Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

L’ÉGLISE

SOUS LA CROIX

* * *

Ramener le cœur des enfants vers les pères.

(Malachie, IV, 6.)

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ÉTIENNE ARNAUD


1688-1718

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I


Étienne Arnaud naquit à Saint-Hippolyte-de-la-PIanquette, dans les Cévennes, le 28 février 1688. Son père s’appelait Jacques Arnaud et sa mère Suzanne Castel (Archives de la mairie de Saint-Hippolyte. Le parrain fut Étienne Castel, de Sauve, et la marraine Madelon Lacombe «tenant la main à Isabeau Arnaude.»).

Il fut baptisé le 7 mars, à l’église paroissiale, par le curé du lieu, car on était alors au milieu des jours sombres qui suivirent la Révocation et il n’y avait plus de pasteurs régulièrement consacrés, pour exercer le ministère évangélique dans les Cévennes.

Étienne Arnaud appartenait à une famille nombreuse et ce nom était d’ailleurs, comme de nos jours, fort répandu dans le pays. Pour le distinguer d’un frère, nommé Jacques, plus âgé que lui de neuf ans, ses parents lui donnèrent le surnom de Cadet, qu’il adopta, plus tard, comme nom de guerre, lorsqu’il eut pris le Désert.

Il avait deux soeurs, dont l’une, Jeanne, était née en 1686. Nous avons tout lieu de croire qu’elle eut aussi à souffrir pour sa foi et que c’est la même que cette Jeanne Arnaud, dont parle la France protestante, qui, enfermée pour cause de religion dans les prisons du château de Carcassonne, recouvra la liberté en 1713, à la paix d’Utrecht et grâce à l’entremise de la reine Anne d’Angleterre.

Le chef de cette famille intéressante était facturier de laine. «On donnait ce nom,» nous écrit M. Clément Ribard, ancien pasteur à Saint-Hippolyte, qui a l’obligeance de nous fournir ces détails, «à celui qui achetait la laine au propriétaire, la faisait laver, tisser, huiler, mettre en écheveaux et en pelotons et la livrait toute prête 'aux tisserands.»

Il jouissait, paraît-il, d’une certaine aisance et ne manquait pas d’instruction.

«Son écriture,» nous dit encore notre correspondant, «est grosse, bien formée, le paraphe simple. Autant qu’on peut juger d’un homme par sa signature, il devait être simple, franc, ouvert, énergique.»

Nous avons lieu de croire aussi qu’il était pieux et qu’il s’efforça de faire partager ses convictions chrétiennes à ses enfants. Mais que d’obstacles pour servir le Seigneur, en ces temps difficiles!

La ville de Saint-Hippolyte fut au nombre des premières et des plus rudement éprouvées. Dès le mois de février 1681, son temple fut démoli et l’exercice du culte interdit dans ses murs, par une ordonnance royale. Les réformés ne continuèrent pas moins à s’assembler.

On dut construire un fort pour les contenir (C'est depuis lors que cette ville s'appelle Saint-Hippolyte-du-Fort. Le prétexte futile qu’on mit en avant pour démolir le temple, c'est qu'un paysan de Valleraugue, ayant rencontré, dans la rue, un prêtre notoirement indigne qui portait le saint sacrement, n'avait pas levé son chapeau. Les matériaux du temple servirent à la construction du fort dans lequel on enfermait les huguenots, et, par un étrange retour des choses d'ici-bas, ce fort, démoli à son tour, a servi à la construction du nouveau temple. De plus, la clef monumentale qui sert à ouvrir la grande porte est pourvue de son certificat d'origine. On lit, gravée sur sa tige, l'inscription suivante: «Je suis un des gonds du fort.»), et trois pasteurs des environs, convaincus de les avoir édifiés sur les ruines fumantes de leur sanctuaire, furent décrétés de prise de corps et durent passer la frontière.

D’ailleurs, ce n’étaient là que les préludes de la Révocation.

Quand ce crime national fut consommé, les iniquités se multiplièrent. Elles finirent par lasser la patience des huguenots. Étienne Arnaud n’avait que dix ans lorsque, au commencement du siècle, éclata la terrible guerre des Camisards, et c’est au bruit de la fusillade et à la lueur des incendies, que cet enfant, prédestiné au martyre et de bonne heure aguerri au danger, passa de l’enfance à l’adolescence.

Cependant l’épreuve fut salutaire au jeune Cévenol. Il fréquenta de bonne heure les assemblées du Désert. Son cœur s’ouvrit aux enseignements de l’Évangile; il se mit en relation avec les prédicants et les chefs camisards et lorsque, en 1704, le maréchal de Villars eut pacifié les Cévennes, moins encore par sa vaillance que par son habileté, il refusa de profiter de l’amnistie offerte par Bâville à ceux qui voudraient quitter le royaume, et il continua à tenir le Désert avec quelques amis.

Leur zèle était grand; mais le malheur des temps le mettait à une rude épreuve. L’intendant possédait les noms et les signalements de ces jeunes gens et il avait mis ses espions à leurs trousses.

«Ils erraient continuellement d’un lieu à l’autre,» dit Antoine Court, «les bois, les cavernes, les trous des rochers étaient leurs retraites. Ils ne paraissaient que dans la nuit et seulement pour changer de gîte, ou pour se procurer quelque subsistance, dont ils étaient quelquefois entièrement privés pendant plusieurs jours de suite. L’on s’exposait à tant de dangers en les favorisant, que ceux-là même qui conservaient le plus de bonne volonté pour eux n’osaient pas la manifester. Personne ne voulait les recevoir, et, si on était assez hardi pour leur donner quelque oignon cru, un peu de fromage ou quelque miche de pain, ce n’était jamais qu’en le leur jetant par quelque fenêtre reculée ou par la chatière de la porte.»

«Aussitôt qu’ils avaient attrappé quelque petite provision, ils se sauvaient comme des renards dans leur tanière. Ils avaient grand soin d’en fermer les ouvertures et les choisissaient dans des lieux si périlleux, si escarpés et si cachés, qu’eux seuls pouvaient y aborder ou les trouver (Histoire des troubles des Cévennes, t. III, p. 246 et suiv.)

Ces hommes, dont l’existence était si misérable, apprenaient, dans leurs retraites, quelques sermons par cœur, qu’ils empruntaient aux auteurs protestants du dix-septième siècle et qu’ils prêchaient ensuite au Désert, dans les rares assemblées de nuit qu’ils présidaient encore.

Au nombre de ces prédicateurs improvisés qui, malgré leur ignorance, n’en rendirent pas moins des services signalés à leurs coreligionnaires, et dont il faut conserver les noms avec amour, nous citerons, à côté de celui dont nous racontons la vie, Pierre Claris, de Quissac, le plus célèbre de tous; Jacques Montbonnoux, de Bragassargues; Matthieu Mazel, de Soudorgues, et Salomon Sabatier, de Cros, près de Saint-Hippolyte, avec lequel Étienne Arnaud se lia de la plus étroite amitié.

La situation des Églises empirait chaque jour et la position de ces humbles témoins de la vérité devenait de plus en plus précaire. Un trait, entre mille, nous donnera une idée des dangers sans nombre auxquels ils étaient exposés.

Le 28 juin 1705, Étienne Arnaud se trouvait, avec Claris, Montbonnoux et quelques autres, près de Lasalle, dans un vallon retiré, traversé par une rivière. Se croyant en sûreté, ils se livraient aux délices du bain, lorsqu’une troupe de miquelets, conduits par un espion, fond sur eux. Pris à l’improviste, ils ne durent leur salut, après Dieu, qu’à leur présence d’esprit et à une fuite précipitée, dans le plus simple appareil. Les rochers et les bois du voisinage les mirent, à grand-peine, à l’abri des coups de feu et ils laissèrent leurs souliers et leurs justaucorps pour butin à leurs ennemis.

Il faut lire, dans les curieux mémoires de Montbonnoux, le récit plaisant de cette aventure, «la plus particulière, dit-il, que j’eusse vue arriver encore et qui pouvait si aisément tourner au tragique (Voir G. Frosterus, Les Insurgés protestants sous Louis XIV, documents inédits, p.145 et suiv,)

Après avoir affronté, près de quatre ans, les hasards de cette vie errante, Arnaud et Sabatier se décidèrent à profiter des facilités offertes aux Camisards qui voulaient passer à l’étranger. Le marquis de Lalande, gouverneur de la ville et du château d’Alais, leur délivra un passeport et ils prirent, au commencement de 1708, la route de Genève. Arnaud avait alors vingt ans.


II


Genève était l’arche dans ce déluge, le refuge dans cette tempête, agitatis portus, comme on disait au seizième siècle. Les jeunes réfugiés y reçurent un accueil empressé et le récit de leurs travaux et de leurs souffrances y éveilla plus d’une sympathie. Ils auraient pu trouver de l’emploi dans cette ville hospitalière et y mener une vie paisible, à l’abri des persécutions. Mais leur pensée les ramenait sans cesse au milieu des Églises désolées de leur patrie, qu’ils avaient à cœur de relever de leurs ruines. Ils s'ouvrirent de leur dessein au marquis d’Arzilliers, gentilhomme réfugié, résident du gouvernement anglais à Genève. Il approuva fort leur projet et, le 5 juin 1709, nos jeunes Cévenols quittèrent la Suisse, avec un de leurs compatriotes, Pierre Carrière, dit Corteiz, qui devait jouer, à côté de Court, un rôle important dans la restauration des Églises.

Nos trois voyageurs prirent des chemins détournés pour éviter les passages dangereux, et ils arrivèrent sans encombre dans les Cévennes. Leur premier soin fut de se rendre dans les montagnes de la Lozère, à Nojaret, paroisse de Castagnols (Aujourd'hui commune de Vialas, canton du Pont-de-Montvert), qu’habitaient les parents de Corteiz. Mais, au lieu de l’accueil empressé qu’ils attendaient, ils ne reçurent que des reproches. Le père de Corteiz, qui était sans doute un nouveau converti, blâma leur retour comme la dernière des imprudences, et les exhorta vivement à retourner en Suisse, s’ils voulaient conserver leur vie. Nos jeunes gens ne se laissèrent pas effrayer et, quittant les hautes Cévennes, ils descendirent du côté d’Anduze.

Trois prédicants parcouraient ces quartiers: Jean Abric, Antoine Cordèze et Matthieu Mazel. «Leur piété et leur zèle,» dit Corteiz, «étaient admirables (Mémoires de Pierre Carrière, dit Corteis, pasteur du Désert, édités par J.-G. Baum. Strasbourg, 1871, p15.).» Ils avaient appris par cœur quelques sermons qu’ils prêchaient à leurs frères dans les gorges retirées des montagnes. Leur demeure habituelle était le Désert et ils ne vivaient, le plus souvent, que du morceau de pain noir que leur faisaient passer en cachette quelques personnes charitables.

Arnaud et ses deux amis travaillèrent à côté d’eux pendant quelques semaines, au milieu de difficultés sans cesse renaissantes. À peine s’ils trouvaient quelques protestants assez confiants pour se grouper autour d’eux. Les gens de guerre occupaient les défilés des Cévennes et leur présence refroidissait le zèle des plus courageux.

Croyant fuir le danger, Cordèze et Abric quittent Anduze et, suivis d’un autre prédicant nommé Jeannot, catholique converti, ils descendent, au mois d’août, du côté de Nîmes. Arrêtés à Milhau, «au logis de maître Pagès,» ils sont, quatre jours après, pendus à Montpellier. Les juges leur avaient promis la vie sauve, s’ils abjuraient. Seul Cordèze parut faiblir un instant; mais Jeannot, le prosélyte, releva son courage et «tous les trois,» dit Corteis, «s’affermirent l’un l'autre et marquèrent une joie inexprimable qui ne pouvait procéder que de la grâce de l’Esprit de Dieu.»

Un an à peine s’était écoulé depuis le retour en France des trois Cévenols, lorsque Salomon Sabatier fut arrêté, le 25 avril 1710, au pont vieux d’Alais. Il se passa, dans le fort de cette ville, où on l’enferma, une scène qui mérite d’être racontée.

Quelques dames, parmi lesquelles plusieurs nouvelles converties, firent une visite au marquis de Lalande, gouverneur de la citadelle. Dans le cours de l’entretien, elles exprimèrent le désir de voir ce prisonnier dont on parlait tant. Lalande le fit aussitôt sortir de son cachot et l’introduisit auprès des visiteuses. Sur leur demande et quelque étrange que cela paraisse, il consentit à leur prêcher un sermon. Il débuta par une prière pleine de ferveur et prit pour texte ces paroles du prophète Ésaïe:

«Voici, la main de l’Éternel n'est pas raccourcie qu’elle ne puisse délivrer, et son oreille n’est point devenue pesante qu’elle ne puisse ouïr. Mais ce sont vos iniquités qui ont fait séparation entre vous et votre Dieu, et vos péchés qui ont fait qu’il a caché sa face de vous, afin qu’il ne vous entende pas (Ésaïe LIX, 1)

L’orateur mit tant de chaleur dans son débit, d’à-propos et d’onction pénétrante dans ses appels, que son auditoire improvisé fondit en larmes.

«Le prédicateur,» dit Court, «émut, toucha, attendrit l’auditeur. Lalande s’en aperçut et lui ordonna de se taire, blâmant la curiosité des dames, et fort mécontent de sa complaisance pour elles

Celles-ci, vaincues par l’émotion, ne purent s’empêcher de dire à Sabatier, en le quittant: «Ah! mon ami, si un verre de notre sang vous pouvait tirer d’ici, nous le verserions très volontiers.»

Ce qui n’empêcha pas le courageux confesseur d’être, au bout de quelques jours, roué vif à Montpellier. (Voici l’oraison funèbre dont il fut honoré par Bâville: «Salomonet a esté condamné à mort aujourd'huy icy et exécuté, après avoir souffert la question sans avoir voulu rien avouer. Il est mort avec une brutalité et une férocité extraordinaires» – de quel côté se trouvaient la brutalité et la férocité? – comme font presque tous ces gens-là. Il est très bon d'être délivré d'un aussi grand scélérat.» Lettre du 29 avril 1710. Voir Frosterus, ouv.cité, p. 157.)


Trois mois après ce fut le tour de Mazel. Il avait convoqué, dans la nuit du 12 au 13 juillet, une assemblée à Millerines, la patrie d’Isabeau Redostière, dans une petite maison où l’on faisait sécher des châtaignes. La garnison de Saumane fondit à l’improviste sur cette troupe inoffensive. Cinq personnes, au nombre desquelles se trouva Mazel, furent tuées. Quant à celles qui ne purent s’échapper, Bâville les fit emprisonner ou pendre.

Enfin le 17 octobre suivant, Claris fut arrêté au Mas de Couteau, près d’Uzès, et, huit jours après, il subissait en héros le supplice de la roue.

C’est ainsi que l’Église était bien, selon le langage expressif de nos pères, «SOUS LA CROIX DES AFFLICTIONS.» Dans le court espace de dix-huit mois, six compagnons d’Arnaud massacrés, roués vifs ou pendus: c’était trop! Persister, dans ces conditions, à tenir la campagne, c’était s’exposer à une mort certaine. Arnaud le comprit. Il jugea prudent de laisser passer l’orage et, caché sous un déguisement, il prit une seconde fois la route de Genève.

Il ne devait pas réussir dans son dessein. En traversant le Rhône, il fut arrêté par un corps de troupes au Pont-Saint-Esprit. On lui demanda son nom en même temps que sa profession et le but de son voyage. Il répondit évasivement et, pour mieux détourner les soupçons, il se rendit auprès d’un capitaine et s’enrôla dans l’armée.

Arnaud édifia sa compagnie par la pureté de ses moeurs et ses pieuses exhortations. Un de ses camarades en rendit plus tard le témoignage à Corteiz. Mais le jeune prédicateur ne pouvait se plaire longtemps dans un tel milieu. Il en sortit au bout d’un an, et, renonçant au dessein de s’expatrier, «il vint nous rejoindre,» dit Corteiz, «et demeura avec nous, exposant la parole de Dieu avec un zèle fervent»


III


Claris, rencontrant un jour Montbonnoux, après les tragiques événements que nous venons de raconter et peu de temps avant son propre supplice, lui dit, avec l’accent du plus profond découragement: «Tous nos prédicateurs sont morts ou rendus; que ferons-nous?»«DIEU Y POURVOIRA,» répondit l’ancien brigadier de Cavalier.

Cette parole prophétique allait bientôt recevoir son accomplissement. Dieu préparait dans l’ombre celui qu’on pourrait appeler, sans trop de témérité, le Calvin du dix-hutième siècle, Antoine Court, qui, avec le même courage, la même foi inébranlable, le même esprit de suite et de persévérance que le réformateur de Genève, sans avoir d’ailleurs ni ses connaissances étendues, ni son génie, devait, par ses travaux apostoliques, sauver notre Église d’une ruine imminente et mériter le beau titre, qui lui est resté, de RESTAURATEUR DU PROTESTANTISME FRANÇAIS.

Antoine Court, né à Villeneuve-de-Berg, en 1695, était de sept ans plus jeune qu’Étienne Arnaud. Comme lui, il s’engagea de bonne heure au service des Églises sous la croix et il parcourait le Vivarais, le Dauphiné et les environs de Nîmes, dans le temps où le premier évangélisait les Cévennes. Épuisé par l’excès de travail, il dut se résigner à quelques mois de repos. Il se rendit aux eaux minérales d’Euzet, non loin d’Uzès, et là, dans la solitude et le recueillement, il avisa aux mesures à prendre pour relever le protestantisme de l’état d’abaissement et de ruine où il était tombé.

Pour y parvenir, quatre moyens s’offrirent à son esprit.

Le premier fut d’assurer la convocation et le fonctionnement réguliers d’assemblées religieuses où les fidèles seraient nourris de la parole de vie;

le second, de combattre le fanatisme et le prophétisme, c’est-à-dire les prétendues révélations de certains prédicants, qui se disaient inspirés et qui égaraient les âmes;

le troisième, de rétablir la discipline ecclésiastique, en dressant des consistoires et en convoquant des synodes;

et le dernier, enfin, de provoquer des vocations pastorales.

Dans ce dessein, Antoine Court convoqua les rares prédicants qui se trouvaient dans le Languedoc. Cinq seulement répondirent à son appel. Étienne Arnaud était du nombre.

Le rendez-vous était fixé au 21 août 1715, dans les environs de Nîmes, au fond d’une carrière solitaire et abandonnée, dont les pierres avaient servi à Antonin le Pieux pour la construction des arènes.

«Tous les députés,» dit Borrel, «arrivèrent le jour indiqué... Quelques membres laïques de leur connaissance intime les accompagnaient. Ils venaient de loin et avaient marché toute la nuit, guidés par les messagers fidèles qui leur avaient apporté les lettres de convocation. Leur costume était celui des paysans des Cévennes, composé d’un chapeau à basse forme et à grands rebords, d’une blouse brune recouvrant entièrement leurs habits de bure, de souliers à doubles semelles ferrées et saillantes, d’un sac de cuir à provisions, placé en bandoulière sur leurs épaules et d’un bâton de chêne-vert à la main.

Dès la pointe du jour, heure solennelle où la nature se réveille et qui est le moment le plus favorable pour contempler, comme à l’œil, les perfections invisibles de Dieu dans ses ouvrages, ils découvrirent leur tête, joignirent leurs mains, fléchirent le genou et se mirent en prières pour invoquer, sur leur personne et sur leur projet, la miséricorde divine et les lumières du Saint-Esprit. En se relevant, chacun prit place sur une pierre en saillie.»


Court fut nommé à la fois modérateur et secrétaire de cette modeste assemblée.

D’après ses conseils, on commença par conférer la charge d'anciens aux laïques présents et l’on convint d’en établir dans tous les lieux qui s’ouvriraient à la prédication de l’Évangile. Leur devoir était de veiller sur les troupeaux, en l’absence des pasteurs, et sur la conduite des pasteurs eux-mêmes; de choisir des lieux favorables pour la tenue des assemblées; de les convoquer avec toute la prudence et le secret désirables; de faire des collectes pour venir en aide aux pauvres et aux prisonniers; de procurer, enfin, des retraites sûres aux prédicateurs et des guides sur la fidélité desquels ils pussent compter.

Ces points réglés, on décida que, selon le précepte de saint Paul (1 Cor., XIV, 34), il serait défendu aux femmes de présider à l’avenir des assemblées religieuses.

C’était porter un premier coup au prophétisme, que l’article suivant allait frapper au cœur.

«Il sera ordonné de s’en tenir uniquement à l’Écriture sainte, comme à la seule règle de la foi, et, en conséquence, l’on rejettera toutes les prétendues révélations qui ont la vogue parmi nous, et cela, non seulement parce qu’elles n’ont aucun fondement dans l’Écriture, mais encore à cause des grands abus qu’elles ont produits (Ch.Coquerel, Histoire des Églises du Désert, t. I, p.29.)

La fin de la séance fut consacrée à l’examen du caractère et de la piété des membres présents, mesure hardie qui souleva plus d’une opposition, mais nécessaire pourtant, à cette heure décisive où il fallait compter sur des hommes éprouvés pour mener à bonne fin l’œuvre entreprise; et les membres de l’assemblée se séparèrent, non sans avoir béni le Seigneur qui les avait si visiblement protégés.


La pensée s’arrête avec admiration devant cette poignée d’hommes obscurs, d’une culture intellectuelle presque nulle, et dont plusieurs sortent à peine de l’adolescence, mais qui n’en conçoivent pas moins le projet audacieux de relever les ruines de leur patrie spirituelle et ont assez de foi et d’inébranlable fermeté pour y réussir.

Après un demi-siècle d’interruption, cette simple entrevue de prédicants obscurs, à laquelle on ose à peine donner le nom de synode, renoue la chaîne brisée des assemblées délibérantes de la Réforme française, et pose les fondements de cette Église du Désert, qui devait grandir au milieu de tant de persécutions, abriter dans son sein tant de vertus et d’héroïsme et conserver jusqu’à nous le bon dépôt de la foi et des traditions protestantes.

Or, – coïncidence bien digne de remarque! – nos pères se réunissaient en synode, pendant que Louis XIV agonisait tristement à Versailles. Ce prince avait cru, dans un rêve insensé, extirper de ses états l’hérésie de Calvin, et c’est à l’heure où il allait rendre compte à Dieu de son intolérance et de ses débauches, que la religion proscrite reprenait au Désert conscience d’elle-même. LES HOMMES PASSENT, MAIS DIEU RESTE; et, comme le disait Claude à son troupeau de Charenton, au moment de prendre le chemin de l’exil: «C’EST UNE CHOSE GRANDE QUE SA FIDÉLITÉ.»

Cette assemblée synodale fut bientôt suivie de deux autres; car il était indispensable, au début de cette oeuvre difficile, de se voir souvent, pour s’entendre sur l’étendue des besoins et les mesures à prendre pour y remédier.

Étienne Arnaud prit une part active aux travaux de ces trois synodes et son nom figure au bas des procès-verbaux qu’on en dressa, à côté de ceux de Court, de Crotte, de Durand. Des six prédicateurs qui les signèrent quatre périrent de mort violente. C’est à Étienne Arnaud qu’était réservé l’honneur d’ouvrir cette marche funèbre et de recevoir, le premier, la couronne du martyre.


IV


Après la clôture du dernier synode, le jeune prédicateur s’était remis à l’œuvre avec un nouveau courage. Il se sentait soutenu par l’appui moral de ses collègues comme par cette organisation même qu’ils venaient de se donner. L’épreuve et l’expérience avaient mûri sa foi. Désormais il pouvait dire, comme saint Paul: «Je cours, non pas à l’aventure; je frappe, mais non pas en l’air. (1 Cor. 9: 26)» Partout où il passait il faisait accepter les règlements qu’on avait votés et se dévouait, sans réserve, au bien de ses coreligionnaires. Court fondait sur lui les plus belles espérances. Il nous apprend, dans sa correspondance, que son collègue était fort aimé des troupeaux et qu’on accourait en foule à ses prédications.

Mais ces courageux prédicateurs étaient sans cesse épiés, traqués, poursuivis. Bâville avait eu vent de leurs réunions synodales et il avait lancé ses espions sur leurs traces. Déjà, avant la tenue du troisième synode, dans la nuit du 4 au 5 février 1717, les dragons avaient surpris à Molières, près d’Anduze, une assemblée présidée par Arnaud. Elle comptait de huit à neuf cents personnes. Le pasteur put s’enfuir, mais les soldats prirent soixante et quatorze personnes des deux sexes qui furent conduites à Montpellier. Le duc de Roquelaure les jugea militairement. Il condamna vingt-deux hommes aux galères perpétuelles. On enferma les femmes dans la tour de Constance ou dans les prisons de Carcassonne et le bourreau vint planter, sur la place d'Anduze, une potence où l’on avait affiché les noms de tous les condamnés (J.-P. Hugues cite, dans son Histoire de l'Église réformée d'Anduze, p. 759-760, l'interrogatoire d'un des prisonniers, Jérémie Seytte, charpentier à Anduze. Voici les questions qu'on lui posa au sujet d'Arnaud et ses réponses, qui renferment d'ailleurs peu de renseignements sur notre martyr. «Qui était le prédicant? J'entendis dire à quelques femmes qu'il s'appelait Cadet. Savez-vous quel est ledit Cadet? Je n'en sais rien. Le prédicant ne prêcha-t-il pas la révolte contre le roi? – Je ne l’entendis pas. – Quels étaient ceux qui le conduisaient, qui le ramenèrent et de quel côté passa-t-il? – Je n’en sais rien, j’étais trop éloigné de l’endroit où était le prédicant. – D’où est le prédicant? le connaissez-vous? est-il du pays ou étranger? – Je ne le connais point; il parlait français et disait qu’il ne fallait pas avoir peur d’un détachement. – Pourquoi disait-il cela? n’était-ce pas pour faire croire à ses auditeurs qu’il leur était permis de venir à l’assemblée? – Je ne sais pas pourquoi il le dit.»)

Quatre mois après, les archers dispersèrent une seconde assemblée dans les environs d'Uzès. On ne sait qui la présida. Le prédicant put encore échapper à ses ennemis; de nouveau les fidèles surpris furent emprisonnés ou chargés d’amendes. Des ordres, encore plus sévères que les précédents, vinrent défendre ces réunions.

Désormais les communes seraient chargées de tous les frais qu’entraînerait la punition des coupables. Les femmes, condamnées à une détention perpétuelle, seraient nourries aux dépens de leurs paroisses, et les lieux mêmes où l’assemblée serait tenue devaient être accablés et ruinés par des logements de troupes.

«Vous voyez, par tous ces châtiments,» écrivait le commandant d’Uzès aux consuls des environs, «combien il est essentiel que tous les habitants des paroisses veillent pour empêcher ces sortes d’assemblées et pour faire arrêter les scélérats qui les convoquent. C’est là le seul moyen par où vous pouvez empêcher la ruine de votre paroisse.»

Ce terme de scélérats, appliqué aux pasteurs, indique assez l’importance de l’œuvre qu’ils accomplissaient et l’ardeur que les archers mettaient à les poursuivre. Arnaud ne devait pas tarder longtemps à tomber entre leurs mains.

C’était pendant l’hiver de 1717, aux approches de Noël. Il venait de présider une assemblée, et il rentrait à Alais, lorsqu’il fut arrêté, aux portes de la ville, par un détachement de soldats. On l’enferma aussitôt dans la citadelle, où il subit un premier interrogatoire; puis on le conduisit à Montpellier, en le faisant passer par Anduze, Quissac et Sommières.

Cependant la nouvelle de son arrestation s’était promptement répandue dans les Cévennes. Elle y excita une émotion passionnée. Ces hardis montagnards ne pouvaient se faire à l’idée que Bâville allait ajouter un nom nouveau au long martyrologe du Languedoc, et que ce serait celui de leur pasteur bien-aimé.


L’escorte d’Arnaud ne se composait que de quarante à cinquante hommes. Une jeunesse nombreuse et pleine de courage, n’écoutant que son affection pour lui, et «croyant faire,» dit Court, «une bonne œuvre,» résolut de l’enlever. L’entreprise pouvait réussir; mais, alors, que répondre aux accusations d’insubordination et de révolte, qu’on ne cessait de lancer contre nos pères? Court le comprit et, faisant violence à ses sentiments, il obtint à grand-peine que ce projet fût abandonné.

«Ceux qui ont soin de prêcher les maximes de l’Évangile,» écrivait-il dix-huit mois plus tard, «s’y opposèrent; de telle sorte qu’on aima mieux ne pas risquer de remettre le pays en feu, et voir un frère sceller, de son sang, les vérités qu’il avait prêchées, que de lui rendre sa liberté pour édifier encore le peuple.»

À son arrivée à Montpellier, le prévenu fut enfermé dans la citadelle. Des jésuites, que sa complainte appelle, avec une verdeur toute huguenote,

Les sauterelles de l’abîme,

Dont nous parle le grand saint Jean

Dans son livre l’Apocalypse,

Les émissaires de Satan,

vinrent l’y harceler. Mais leurs efforts pour le convertir furent vains.

Les prélats du Languedoc étaient réunis à Montpellier pour la tenue des États. Eux aussi essayèrent auprès d'Arnaud une tentative de prosélytisme, mais sans plus de succès.

Cependant les amis du prisonnier ne restaient pas inactifs. S’ils répugnaient aux mesures violentes, ils voulurent du moins user de tous les moyens légaux pour le délivrer. C’est ainsi que Du Plan, gentilhomme d’Alais, le futur député général des Églises, qui avait pour Arnaud l’affection d’un père, écrivit à la cour et implora la grâce de son ami.

La cour, paraît-il, donna à sa supplique une réponse favorable, et envoya des ordres en conséquence aux juges de Montpellier, que la jeunesse et la bonne grâce du prévenu avaient d’ailleurs bien disposés en sa faveur. Si le Régent n’avait pas le courage de réparer le mal fait par Louis XIV, ni de revenir sur la Révocation de l’Édit de Nantes, il aurait, volontiers, laissé tomber en désuétude les ordonnances les plus odieuses du dernier règne.

Malheureusement, Bâville, craignant que sa proie ne lui échappât, avait transféré Arnaud des prisons de Montpellier dans celles de Nîmes, et s’était rendu lui-même dans cette ville, afin d’obtenir, de juges plus complaisants, une condamnation capitale.

«Le temps pressait,» nous dit M. Bonnefon qui nous fournit ces détails. «Du Plan écrivit à la sœur d’Arnaud qui était à Paris, et lui indiqua les démarches à faire pour obtenir la liberté de son frère. Ses démarches eurent un plein succès; malheureusement elles aboutirent trop tard.»

Le présidial de Nîmes s’était prêté aux vues ce Bâville, et avait prononcé la peine de mort. Il fit plus: afin d’intimider les réformés, au milieu desquels Arnaud avait exercé son ministère, il décida qu’Alais serait le lieu choisi pour l’exécution. Le condamné fut conduit dans cette ville, au milieu d’un grand concours de fidèles qu’il édifiait par ses cantiques, comme nous l’apprend cette strophe de sa complainte:

On le passa à la Calmette,

De la Calmette à Boucoiran;

Mais toujours ce grand athlète

Les psaumes s’en allait chantant.


Au fort d’Alais, Arnaud fit la connaissance d’un soldat condamné à mort comme déserteur. Il était catholique, et ses terreurs, à la pensée du terrible châtiment qui l’attendait, n’étaient point combattues par l’espérance d’une vie meilleure. Arnaud remplit auprès de lui le rôle de consolateur. Il lui parla du salut qui est en Jésus-Christ, avec tant d’affection et de fidélité chrétienne, qu’il fit passer dans l’âme de cet infortuné ses convictions et ses espérances, et il le détermina non seulement à marcher au supplice avec courage, mais encore à mourir en chrétien (Voir Corteiz, Mémoires cités, p.19. Le même fait s'était produit, en 1552, pendant l'emprisonnement des cinq étudiants de Lausanne, connus, dans l'histoire, sous le nom de Martyrs de Lyon. Jean Chambon , condamné pour vol et brigandage et qui partageait leur captivité, fut amené par eux à la foi.).

Leur dernière heure allait bientôt sonner.

Le 22 janvier, dans la matinée, Tresquier, le grand prévôt, suivi du bourreau, d’un commissaire et d’un greffier, se rendit au fort pour donner au prévenu lecture de la sentence.

«Lorsqu’il l’eut entendue, il fléchit les genoux à terre,» dit Corteiz, «et fit une très ardente prière qui toucha vivement les spectateurs. En se levant, il embrassa le bourreau, remerciant Dieu de toutes les grâces qu’il lui avait faites, mais, en particulier, de la grande qu’il lui faisait de l’appeler à mourir pour la gloire de son grand nom.»

À dix heures, le condamné sortit de la prison. La potence était dressée sur la place du Marché, au milieu d’une grande affluence de peuple. Arnaud s’en approcha avec une calme assurance, en tenant constamment les yeux fixés au ciel. Malgré le bruit des tambours, il chantait d’une voix pleine de force le psaume LI:

Miséricorde et grâce, ô Dieu des cieux;

Un grand pécheur implore ta clémence.

Use, en ce jour, de ta douceur immense,

Pour effacer mes crimes odieux.

O Seigneur, lave et relave avec soin

De mon péché la tache si profonde,

Et fais-moi grâce, en ce pressant besoin;

Sur ta bonté tout mon espoir se fonde.

Les jésuites s’approchèrent pour obtenir de lui une rétractation in extremis; mais il les repoussa vivement. Il se recueillit quelques instants au pied de la potence pour adresser à Dieu une dernière prière. Puis, comme dit sa complainte:

Sur l’échelle, avec allégresse,

Monta ce bienheureux martyr.


C’est ainsi qu’Étienne Arnaud couronna, par sa mort triomphante, son court mais fidèle apostolat. Il expira le 22 janvier 1718, à onze heures du matin, dans sa trentième année. Bâville terminait par ce dernier acte de cruauté sa carrière administrative dans le Languedoc. Le soldat qui subit le dernier supplice en même temps qu’Arnaud, persista, jusqu’à la fin, dans ses sentiments de repentance et de foi. Lui aussi refusa le ministère des prêtres, et il disait hautement qu’il mourait dans la religion d’Arnaud.

Cet incident contribua pour sa part à impressionner salutairement les esprits, et, longtemps après, les enfants d’Alais disaient:

«Nous sommes de la religion d’Arnaud, car nous avons vu la grâce du Saint-Esprit qui était avec lui, lorsqu’on le faisait mourir. C’est ainsi,» ajoute le pieux narrateur qui nous fournit ces détails, «que la patience et la constance des martyrs affermirent les fidèles. C'est là la semence de l’Église.»

Corteiz résume ensuite l’impression que la fin de son ami produisit sur les personnes qui en furent témoins.

«La constance,» dit-il, «la patience et le courage d’Arnaud ne furent pas moins édifiants que ceux des martyrs qui l’avaient précédé, puisque nombre de ses juges, le grand prévôt et son propre bourreau furent obligés, par les propres mouvements de leur conscience, de dire que M. Arnaud ne méritait pas la mort.»

«Il est certain,» dit à son tour Antoine Court, «que sa mort fut plus glorieuse et plus édifiante encore que sa vie, puisque les personnes les moins sensibles à la piété et les plus prévenues contre nous, comme le prévôt, les archers, le bourreau, les officiers, les soldats et un jésuite qui l’accompagna jusqu’au pied de la potence, témoignèrent beaucoup de compassion pour lui, et quelques-uns dirent que, s’il avait été de la religion romaine, ç’aurait été un saint et un véritable martyr (1).»


V


Il restait aux amis d’Arnaud un devoir douloureux à remplir: celui d’annoncer, à sa famille réfugiée à Genève, la mort du martyr, et de lui offrir les consolations de l’Évangile. Benjamin Du Plan s’en chargea. On ne lira pas, sans intérêt, la lettre touchante qu’il écrivait de Nîmes, le 1er février, à la mère de son ami.

«Ma chère sœur,

Après avoir balancé quelques jours à vous écrire, j’ai cru que je devais surmonter tous les obstacles qui s’opposaient à cela. Vous vous intéressez trop à ce qui regarde l’Église, et, en particulier, à tout ce qui peut avoir quelque rapport au bienheureux Cadet. Outre cela, je vous aime assez pour vous donner avis de tout ce qui se passe de considérable dans ce pays.

Vous saurez donc, ma chère sœur, que ce fidèle confesseur de la vérité, après avoir été détenu prisonnier environ un mois, pendant lequel tous ceux qui aiment la religion et qui le connaissaient offraient à Dieu leurs prières pour sa délivrance, a été condamné à la mort la moins cruelle de toutes celles que la justice peut infliger. Cet arrêt a été prononcé à Nîmes et exécuté à Alais. Jamais on n’a vu une personne plus tranquille et plus résignée à la mort que ce pauvre agneau.

Ses ennemis les plus cruels en ont été touchés; presque tout le monde a versé des larmes. Le jésuite, quoiqu’il ait été rebuté avec force à cause de ses exhortations importunes, a été obligé de confesser que, s’il avait été dans l’Église romaine, on devrait le regarder comme un martyr.

L’officier qui l’a conduit, et même un archer, après une infinité d’autres, m’ont dit qu’il avait parlé et qu’il était mort comme un saint.

Le bourreau en larmes a prononcé qu’il avait fait mourir un ange. Je ne saurais, enfin, vous rapporter tout le bien qui a été dit de ce cher enfant. Sa douceur, sa patience et sa charité avaient tellement gagné ou attendri le cœur de tout le monde, que personne n’oserait en dire du mal, sans s’exposer au mépris et à la haine du public.

Je ne doute pas, ma chère sœur, que vous ne vous soumettiez avec joie aux ordres du ciel qui avait prédestiné votre cher fils à être du nombre des martyrs. Les hommes n’ont fait qu’exécuter les décrets de Dieu. Il faut adorer, avec un religieux respect, cette main invisible qui règle, avec une souveraine sagesse, tous les événements qui arrivent dans le monde. Nous pouvions être tristes, à la vérité, pendant que ce cher agneau était entre les loups. Nos larmes semblaient justes; mais, à présent qu’il est parmi les saints glorifiés, qu’il contemple la face de son Sauveur et qu’il est rassasié de ses délices, nous serions bien aveugles, ingrats et injustes de regretter son bonheur.

A Dieu ne plaise! Il faudrait renoncer à la foi qui nous apprend que ceux-là sont bienheureux qui ont souffert pour la justice, et qui sont morts au Seigneur; oui, pour certain, car ils se reposent de leurs travaux, et leurs œuvres les suivent. Je sais, j’ai vu, je suis témoin, de même qu’une infinité d’autres, que ce cher enfant a vécu et est mort comme un fidèle serviteur de Dieu.

Je crois, je suis assuré que le Seigneur, selon la vérité de ses promesses, l’a reçu dans le royaume de sa gloire, pour lui faire part de tous ses biens. C’est ce qui me console, dans l'affliction que j’ai ressentie, d’être privé de sa présence. Je me réjouis même, avec lui, dans l’espérance que j’ai de le rejoindre bientôt, là où il est, pour louer, pour bénir, pour glorifier éternellement mon Sauveur et mon Dieu.

Vous êtes, chère sœur, sans doute dans ces sentiments; vous habitez un lieu où vous avez de si belles occasions pour vous y confirmer. Je vous en prie, ne les négligez jamais. Faites, tous les jours, avec le secours de la grâce qui ne manque jamais à ceux qui la demandent comme il faut, des progrès dans la sanctification, et soyez assurée que vous verrez bientôt l’accomplissement des promesses que Dieu a faites à son Église.»

Fortes exhortations qui nous font connaître la piété austère et vivante de nos pères. Cette lettre touchante se terminait par ce post-scriptum:

«Si le martyr avait voulu racheter sa vie aux dépens de sa conscience, il l’aurait pu.»

Un fidèle du lieu, où le pasteur avait tenu sa dernière assemblée, composa sur lui une complainte de trente-cinq strophes, qu’on chantait sur l’air des dix commandements. Elle a pour titre: Vers sur la prise d’Étienne Arnaud, dit le Cadet, natif de la ville de Saint- Hippolyte, annonciateur du saint Évangile, au Désert de France, pendu à Alais le 22 janvier 1718, et se trouve à la Bibliothèque du protestantisme, dans un recueil de complaintes inédites du siècle dernier.

Il est regrettable que la prosodie ne s’y élève pas à la hauteur du sentiment religieux. Elle respire un profond attachement pour le martyr et reflète bien les impressions que dut produire, dans les cœurs cévénols, ce douloureux événement. À ce titre, elle mérite que nous en sauvions de l’oubli quelques strophes. Le début a quelque chose de touchant:

Mon Dieu, mon Seigneur et mon Père,

Je m’humilie devant toi,

Pour te confesser ma misère,

Et pour avoir secours en toi.


Veuille-moi être favorable,

À moi qui suis ton cher enfant,

Et fais que ton visage aimable

Soit sur moi toujours rayonnant.

Aie pitié de ton Église,

Et, pour l’amour de ta bonté,

Retire-la de toute crise,

Mets-la en toute sûreté.


Fais, ô Seigneur, finir la guerre

Que nous livrent nos ennemis.

Qu’on ne voie plus sur la terre

Souffrir les membres de ton Christ.


Il y a plus de trente années

Qu’il nous faut tenir dans les bois,

Pour voir ta Parole exposée;

Encore il nous faut tenir cois


Lorsque nos ennemis nous trouvent

Dans les sacrés lieux assemblés,

Comme des enragés ils crient:

Il faut qu’ils soient tous massacrés.

Le poète raconte ensuite la capture du pasteur, son procès, sa condamnation, son martyre. Il nous montre «cet admirable serviteur, qui n’a pas besoin de nos prières, comme font ceux de Babylone,» affranchi des peines de cette vie, couvert d’une robe blanche qu’il a lavée dans le sang de l’Agneau, et recevant, pour prix de ses travaux, une immortelle couronne. Puis il adresse, aux pasteurs comme aux fidèles, ces paroles utiles à méditer en tout temps:

Cependant, ô mes très chers frères,

Vous qui l’Évangile annoncez

À tous ces généreux fidèles,

Dans ce temps de calamités.


Ne perdez au combat courage;

Dieu de Jacob vous soutiendra.

Vos épreuves et vos outrages

De son ciel il couronnera.


Vous venez de voir la constance

De notre bienheureux martyr.

Il a reçu en patience

Les maux qu’on lui a fait souffrir.


Imitons-le tous dans son zèle,

Et engravons dedans nos cœurs

Les leçons charmantes et belles

Qu'il faisait au nom du Seigneur.


Ces conseils furent suivis.

«La mort de ce jeune homme,» dit Court dans la lettre citée plus haut, «bien loin d’intimider et de refroidir le zèle et la charité des peuples, n’a fait que les enflammer davantage, et, pour un consolateur qu’ils ont perdu, le Seigneur leur en a suscité quatre qui ont dévoué leur vie et leurs travaux à l’édification de leurs frères.»

Nous connaissons deux de ces prédicateurs qui prirent la place d’Arnaud: Bétrine et Pierredon.

C’est ainsi que le sang des martyrs fut une semence de chrétiens et que se réalisa, une fois de plus, la parole du poète: Uno avulso, non déficit alter. (L'un étant disparu, un autre le remplace.)

 



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