considérable de Chalançon. Il fut, au seizième siècle, une place fortifiée que se disputèrent protestants et catholiques. De la place principale, qu’ombrage un ormeau magnifique, appelé l’ormeau de Sully, on jouit d’une vue délicieuse sur la vallée de l’Eyrieux; et peu de contrées offrent au touriste des sites plus variés et plus pittoresques.

C’est là, dans un milieu où la foi huguenote avait jeté de profondes racines, que naquit Jean-Pierre Dortial, vers 1672 (Les registres de l'état civil de Chalançon ne remontant qu'à l'année 1683, il nous a été impossible de préciser davantage la date de sa naissance, malgré les recherches auxquelles a bien voulu se livrer pour nous M. le pasteur Fauriel.).

Déjà la condition des protestants devenait précaire, et Dortial n’avait que treize ans, lorsque, à l’instigation du père Lachaise et de Mme de Maintenon, Louis XIV révoqua l’édit de son aïeul.

Sa jeunesse se passa au milieu des souffrances sans nom dont cette mesure fut le signal pour les réformés, fidèles à leur foi, qui restèrent dans le royaume. Son imagination, naturellement vive, s’exalta; et lorsque, en 1702, les excès de la persécution provoquèrent la révolte des Camisards, Dortial, abandonnant pour un temps son métier de chamoiseur, prit les armes et fut tout prêt pour la revendication. Lui aussi, comme tant d’autres, avait reçu le don prophétique, et, par ses prédications enflammées, il encourageait, sous le nom d’Esparon ou de Saint-Jean, ses coreligionnaires à la résistance.

«Lorsque, en 1703,» raconte Dourille, «Roland tenta une seconde expédition en Vivarais, le prophète Dortial, dit Saint-Jean, député des Boutières, passa à la tête de deux brigades cévenoles, la rivière de l’Ardèche au Pont-d’Arc, où il était attendu par Charmasson, et se dirigea avec ce dernier sur le haut Vivarais. Louis Mercier, homme influent de ces contrées, se joignit à eux. Mais tous leurs efforts pour réchauffer les esprits de leurs coreligionnaires, que la violence des convertisseurs bottés avait singulièrement refroidis, furent inutiles. À peine purent-ils réunir une centaine d’hommes dont ils formèrent une troisième brigade (Histoire des guerres du Vivarais p. 418).»


Dortial et Charmasson, à la tête de ces soldats improvisés, s’efforcent en vain de fomenter l’insurrection. Ils saccagent les églises catholiques depuis l’Eyrieux jusqu’au Doux et se livrent à toutes sortes d’excès. Le maréchal de Montrevel envoie pour les réduire deux de ses officiers, Julien et Dumolard, qui poursuivent les deux chefs cévenols et les battent complètement à Franchassis, paroisse de Pranles. Plus de soixante protestants sont tués, et Dortial n’évite la mort qu’en se sauvant, avec le reste de sa troupe, à travers les rochers et les précipices (Eugène Arnaud fournit, sur cet épisode, des détails intéressants,Histoire des protestants du Vivarais, t. II, p. 64-71.).

Que devint le bouillant Cévenol après cette sanglante équipée?

On le perd de vue jusqu’en 1713. À cette date, il se réfugie à Genève, où il passera dix ans. Il y fit bénir le mariage qu’il avait contracté avec Madeleine Chausson, de Cornas, dans le Vivarais, et pourvut aux besoins de sa famille en se faisant ouvrier chamoiseur ou maître d’école.


II


Pierre Dortial rentra en France vers la fin de 1723 ou le commencement de l’année suivante. C’était l’heure où les Églises réformées, reprenant conscience d’elles-mêmes, se réorganisaient, grâce à l’initiative d’Antoine Court. Le Vivarais avait adopté les règlements du Languedoc, et dans les Boutières et les contrées environnantes, où le prophétisme avait fleuri quelques années auparavant, Pierre Durand s’employait d’une main ferme au rétablissement de l’ordre et de la discipline. Dortial se mit en relation avec ces deux hommes de Dieu et les autres prédicateurs du Désert, les Corteiz, les Roger, les Rouvière, qui travaillaient d’un même cœur à la restauration du protestantisme. Il s’était fixé à Beaumont, près de Valence, craignant sans doute d’être moins en sûreté de l’autre côté du Rhône; mais il assistait aux assemblées qui se tenaient sur les deux rives du fleuve, et volontiers il y eût pris la parole. Il se décida à demander son admission dans le corps des proposants et l’autorisation d’annoncer à son tour l’Évangile.

Les pasteurs du Désert accueillirent sans enthousiasme ses ouvertures. Sans parler des connaissances insuffisantes de Dortial, ils se rappelaient sa conduite antérieure. Ils savaient qu’il avait des sympathies très vives pour les inspirés, dont il prenait la défense; qu’il se mêlait volontiers à leurs conciliabules, et ils craignaient qu’il ne marchât sur les traces des Hue et des Vesson, de fâcheuse mémoire.

Le 8 juin 1724, ils avaient déposé, dans un synode présidé par Court, un prédicant nommé Monteil, à cause d’un schisme qu’il avait provoqué dans les montagnes du haut Vivarais. Dortial n’aurait-il pas le même goût de l’indépendance et le même mépris des règles?

Ils firent taire cependant leurs préventions; mais, avant de le recevoir dans leurs rangs, ils exigèrent de lui la déclaration suivante:

«Je soussigné, Jean-Pierre Dortial, déclare et prends Dieu à témoin et son Église que je ne prêcherai ni n’enseignerai, dans les assemblées publiques ni dans le particulier, que ce qui est conforme à la parole de Dieu; que je n’enseignerai ni contre ni outre cette parole de Dieu, comprise dans les Écritures saintes reçues pour divines par les Églises protestantes.

Je promets aussi de signer la confession de foi desdites Églises, et les règlements établis dans les Églises du Vivarais, dans ce temps-ci, et de garder inviolablement les règles établies et celles qui s’établiront dans la suite, selon la prudence chrétienne et le consentement unanime des assemblées synodales qui se convoqueront. Je promets encore de m’opposer fortement à tous ceux qui voudraient inspirer le fanatisme ou révélations de nos jours, et je consens d’être poursuivi par toutes voies ecclésiastiques, si je me trouve infracteur ou prévaricateur de ce que je promets, comme aussi d’être examiné au synode prochain.

Fait au Désert, en présence de sieur Antoine Court, ministre de la parole de Dieu, sieur Jean Rouvière, sieur Pierre Chabrières et Pierre Durand, proposants, et plusieurs autres témoins dignes d’en porter le témoignage de vérité.

Et me suis signé de mon seing ordinaire Jean-Pierre Dortial.

Ce 11 juin 1724. »

Il était plus facile au nouveau proposant de prendre ces engagements que de les tenir.


Après comme avant, il ne cacha pas ses sympathies pour les inspirés et ses préventions pour les mesures nouvelles. Des plaintes se produisirent au synode du 11 novembre, et il fut décidé que le proposant Bernard, accompagné de deux anciens, «tirerait son sentiment au clair pour savoir s’il veut se soumettre à la discipline ou non.»

Les observations de Bernard furent inutiles. Dortial persista dans son opposition. Il déclara ouvertement qu’il ne voulait pas tenir ce qu’il avait promis dans sa déclaration, et les pasteurs du Désert furent obligés de prendre à son égard une mesure sévère.

Un synode, réuni le 17 avril 1725, le déposa de toutes charges ecclésiastiques pour les raisons suivantes:

«1-  Parce qu’il paraît qu’il n’a pas d’autre but que d’interrompre l’établissement de la discipline;

2-  parce qu’il a calomnié tous les proposants qui travaillent pour la propagation de la foi dans le Vivarais, les appelant ses persécuteurs.»

«C’est pourquoi,» ajoute le procès-verbal, «la vénérable compagnie enjoint à toutes les Églises de ne le recevoir en aucune manière pour faire aucune fonction pastorale. Cependant, par un excès de clémence, elle déclare que, s’il témoigne quelque humiliation et repentir, elle consent qu’il soit reçu à la charge de proposant, mais par un synode et non autrement

Roger se chargea d’écrire au délinquant pour le ramener à de meilleurs sentiments, mais sa lettre resta sans réponse.

Serait-ce à cette époque que Dortial, comme nous l’apprend M. Hugues (Antoine Court, Histoire de la restauration du protestantisme en France au XVIIIe siècle, t. I, p.211.), essaya de fonder, de concert avec les prophétesses Claire et Veyrenche, une secte semblable à celle des multipliants de Montpellier?


Quoi qu’il en soit, Dortial, qui avait quitté Beaumont pour s'établir dans le Vivarais, n’avait pas rompu complètement avec les amis de l'ordre et de la discipline. Il sentait bien qu’au fond c’étaient eux qui travaillaient le plus efficacement, en France, au réveil de la foi et de la piété. Il se rapprocha d’eux, et il se présenta au synode du 8 mai 1728 «pour être reçu au corps et à la paix de l’Église et à la charge de prédicateur.»

Ses anciens compagnons d’œuvre ne lui tinrent pas rigueur. Ils appréciaient son zèle, s’ils blâmaient son mépris des règles et son goût trop vif de l’indépendance. Comme il demanda quelque temps pour pourvoir aux nécessités de sa famille, la vénérable compagnie renvoya son admission dans les rangs des prédicateurs au synode suivant, promettant de le recevoir alors, ou plus tôt s’il en manifestait le désir, dans un colloque réuni à cet effet, mais aux conditions suivantes:

«1- Qu’il se conduira de manière à faire paraître qu’il aime l’ordre et la discipline ecclésiastique, ayant promis d’exécuter de point en point la déclaration qu’il fit le 11 juin 1724;

2- Qu’il donnera des marques qu’il est revenu entièrement du sentiment des prétendues révélations de nos jours;

3- Qu’il fera tout son possible pour ramener à l’ordre et à la discipline de l’Église tous ceux qu’il avait engagés à suivre son parti, dans les fuites et évasions qu’il a fait paraître jusqu’à présent;

4- Qu’il n’entreprendra point de prêcher ni faire aucune fonction pastorale dans les endroits où déjà la discipline ecclésiastique est établie.

«Sous ces conditions ajoutaient les membres du synode, «la vénérable compagnie a déclaré qu’il sera reçu, lorsqu’il se présentera dans le colloque ou synode prochain, au nombre des prédicateurs et lui donnera toutes les marques de protection et de bienveillance.»

La minute de ces délibérations est signée de Durand, pasteur; Bernard, prédicateur et secrétaire; Chabrière , modérateur-adjoint; Guilhot et Clergues, prédicateurs. À côté de ces signatures figure, pour la première et dernière fois, dans le recueil des actes synodaux du Vivarais, celle de Dortial.


III


Dortial ne devait pas donner suite à son projet.

Avant que le synode eût statué sur lui, il avait repris, pour la seconde fois, le chemin de Genève, où il passa deux ans. Il fit, dans cette ville, la connaissance d’un compatriote, Alexandre Chambon, originaire de cette paroisse de Pranles, près de Privas, qui a donné le jour à Pierre et à Marie Durand. Il se lia d’amitié avec cet homme, d'une condition modeste comme la sienne, qui devait plus tard partager sa captivité.

Quand Dortial revint de Genève, il ne songea plus à devenir prédicateur en titre. S’il renonça à son métier de chamoiseur, ce fut pour se livrer aux travaux des champs. Toutefois, bien qu’il fréquentât peu les pasteurs, qu’il tenait toujours en suspicion, il ne se faisait pas faute, quand l’occasion s’en présentait, de présider de petites assemblées religieuses. Il ne bénissait pas des mariages, comme Monteil (Ce prédicant fut arrêté par la maréchaussée, en 1751, et enfermé dans le château de Beauregard. Lettre de Court à Étienne Chiron du 30 mai 1751, communiquée par M. Arnaud), qui, tout déposé qu’il était par les synodes, s’était fait le conducteur spirituel d’un certain nombre de mécontents; mais il donnait la cène dans de petites réunions, où le chant des psaumes occupait une grande place.

Les pasteurs ne l’inquiétaient plus, le laissant aux inspirations de son zèle. Il avait du reste conservé quelques relations, sinon avec tous, du moins avec Roger, et il passait même aux yeux de l’intendant pour le diacre de ce dernier.

C’était un irrégulier sans doute, qui, à sa manière, n’en travaillait pas moins au salut des âmes et aux progrès de la Réforme.

«C’est un prétendu divinement inspiré et fort entêté,» disait de lui, le 20 mars 1754, le prédicateur Ebruy. «Il est sujet à de grandes exagérations dans ses prédications, ayant fait et dit plusieurs choses qui ne font pas honneur à notre sainte religion... Quand il voulait faire des exhortations, sans avoir recours à cette prétendue inspiration, il contentait fort bien le monde; et, en effet, il avait de bonnes lumières, mais un peu trop de présomption, se croyant et voulant être quelque chose de plus qu’il n’était: ce qui l’a jeté dans de terribles erreurs

Les ennemis de l’Évangile ne redoutaient pas moins son influence. Ils le comprenaient dans le mépris et la haine qu’ils ressentaient pour les pasteurs régulièrement consacrés. Une note écrite vers 1732 par Chaix, subdélégué de l’intendant à Valence, nous renseigne à cet égard. On y lit ces mots significatifs:

«On pourrait savoir par lui (Durand) ce que sont devenus les nommés Court, Dourthias (Dortial) et Jacques (Roger), aussi prédicants, qui sont soupçonnés de routes connues de tous les endroits ci-devant cités, et où sont leurs retraites. Ils passent aussi très souvent en Vivarais.»


Dortial était activement poursuivi. Depuis longtemps les émissaires du subdélégué veillaient sur ses allées et ses venues; et les curés, il faut bien le dire, ne craignaient pas de les seconder dans leur oeuvre de ténèbres. Voici la lettre tristement significative que celui de Lavoulte, nommé Boissin, écrivait, le 7 mai, à son collègue de Livron. C’est une délation en forme remplie de fautes d’orthographe dont nous faisons grâce au lecteur:

«Monsieur, après vous avoir donné des marques de mon attachement et de ma considération respectueuse, j'ai l’honneur de vous donner un avis important et essentiel pour la gloire de Dieu et le salut de vos paroissiens et les miens, qui est que vous avez dans votre paroisse, dans la grange que vous appelez Souchon, un malheureux ministre qu’on appelle Dortial, qui a la témérité de tenir des assemblées où il invite vos paroissiens, les miens et plusieurs autres, devant qui il prêche et administre la cène.

Je sais, de science certaine, qu’au temps de la Pâque dernière, il s’est rendu coupable de toutes ces folies; lequel dit ministre a, avec lui, sa femme et trois de ses fils. Voilà, Monsieur, une occasion essentielle à exercer votre zèle. Je ne doute point que vous n’usiez de toutes vos forces pour vous opposer à toutes ces assemblées et mettre en lieu de sûreté ce sacrilège ministre (Archives de Montpellier).»

Le curé de Livron était, sans doute, ce M. de Montresse qui devait, quatre ans plus tard, contribuer si activement à l’arrestation de Louis Ranc. Non moins zélé que son collègue, il avertit aussitôt Perret, commandant de Lavoulte, qui, le 4 juin 1741, fit main basse sur le prédicant, sa femme et ses enfants. Alexandre Chambon, qui travaillait avec lui, et leur hôte, Louis Souchon, partagèrent leur sort.

La Devèze, commandant des troupes du roi dans le Vivarais, ne tarda pas à annoncer cette bonne nouvelle à son collègue du Dauphiné, M. de Piolenc, sous la juridiction duquel se trouvait la paroisse de Livron.

«Je dois, Monsieur,» lui écrivait-il le 25 juin, «avoir l’honneur de vous faire part de ce qui s’est passé dans un canton de votre commandement, limitrophe aux îles que nous avons sur le Rhône, où le nommé Dortial, prédicant, faisant les fonctions de ministre, venait très souvent convoquer des assemblées dans lesquelles il prêchait, chantait des psaumes, donnait la cène, se licenciant même de passer le Rhône, de notre côté, pour y faire pareilles fonctions.

Il y a longtemps que je faisais guetter cet homme, sans avoir pu le surprendre en Vivarais. Ayant appris qu’il avait tenu, dans la maison du sieur Souchon, habitant dans la paroisse de Livron, une assemblée de plus de cent cinquante personnes, dont quelques-unes étaient de mon département, j’y envoyai un détachement des troupes qui sont à mes ordres, commandé par un officier, qui arrêta tant ledit Souchon que Dortial, sa femme et ses enfants, que j’ai fait traduire au château de Beauregard. Dortial a déjà avoué son état et il y a des témoins qui le lui ont vu exercer.

Comme j’étais convenu, avec ceux qui ont précédemment commandé en Dauphiné, que nous pouvions aller d’un pays à l’autre, quand il s’agissait du service du roi, je me suis flatté que vous agréeriez ma demande, et je vous supplie de vouloir faire arrêter les nommés Jean Chinard, Archignac, Jacob Perlet et sa femme, habitants de la paroisse de Livron, nécessaires pour l’entière conviction dudit Dortial et de ses complices. Je profite avec plaisir de cette occasion pour vous assurer de mon attachement respectueux et vous offrir, dans le Vivarais, la même chose en pareil cas.»

La réponse de Piolenc ne se fit pas attendre; elle est datée du 27 juin.

«Je ne puis, Monsieur,» disait-il, «ni trop ni trop tôt vous remercier de la bonne nouvelle que vous me donnez que vous avez fait arrêter, à Livron, les sieurs Dortial, sa femme et ses enfants. Je donne tout de suite, au sieur de Rochefort, lieutenant de la maréchaussée à Valence, les ordres nécessaires pour faire arrêter et conduire dans les prisons de Valence les nommés, habitant à Livron. Je le charge de vous informer de la capture qu’il en aura faite et de se conformer à ce que vous lui prescrirez.

Je vous prie d’être persuadé que je n’ai pas moins d’empressement, que mon prédécesseur au commandement du Dauphiné, à concourir avec vous à tout ce qui peut intéresser la religion catholique. Je vous supplie de me mander comment et devant qui vous pensez que le procès de ces gens-là doit être instruit et jugé (Archives de Montpellier)

On l'a vu, avant même que les commandants des provinces limitrophes eussent échangé cette correspondance, les prisonniers avaient subi un premier interrogatoire. Le duc de Richelieu en avait chargé Robert Dumolard, subdélégué à Tournon, par une lettre du 12 juin dans laquelle il lui disait:

«M. de La Devèze m'a informé, Monsieur, de la capture du nommé Dortial et des autres qui ont été pris avec lui. Il est très important d’éclaircir à fond la conduite de ces gens-là et je vous adresse une commission à cet effet. Je suis persuadé que vous l’exécuterez avec toute l’attention et l’exactitude qu’on peut désirer.»


Dès le 16 juin, Dortial comparut devant le subdélégué. Son attitude fut pleine de fermeté. Il reconnut, sans la moindre hésitation, que, bien qu’il n’eût jamais reçu l’imposition des mains, il n’avait jamais laissé passer une occasion d’annoncer à ses frères l’Évangile, et de les encourager à persévérer dans la foi réformée.

Quels sont vos noms et qualité? lui demanda le subdélégué.

Je m’appelle Jean-Pierre Dortial, répondit le prévenu. Je suis âgé d’environ soixante-dix ans; je suis chamoiseur de profession, mais je n’en fais plus le métier et je travaille à la terre. Je suis de la religion réformée.

Quelle est votre demeure?

Je suis natif de Chalançon, en Vivarais; mais, depuis quelque temps, j'habite dans la plaine de Livron, en Dauphiné.

Avez-vous toujours demeuré dans le Vivarais ou le Dauphiné?

J’ai été deux fois à Genève. En l’année 1713, j’y fus pour la première fois; j’y demeurai douze ans, après lesquels je vins à Beaumont, en Dauphiné, où je fis ma résidence pendant quatre ou cinq ans. De là, je passai en Vivarais, où je restai encore quatre ou cinq ans. Je fus ensuite à Genève, où je ne demeurai que deux ans, et j’en suis de retour depuis sept à huit ans.

Pour quelles affaires allâtes-vous à Genève?

J’y fus, pour la première fois, pour cause de religion et pour me marier.

Quelle profession faisiez-vous à Genève?

J’y tins l’école pendant quelques mois; après quoi, je travaillai de mes mains pour gagner ma vie.

Qu’enseigniez-vous dans votre école?

Les doctrines de l’Écriture, suivant le catéchisme de Genève.

Dans le même temps, ne vous fîtes-vous pas recevoir ministre à Genève?

Je n’ai jamais reçu l’ordination ou imposition des mains.

Étant de retour en Vivarais et en Dauphiné, n'avez-vous pas fait les fonctions de prédicant?

N’ayant pas reçu l’imposition des mains, je n’ai pas pu faire en tout temps les fonctions de ministre; mais, ma religion m’apprenant qu’en un cas de nécessité, alors que l’on est privé de la liberté chrétienne, on peut faire les fonctions de ministre, j’ai exhorté les assistants, dans tous les endroits où je me suis trouvé, de vivre suivant les principes de leur religion et d’être fidèles à Dieu et à leur roi.

N'avez-vous pas prêché les mêmes principes dans plusieurs assemblées de religionnaires?

J’ai fait plusieurs assemblées en Vivarais et en Dauphiné, au nombre de dix à douze personnes. Je n’en voulais pas de plus nombreuses pour ne pas contrevenir aux ordres du roi, ni causer du tumulte. Je n’ai jamais voulu permettre qu’on y vînt armé; j’y prêchais l’Évangile, suivant les maximes de la religion protestante et de sa croyance.

Y faisiez-vous des mariages et des baptêmes? Y donniez-vous la cène?

Je n’ai jamais béni de mariage, je n’ai baptisé en ma vie qu’un enfant; mais j’ai donné la cène à plusieurs personnes: ce que je n’ai pas fait, toutefois, depuis deux ans.

Qui a assisté à vos assemblées ou a reçu la cène de vos mains?

Ma conscience ne me permet pas de le déclarer. J’endurerais plutôt la mort que de rien dire de nuisible à mes frères.

Y a-t-il longtemps que vous n’avez tenu d’assemblée?

Il y a environ deux ans. Je ne songe qu’à travailler pour faire vivre ma famille par le travail de mes mains. – N’avez-vous jamais tenu d’assemblée chez Souchon, votre hôte?

Je faisais dans cette maison, avec cette famille, les exercices de notre religion. Comme Souchon a beaucoup de parents et qu’ils le venaient voir quelquefois, je n’interrompais point mes exercices lorsqu’ils étaient de la même croyance.

N’avez-vous point de commerce avec les ministres du Vivarais?

Je n’ai aucune correspondance ni société avec eux. Ils ne marchent point sur les traces de Jésus-Christ, et passent tous pour avoir les mœurs déréglées.

Ce que nous avons dit des relations de Dortial avec les pasteurs du Désert, et des mesures disciplinaires qu’ils avaient dû prendre contre lui, explique, sans l’excuser, sa dernière réponse. Évidemment, il gardait au fond du cœur un peu de rancune contre ses anciens amis. Comment s’expliquer autrement les accusations, même sous leur forme dubitative, qu’il lance contre des hommes tels que Roger, Corteiz, Peirot, Fauriel, plusieurs autres, dont la conduite était à l’abri de tout soupçon?

Mais, cela dit, on ne peut s’empêcher d’admirer la fière attitude que Dortial sut garder en présence de ses juges, et qu’il conserva jusqu’à la fin. Il en donna une nouvelle preuve dans un interrogatoire du 18 juillet suivant. Il répéta de nouveau qu’il n’avait tenu des assemblées que pour y prêcher la parole de Dieu et y chanter ses louanges, qu’il s’appliquait à s’instruire par la lecture de l’Évangile et celle de bons livres à l’usage de sa religion, et que c’était d’après eux qu’il composait les sermons qu’il prêchait dans les assemblées.

On avait saisi sur lui trois lettres adressées à des coreligionnaires. Quand on lui demanda le nom de ses correspondants:

«Ma conscience,» dit-il, «me défend de les faire connaître;», mais il avoua, sans peine, le dessein qu’il avait eu en leur écrivant: «Je l’ai fait pour les exhorter à se repentir d’avoir, entre autres crimes, reçu la bénédiction de leur mariage de la main d’un prêtre romain.»

C’est ainsi qu’il appelait crime ce que ses juges considéraient, au contraire, comme un acte d’obéissance aux lois, et de déférence envers le souverain. Évidemment, il ne cherchait pas à se concilier leur faveur.

L’interrogatoire des autres accusés n’offre rien de bien remarquable.


Louis Souchon, âgé de quarante-deux ans, était un cultivateur animé de sentiments pieux. Lui aussi, lorsqu’on l’interroge au sujet des assemblées tenues chez lui, répond:

«Quand j’étais à lire et à faire mes prières avec Dortial, nous ne nous détournions point de nos exercices, lorsque mes parents venaient me voir.»

Et lorsque Dumolard lui demande s’il n’a pas reçu la cène des mains de son ami, il ne veut rien répondre, ne se doutant pas que son silence même est un aveu.

Chambon était âgé de quarante-cinq ans. Il n’était que depuis deux jours au quartier de Souchon, lorsqu’on l’y arrêta. Il y était venu, selon son expression, «prendre à prix fait la levée de la récolte.» Il avoua qu’il connaissait Dortial depuis sept à huit ans, qu’ils avaient, plusieurs fois, mangé et bu ensemble à Genève, qu’il l’avait entendu prêcher et qu’il avait même reçu la communion de ses mains.

Dumolard interrogea aussi les membres de la famille Dortial. Le fils aîné, qui portait le prénom de son père, répondit avec la même franchise que ce dernier. Il était âgé d’environ vingt-cinq ans; après avoir fait pendant quelque temps le métier de cardeur de laine, il exerçait en dernier lieu celui de cordonnier.

Avez-vous assisté aux assemblées qu’a tenues votre père? lui demanda le subdélégué.

Mon père, répondit le jeune Vivarois, m’instruisait des principes de la religion dans la maison où nous habitions. Mais je ne crois pas qu’il ait tenu d’autres assemblées que celles où se réunissaient un petit nombre de personnes, dans les endroits où nous passions. Il n’a jamais voulu présider de nombreuses assemblées.

Dans ces petites assemblées, votre père ne prêchait-il pas et ne faisait-il pas le catéchisme?

Il prêchait en forme d’exhortation, pour instruire les assistants des devoirs de leur religion.

A-t-il béni des mariages, baptisé et donné la cène?

Mon père n’a jamais béni de mariage. Je lui ai ouï dire qu’il avait baptisé un enfant en sa vie; il a donné la cène plusieurs fois.

L’avez-vous vu la donner et l'avez-vous reçue de sa main?

Oui.

N’a-t-il pas été reçu ministre à Genève?

Non.

Quant à la femme de Dortial, Madeleine Chausson, et son second fils, nommé Jacques, âgé d’environ dix à douze ans, c’est en vain que Dumolard les interrogea: ils refusèrent de répondre.


Le voyageur qui traverse le Rhône, pour se rendre de Valence à Saint-Péray, aperçoit, à sa gauche, en approchant de cette ville, le château de Beauregard, situé dans une position ravissante, non loin des ruines romantiques de Crussol, qui se dressent, comme un nid d’aigle, au sommet d’un rocher escarpé qui surplombe le fleuve. Ce château élégant et bien conservé, qui est devenu une propriété particulière, fut longtemps une prison d’État. À différentes reprises, il enferma dans ses murs des prisonniers pour cause de religion.

Marie Durand et Desubas y furent provisoirement internés. C’est là qu’on avait conduit, dès les premiers jours de leur arrestation, les prisonniers de Lavoulte, et qu’ils séjournèrent jusqu’au mois de novembre, époque de leur translation à Nîmes. Ils n’y étaient pas gardés à vue, et l’un d'eux, Pierre, le fils aîné de Dortial, parvint à s’échapper.

Le geôlier s’était rendu à Valence, et, pendant son absence, sa femme remit les clefs au sergent de garde, chargé de faire la visite. Ce dernier permit au prisonnier de sortir de son cachot pour aller, avec lui, dans la chambre du geôlier où Pierre Dortial voulait tremper sa soupe. Profitant d’une distraction du soldat, le détenu se glisse, sans être aperçu, sur la terrasse du château, escalade la muraille, saute dans un fossé et prend la clef des champs. Le sous-officier, nommé Chambreau, de la compagnie de Mazarin et du régiment de Condé, paya cher sa négligence. Il fut condamné à trois ans de galères; et La Reynie, lieutenant général de police, ajoutait, dans une lettre qui renferme ces détails et qui est conservée aux archives de l’Hérault:

«Je crois qu’il nous faudra défaire du geôlier de Beauregard. Il faut, dans ce poste, un homme plus actif et moins négligent.»

Le 24 octobre, Bernage, l'intendant de Montpellier, donna l’ordre de transférer les prisonniers à Nîmes. Il était ainsi conçu:

«L’instruction des procédures contre le nommé Dortial étant terminée, il est nécessaire de le faire traduire, avec sa femme, son fils, Louis Souchon et Alexandre Chambon, dans les prisons du fort de Nîmes, où je me suis proposé d’aller les juger, avec les officiers du présidial, et j’envoie à M. Dumolard un ordre pour faire faire cette traduction.»

Dumolard s’empressa de se conformer aux ordres de son chef.

«Je me suis donné tous les mouvements possibles,» lui écrivait-il le 4 novembre, «pour trouver un bateau capable de contenir les cinq prisonniers. Comme nous sommes dans le temps que l’on voiture des vins et des marrons à Paris, j’ai eu bien de la peine à trouver un bateau tel qu’il le fallait et je n’ai pu l’avoir que bien chèrement, puisque je suis convenu avec le patron de lui faire compter cinquante-cinq livres, en sorte que Jean-Pierre Dortial et ses complices partiront demain matin pour arriver le même jour au Saint-Esprit, à moins que le vent ne devienne contraire.»

Les prisonniers étaient escortés de trente soldats commandés par un lieutenant, de trois cavaliers et d'un exempt de la maréchaussée, nommé Azémar, muni de l’argent nécessaire pour la nourriture des prisonniers. Ils arrivèrent au Pont-Saint-Esprit le 5 au soir, et en repartirent le 6 au matin. Comme ils étaient hors d’état de faire à pied le reste de la route, on dut leur fournir une charrette par l’ordre de l’intendant. Ils conservèrent jusqu’à la fin leur escorte de trente hommes; ainsi le voulait La Devèze, quoique Bernage eût désiré la réduire de moitié.

Dortial et ses compagnons arrivèrent à Nîmes dans la matinée du 8 novembre. On les conduisit aussitôt dans la citadelle, où le geôlier reçut l’ordre de les garder étroitement. Ils pouvaient croire qu’on déciderait bientôt de leur sort; mais plusieurs défauts s’étaient glissés dans la procédure.

Les tribunaux de Nîmes et de Montpellier étaient partagés sur des questions de droit, assurément fort secondaires, dans le détail desquelles nous n’entrerons point, mais qui nécessitèrent l’intervention du chancelier d’Aguesseau lui-même, dont une lettre à Bernage est conservée au dossier. Les prisonniers devaient encore languir près de neuf mois dans les prisons de Nîmes; cette attente douloureuse mûrit leur foi. Dortial se prépara, dans le recueillement et la prière, à sacrifier sa vie pour son Maître; et, quand le moment sera venu, il saura mourir.


IV


Le 31 juillet 1742, Pierre Dortial et ses compagnons de captivité furent conduits au palais de justice, dans la salle du conseil. Ils étaient escortés de cinquante soldats, la baïonnette au bout du fusil, et de deux brigadiers de la maréchaussée de Nîmes. Ils comparurent devant leurs juges à huit heures du matin.

Pierre Dortial, en entrant dans la salle, posa son chapeau et sa perruque; puis, levant les yeux au ciel, il s’écria:

«Maître de la nature, qui tiens tous les hommes à ta disposition, maintenant que tu veux m’éprouver, veuille me donner les forces qui me sont nécessaires. Fais que ton Saint-Esprit soit sur moi, afin que je sois sanctifié. Veuille encore présider au jugement que les hommes vont rendre contre moi: c’est là ce que j’ai à te demander quant à présent, au nom et par les mérites de ton cher Fils, mon Rédempteur.»

Puis, se tournant vers ses juges, il leur dit:

«Messieurs, prenez garde au jugement que vous allez rendre sur moi. Je ne suis coupable d’aucun crime.»

Lorsqu’il fut sur la sellette, ajoute la narration qui nous fournit ces détails, on lui demanda son nom, son âge et sa profession; après qu’il eut répondu, on l’interpella sur la religion qu’il professait; il repartit:

«La religion que je professe est la chrétienne, dont j’ai découvert la vérité dans l’Écriture sainte, que les apôtres ont annoncée et que les bienheureux martyrs ont scellée de leur sang.»

Sur quoi, lui ayant été demandé s’il était ministre de la religion réformée, il dit: «Non.» À quoi on ajouta d’où venait qu’il en avait fait les fonctions. Il repartit:

«Parce que les Églises du Vivarais se trouvant sans pasteurs, et me sentant des dispositions pour remplir les fonctions du saint ministère, j’ai cru que le devoir de ma conscience m’obligeait à faire ce dont vous m’accusez et dont je conviens.»

Après cet aveu sur sa personne, il garda le silence sur les interpellations qui lui furent faites au sujet des ministres et proposants qui étaient dans le royaume et des gens qui les réfugiaient.

Les juges délibérèrent pendant deux heures. Quand ils rentrèrent dans la salle du conseil, ce fut pour prononcer une sentence de mort contre Dortial et une condamnation aux travaux forcés à perpétuité contre ses deux compagnons de captivité, Souchon et Chambon. On sursit au jugement de la femme et du fils de Dortial; mais l’arrondissement où on l’avait arrêté fut frappé d’une amende de trois cents livres. Voici d’ailleurs le texte du jugement dressé par Ménard, conseiller au présidial et dont le greffier David donna lecture, pendant que les condamnés l’écoutaient à genoux:

«Louis-Basile de Bernage, chevalier, seigneur de Saint-Maurice, Vaux, Chassy, etc.

Entre le procureur du roi en la commission, demandeur en réparation du crime d’avoir fait les fonctions de prédicant, convoqué des assemblées illicites et administré la cène dans le pays du Vivarais, contre Jean-Pierre Dortial et Madeleine Chausson, sa femme, et Jacques Dortial, leur fils, accusés de lui avoir adhéré; Louis Souchon, accusé d'avoir donné retraite audit Dortial, d’avoir assisté aux assemblées des nouveaux convertis tenues dans sa maison par ledit Dortial, et dans celle par lui tenue dans le bois de Baix, en Vivarais, et Alexandre Chambon, accusé d’avoir averti les nouveaux convertis de l’assemblée tenue dans le bois de Baix, d’y avoir assisté et reçu la cène des mains de Dortial, prisonniers défendeurs d’autre;

Vu la déclaration du Conseil d’État du roi du 4 septembre 1732; la nouvelle ordonnance du 18 juin 1741; la déclaration du roi du 14 mai 1724; l’ordonnance du roi du 9 novembre 1728; les interrogatoires et réponses de Jean-Pierre Dortial, Pierre Dortial son fils, des nommés Souchon et Alexandre Chambon, du 16 du mois de juin; l’information contenant la déposition d’un témoin par-devant le sieur Dumolard, mon subdélégué au département du Vivarais, du 24 dudit ; notre ordonnance du 29 mai dernier, par laquelle nous avons commis le sieur Léon Ménard, conseiller au présidial de Nîmes, pour faire le rapport du procès, et le sieur de Chazel, procureur du roi, et Esprit Daniel pour faire les fonctions de greffiers en ladite commission; les conclusions dudit sieur de Chazel, procureur du roi:

Nous avons, de l’avis du présidial de Nîmes, déclaré et déclarons ledit Jean-Pierre Dortial, duement atteint et convaincu d’avoir tenu diverses assemblées, d’y avoir prêché et donné la cène et fait les autres fonctions de prédicant, tant dans le Vivarais que dans le Dauphiné; pour réparation de quoi, l’avons condamné et le condamnons à être pendu et étranglé, jusqu’à ce que mort s’ensuive, à une potence qui, pour cet effet, sera plantée à la place de l’Esplanade de cette ville, par l’exécuteur de la haute justice; son corps mort y demeurera vingt-quatre heures et sera ensuite porté aux fourches patibulaires pour y rester jusqu’à la consommation.

Déclarons ensuite ledit Souchon duement atteint et convaincu d’avoir donné retraite audit Dortial, d'avoir assisté aux assemblées et d’avoir donné secours et assistance audit Jean-Pierre Dortial; pour réparation de quoi, avons condamné et condamnons, tant ledit Souchon que ledit Chambon, à servir le roi sur ses galères, en qualité de forçats, préalablement marqués des lettres G. A. L., avec défense d’en désemparer sous peine de la vie.

Déclarons les biens des susdits Dortial, Souchon et Chambon confisqués au profit du roi, le tiers distrait au profit de leurs femmes et de leurs enfants, s’ils en ont; et, en outre, ordonnons que la maison dudit Souchon sera rasée, et condamnons l’arrondissement du Vivarais, dans l’emplacement duquel la maison se trouve située, en 3,000 livres d'amende, conformément à l’ordonnance du roi du 9 novembre 1728, et ordonnons que les livres, sermons et autres écrits concernant la religion prétendue réformée, trouvés dans la maison, appartenant tant au sieur Dortial qu’aux Souchon, seront brûlés par l’exécuteur de la haute justice, lors de l’exécution dudit Dortial; condamnons lesdits Dortial, Souchon et Chambon solidairement aux dépens du procès, la taxe d’iceux réservée, et, en ce qui concerne Madeleine Chausson, femme de Jean-Pierre Dortial, et Jacques Dortial, son fils, ordonnons qu’il soit plus amplement informé (Archive de Montpellier)


Dortial écouta avec le plus grand calme la lecture du jugement. On le vit sourire et lever les yeux au ciel, quand le greffier lut qu’il serait pendu et étranglé; puis, entendant qu’on parlait de sa femme et de son fils, il redoubla d’attention pour savoir à quelle peine ils seraient condamnés. Apprenant qu’ils seraient mis, sans doute, hors de cour et de procès, il leva de nouveau les yeux au ciel avec reconnaissance.

Alors M. Ménard lui fit une allocution pour le porter à recevoir avec soumission le jugement qui venait d’être porté contre lui, ajoutant que, comme il n’avait que quelques moments à vivre, il devait les employer à se réconcilier avec Dieu, en abandonnant la religion réformée pour embrasser la catholique romaine, hors de laquelle il n’y a pas de salut. Dortial lui répondit:

«Monsieur, au lieu de regarder l’Église romaine comme étant la seule véritable, je crois, au contraire, qu’elle est la mère de la paillardise et de l’idolâtrie, et que le pape qui la gouverne, au lieu d’être le vicaire de Jésus-Christ, est au contraire son adversaire. Aussi je suis obligé, par ma conscience, de vous déclarer, à mon tour, que si vous ne changez de religion et n’embrassez la protestante, dans laquelle je veux mourir, vous serez vous-même damné.»

II fit immédiatement suivre ces paroles de cette prière:

«Arbitre souverain de la destinée de tous les mortels, qui présides sur tous les événements, quel honneur pour moi d’avoir été choisi, parmi tant d’autres, pour souffrir la mort à cause de la profession de la vérité! Je n’ai autre chose à te demander que la force et le courage qui me sont nécessaires pour pouvoir remporter sur mes ennemis une pleine et entière victoire. C’est là, souverain Pasteur des âmes, ce que je te demande avec ferveur au nom et par les mérites de ton cher Fils, mon Rédempteur, qui l’a ainsi enseigné.»

Deux prêtres s’approchèrent de lui, pour essayer de le faire renoncer à sa croyance; mais il leur dit:

«Messieurs, vous prenez de la peine inutilement; puisque je suis à la fin de ma course, laissez-moi me réconcilier avec Celui de qui je tiens la vie, le mouvement et l’être. Je suis resté neuf mois dans les prisons du fort. Si vous étiez venus m’y voir, nous aurions pu, pendant ce temps-là, conférer ensemble; mais, à présent que je suis à ma dernière heure, je veux l’employer à faire ma paix avec Dieu.»

D’autres ecclésiastiques, dont le nombre s’éleva jusqu’à dix, ne réussirent pas mieux dans leurs tentatives de prosélytisme, et l’ordre de conduire le patient au supplice fut donné.


Il avait la tête et les pieds nus, la corde au cou, et une chemise pour tout vêtement; quatre prêtres l’entouraient. Son escorte était composée de cinquante soldats armés, de toute la maréchaussée de la ville, et de neuf tambours qui faisaient entendre le roulement de leurs caisses, pour que le peuple ne comprît pas les paroles qu’il prononçait. Ce qu’on put seulement distinguer, c’est qu’en sortant de la porte de la Couronne, il s’écria, à l’aspect du gibet entouré de tout le régiment de Bourbon: «Grand Dieu, dresse mes mains au combat et mes doigts à la bataille!»

Lorsqu’il fut arrivé au pied de la potence, M. Ménard, qui s’y était rendu avant lui, avec son greffier et deux huissiers, fit lire de nouveau le jugement, et lui demanda le nom des ministres et proposants qui étaient dans le royaume et de ceux qui leur donnaient refuge. Il répondit qu’il n’avait rien à dire à cet égard, et il entonna le psaume XXV:

«À toi, mon Dieu, mon cœur monte, etc.»

Après cela, il pria le commandant de la troupe de faire cesser ses tambours, parce qu’il voulait faire sa dernière prière; il le lui accorda, à condition qu’il la ferait à voix basse. Ceux qui l’entouraient de près purent pourtant l’entendre, et il dit, en levant les yeux au ciel:

«Grand Dieu, qui m’as fait naître pour te servir et qui veux maintenant que je scelle de mon propre sang ton Évangile, donne-moi, comme tu fis à mon Sauveur, ce courage intrépide qu’il fit paraître lors de sa mort sur la croix, afin que j’édifie par la mienne mes pauvres frères qui gémissent sous la tyrannie de l’Antéchrist, privés de la liberté d’entendre ta parole.

Sois ici-bas leur pasteur et leur conducteur, leur consolation et leur force, leur soutien et leur appui. Accorde-leur ta bénédiction dans cette vie et la gloire dans la vie à venir, et fais que nous soyons tous réunis dans le ciel. Ce sont là, bon Dieu, toutes les grâces que j’ai à te demander, pour le peu de temps que j’ai à rester dans cette vie. Ajoutes-y la gloire éternelle, dans celle qui est à venir, au nom de Jésus-Christ, mon intercesseur.»

En montant l’échelle, il chanta le psaume LI, et comme l’un des prêtres était monté après lui pour essayer de l’ébranler au moment de la mort, le patient, qui avait les mains attachées ainsi que la tête, lui fit signe avec le pied de se retirer; il s’écria ensuite:

«Mon âme, bénis l’Éternel, et que tout ce qui est au dedans de moi bénisse le nom de sa sainteté!»

Alors, le bourreau ayant fait signe au prêtre de descendre, il s’écria encore plus fort: «Seigneur, je remets mon esprit entre tes mains.»

À ce moment suprême, le bourreau fit son office, et, une heure après, quelques hommes de la ville coupèrent la corde et emportèrent le corps dans une aire, où, l’ayant changé de chemise et enfermé dans un cercueil, ils l’enterrèrent, après avoir entouré ses restes mortels de chaux vive, pour les dissoudre rapidement, de peur qu’on ne vînt les enlever.

Nous avons tenu à raconter, dans les termes mêmes des récits du temps, la fin glorieuse de ce confesseur de Jésus-Christ. Autrement brève fut l’oraison funèbre que lui consacra le greffier de la commission. Il avait assisté d’un œil sec au supplice, et il se contenta d’écrire sur son registre, en rentrant chez lui:

«Aujourd’hui, 31 juillet 1742, le jugement a été prononcé par nous, greffier de la commission, aux nommés Dortial, Chambon et Souchon. Ledit Jean-Pierre Dortial a été mis entre les mains de Pierre, exécuteur de la haute justice, de même que les livres, lettres, missives et manuscrits, qui l’a conduit le même jour, à six heures du soir, à la place de l’Esplanade de cette ville de Nîmes, et a exécuté ledit jugement, selon sa forme et teneur»


V


Le lendemain de l’exécution, le procureur du roi de Chazel en informa La Devèze, comme on l’a vu au début de ce récit. De son côté, l’intendant Bernage, dans une lettre du 3 août, datée de Montpellier, en parlait en ces termes au comte de Saint-Florentin:

«Je dois avoir l’honneur de vous rendre compte d’un jugement que je rendis avant-hier à Nîmes, où je me suis arrêté pendant deux jours, à mon retour de la foire de Beaucaire. Vous vous rappelez, Monsieur, que j’eus l’honneur de vous informer, il y a environ un an, de la capture d’un nommé Dortial, accusé d’avoir fait les fonctions de ministre ou de prédicant dans le Vivarais et le Dauphiné.

L’instruction du procès, pour lequel j’ai même été obligé de vous demander dans le temps un arrêt particulier, a souffert de bien des difficultés et des longueurs, dont il serait inutile de vous rappeler le détail. Je suis enfin parvenu à faire mettre l’affaire en état, et les preuves ont été complètes, tant contre Dortial que contre deux compères qui avaient été arrêtés avec lui. Il a été condamné à mort, conformément aux déclarations du roi, et le jugement a été exécuté le jour même. Il n’était point ministre, mais prédicant, depuis très longtemps, et un véritable fanatique, dont il est heureux, pour le bien de la religion et la tranquillité du royaume, que le Vivarais et le Dauphiné soient délivrés.

Les deux complices ont été condamnés aux galères perpétuelles. Il a été, en outre, ordonné que la maison dans laquelle il a été arrêté serait rasée, et l'arrondissement du Vivarais, dans lequel cette maison se trouve située, a été condamné à 3,000 livres d’amende, conformément à l’ordonnance du roi du 9 novembre 1728. Je vais faire imprimer ce jugement, pour le rendre public dans tous les cantons de cette province où il y a des nouveaux convertis. J’aurai l’honneur de vous en envoyer un exemplaire. Il y a lieu de croire que cet exemple produira son effet, et je crois que le meilleur que nous puissions souhaiter est celui d’écarter, du moins pour quelque temps, ces espèces de ministres ou de prédicants, dont les pernicieuses instructions sont la source du maintien de l’erreur et du manque d’obéissance, auxquels les peuples ne se porteraient pas d’eux-mêmes, s’ils n’y étaient excités par leurs mauvais conseils.»


Le secrétaire d’État fit à cette lettre la réponse suivante:

«Versailles, le 11 août 1742.

La punition du sieur Dortial ne peut, Monsieur, comme vous me l’observez, qu’effrayer les ministres ou prédicants qui cherchent, dans les circonstances présentes, à répandre l’esprit de sédition et de révolte, et il est fort utile que votre jugement soit rendu public dans la province. Je ne doute pas que vous ne continuiez à veiller avec la même attention sur une partie aussi intéressante pour l’État.

Je suis toujours parfaitement, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Florentin.»

L’espérance du ministre et de l’intendant était illusoire. Les pasteurs du Désert furent, sans doute, profondément attristés de la mort de Dortial. Ils respectaient en lui, malgré son refus de se plier à la discipline, un vieil athlète qui avait reçu plus d’une blessure dans le saint combat pour la vérité, et le peuple réformé le pleura comme un glorieux martyr; mais ses conducteurs ne songèrent pas à fuir la persécution. Bien loin d’avoir été troublés par ce tragique événement, ils n’en consignèrent pas même le souvenir dans leurs délibérations synodales.

Une fois le sang versé, il fallait en payer le prix. Il paraît que le commandant Perret, qui avait arrêté Dortial, eut à attendre quelque temps les 3,000 livres qu’il avait si honorablement gagnées. Il écrivit, pour les obtenir, lettre sur lettre. Dès le 8 août, il envoyait le billet suivant à M. de Bernage:

«Vous m’avez fait la grâce, Monseigneur, de me mander que vous rendrez compte de ce jugement au ministre. Je vous serais infiniment obligé de lui dire la manière dont j’ai manoeuvré pour tâcher à débarrasser le pays de ce mauvais garnement.»

Ces lignes restant sans réponse, il revint à la charge, par une lettre datée de Lavoulte, le 13 septembre suivant:

«Sur l’avis que j’eus du jugement que vous avez rendu contre le nommé Dortial, prédicant, j’eus l’honneur de vous écrire, le 8 août dernier, et eus celui de vous dire les difficultés qu’il me paraissait y avoir pour passer à l’exécution d’icelui. Je vous priais de m’y être favorable et me mander la route que je dois tenir pour parvenir à tirer parti des peines, soins et dépenses que j’ai faits pour découvrir ce perturbateur du repos public. Je n’ai, depuis ce temps-là, reçu aucune réponse de vous. Ce qui fait, Monseigneur, que je prends la liberté de vous récrire pour vous prier de me mander si je dois espérer d’être traité différemment que ceux qui font de pareilles expéditions. Je suis persuadé, Monseigneur, que vous voudrez bien m’y être favorable et m’honorer de votre réponse sur ce qu’il convient de faire.»


Quelle manière adroite de faire valoir ses services! On avait tout intérêt, d’ailleurs, à les récompenser. D’autres prédicateurs sous la croix attendaient leurs délateurs, qui ne marcheraient que par l’appât de beaux écus comptants.

Le commandant Perret toucha donc ses 3,000 livres. Il est vrai qu’on en défalqua 313 livres et 10 sols que M. de Larroque, receveur général des amendes prononcées contre les nouveaux catholiques, avait dû payer pour frais de transport des prisonniers de Beauregard à Nîmes.

Le prédicateur était exécuté; mais s’il avait expié son crime, le Vivarais n’était pas libéré. Bernage, s’appuyant sur l’ordonnance royale du 9 novembre 1728, avait bien condamné l’arrondissement du Vivarais, dans lequel on avait arrêté Dortial, à 3,000 livres d’amende; mais était-ce bien dans cette province que se trouvait le quartier de Souchon?

Question difficile, car, dans sa course capricieuse, le Rhône oblique tantôt à droite, tantôt à gauche, et c’était, en réalité, au Dauphiné qu’appartenait le domaine de Souchon, quand il fallut appliquer le jugement. On n’avait donc, semble-t-il, qu’à faire payer l’amende aux protestants dauphinois. Oui; mais l’ordonnance concernait les habitants du Vivarais, non leurs voisins de la rive gauche. Il en fallut une nouvelle qui fut rendue, le 21 juillet, en ces termes:

«Le roi, étant en son conseil, a ordonné et ordonne que, soit que les îles de Lavoulte dépendent du Languedoc, soit qu’elles dépendent du Dauphiné, les ordonnances de M. de Bernage des 18 juin et 1er juillet derniers, seront exécutées selon leur forme et teneur, et que le procès commencé en conséquence sera continué d’autorité;»

Et le Dauphiné paya l’amende.

Que devinrent la veuve et le fils de Dortial? On aurait dû les mettre en liberté, après le supplice du martyr. Mais, trois mois après, ils étaient encore dans les prisons de Nîmes, comme le prouve le placet suivant qu’ils adressèrent à Bernage:

«Monseigneur, Madeleine Chausson, veuve de Jean-Pierre Dortial, et Jacques Dortial, mère et fils, détenus prisonniers dans les prisons du présidial de Nîmes, remontrent très humblement à Votre Grandeur que, par le jugement qu’elle rendit le 31 juillet dernier, il est ordonné qu’ils seront élargis des prisons où ils sont détenus.

Quoique ce jugement ait été publié et affiché, le concierge refuse de mettre les suppliants en liberté; et comme ils souffrent extrêmement dans la prison, depuis trois mois que ce jugement a été rendu, ils ont recours à vos grâces, Monseigneur, pour vous supplier très humblement d’ordonner au concierge des prisons de Nîmes d’élargir les suppliants et les mettre en liberté; et ils prieront Dieu pour la prospérité et la santé de Votre Grandeur.»

On fit droit à la requête de la veuve, mais on garda son fils en prison, dans l’espoir de le convertir. Il n’avait pas douze ans et il était maladif. Les mains teintes du sang de son père n’eurent pas grand peine à le conduire aux autels. La lettre suivante de Saint-Florentin à Bernage, en date du 16 avril 1743, nous édifie pleinement sur cette affaire:

«Il est toujours fort avantageux, Monsieur, d’avoir pu disposer le nommé Dortial fils à se faire instruire, et je ne peux qu’approuver les mesures que vous avez prises à ce sujet avec M. l’évêque de Nîmes. Le zèle de M. Dubousquet est bien louable, et il est juste de le seconder en prenant, sur le fonds des amendes, les huit livres qui sont nécessaires par mois pour faire le supplément de ce qu’il donne pour la pension de ce nouveau converti.»

On voit, dans un état du 16 décembre, qu’il aurait dû recevoir une gratification de 96 livres, et son nom est accompagné de cette note:

«C’est le fils d’un prédicant de ce nom qui a été exécuté à Nîmes. Cette gratification lui a été accordée pour le supplément de sa subsistance chez un maître d’école, à Montpellier, où il a été mis pour être élevé dans la religion catholique.»

Mais on lit à la marge:

«On ne lui a jamais rien payé; il n’a resté que huit jours à Montpellier.»

Ici nous perdons sa trace. – Qui sait si une fois en liberté, le jeune Dortial ne courut pas se jeter dans les bras de sa mère, pour pleurer avec elle le martyr, et vivre dans la religion qu’il avait si fidèlement professée?


Quant aux deux complices de Dortial, pour parler le langage de leurs juges, ils allèrent grossir à Toulon le nombre des forçats pour la foi. Souchon ne tarda pas à succomber aux fatigues de la rame; du moins son nom ne figure pas sur une liste de galériens dressée par l’un d’eux, Pierre Espinas, le 1er mai 1748.

Alexandre Chambon resta sur les galères jusqu’au milieu de 1769. Il en sortit, grâce à l’intervention d’un homme humain et généreux, le prince de Beauvau, gouverneur du Languedoc. Il avait passé vingt-huit ans au bagne ou en prison. Son brevet de grâce, expédié de Versailles le 25 mai, ne fut entériné au greffe de l’intendance que le 5 juin suivant. M. l’intendant était en partie de chasse.

Le pasteur de Marseille, Jacques Teissier, qui nous fournit ces détails, ajoute:

«Ce pauvre infortuné, à peine sent-il son bonheur à cause de son âge.»

Entré au bagne en 1742, à l’âge de quarante-cinq ans, il en avait soixante-treize, quand il en sortit.

Alexandre Chambon reprit, avec une émotion difficile à décrire, le chemin de son hameau natal. Il y trouva Marie Durand, sortie depuis peu de la tour de Constance, après trente-huit ans de réclusion. Ces deux vieillards purent ensemble bénir le Seigneur qui, après tant de traverses, leur permettait de finir leurs jours dans les lieux qui les avaient vus naître.

Les Églises accordèrent à Chambon un secours de livres par mois, qu’il recevait de Paul Rabaut, par l’intermédiaire de Marie Durand.

«Monsieur et très honoré pasteur,» écrivait cette dernière au pasteur de Nîmes, le 26 décembre 1773, «généreux bienfaiteur, après vous avoir assuré de la sincérité de ma respectueuse reconnaissance pour toutes les bontés que vous avez pour moi, je vous dirai qu’on m’a dit qu’on ne vous avait point fait de reçu des 40 livres que vous aviez envoyées au pauvre Chambon. Je vous dirai, Monsieur, que cette somme lui fut remise..., mais le pauvre homme est dans un grand besoin; ainsi ayez la bonté de lui faire passer ce qui lui est dû depuis le temps, car il est dans la nécessité... Je vous supplie de vous souvenir de ce pauvre vieillard; je l’espère de votre rare bonté. Il vous fait mille compliments et à ses bienfaiteurs.»

Lignes touchantes, qui nous éclairent sur l’affection cordiale qui unissait entre elles ces deux victimes de l’intolérance. Elles se racontaient le soir, au coin de l’âtre, les souffrances endurées pour le nom de Christ, et elles purent, avant de mourir, entrevoir l’aurore de jours meilleurs, qu’avait préparés leur constance.


 


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