Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

L’ÉGLISE

SOUS LA CROIX

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Ramener le cœur des enfants vers les pères.

(Malachie, IV, 6.)

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FULCRAN REY

1662-1686

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Le 7 juillet 1686, dans l’après-midi, une foule immense stationnait au pied du château qui se dresse sur une des places publiques de Beaucaire. L’œil embrasse de ce point un vaste et magnifique horizon. À gauche s’étagent, dans le lointain, les premiers contreforts des Alpes du Dauphiné, que le mont Ventoux, semblable, selon l’expression d’un poète provençal, à un berger au milieu de son troupeau, dépasse de toute la hauteur de sa croupe arrondie. Plus près, au pied de la colline, c’est Tarascon avec la masse imposante du château du roi René et le Rhône qui, grossi de nombreux affluents, roule vers la mer ses ondes troublées et rapides, tandis qu’à droite commencent à Saint-Gilles ces terrains marécageux qui se continuent jusqu’à Cette et donnent comme un air attristé à cette partie du Languedoc.

Mais ce qui fixe l’attention de cette foule émue ce n’est pas le paysage varié qu’elle a sous les yeux, ni la foire célèbre qui attire, dans la petite ville, des marchands de tous les pays et qui ne doit s’ouvrir qu’à la fin du mois. Non; c’est une potence dressée au milieu de la place, sur laquelle un jeune homme de vingt-quatre ans, à la taille élancée, se prépare à subir le dernier supplice.

Sa tête expressive est encadrée d’une belle chevelure noire. Il a l’extérieur modeste et distingué. Son regard est animé et sa physionomie porte les traces d’une certaine exaltation; mais ce qui, à cette heure suprême, saisit vivement son esprit, ce n’est pas la crainte de la mort: c’est l’assurance qu’il va bientôt, par elle, entrer en possession de la félicité éternelle. En présence de l’échelle fatale, il s’écrie:

«Oh! que cette échelle m’est favorable, puisqu’elle me doit servir de degré pour achever ma course et pour monter au ciel!»

Ce jeune homme c’est le proposant des Églises du Désert, Fulcran Rey, l’un des premiers prédicateurs de l’Évangile, mis à mort après la Révocation de l’édit de Nantes. Son histoire offre un intérêt douloureux; ses réponses à ses juges décèlent une inébranlable conviction et une présence d’esprit admirable; sa piété, frappée à l’antique marque, est, pour les tièdes, un reproche en même temps qu’un enseignement. Racontons donc, avec quelques détails, sa courte et dramatique existence.


I


Fulcran Rey naquit à Nîmes, vers 1662, d’une famille pieuse. Son père était marchand et s’appelait Jean. Avant sa naissance, sa mère eut comme une prévision du sort qui attendait cet enfant prédestiné. Elle vit en songe un aigle qui se posait au pied de son lit. Il avait deux plumes dans son bec et elle entendit une voix lui dire:

«Regarde: une de ces plumes signifie que l’enfant qui naîtra de toi annoncera l’Évangile et l’autre qu’il le scellera de son sang!»

À son réveil, pleine de trouble, elle raconta son rêve à son mari, qui, frappé à son tour du caractère étrange de cette vision, en consigna le souvenir dans un registre de famille pour voir si l'événement la justifierait.

Dès son enfance, le jeune Fulcran manifesta d’heureuses dispositions. Il fit de rapides progrès dans l’étude des langues et de la philosophie, et plus tard dans celle de la théologie, car ses parents le destinaient à la carrière ecclésiastique; mais il n’était encore que simple proposant, lorsque Louis XIV révoqua l’Édit de Nantes et vint ainsi lui fermer la carrière dans laquelle il brûlait d’entrer.

Quelque temps avant cette mesure néfaste, il avait déjà commencé son apostolat chrétien.

Vers le mois d’août 1685, nous le trouvons à Graissessac.

«Il courait d’un endroit à l’autre,» nous dit l'un de ses auditeurs, «pour fortifier ceux de la religion à ne point succomber et même il faisait beaucoup de catéchismes aux enfants, qui contenaient les demandes et les réponses sur les interrogats de la religion qu’il fallait apprendre par cœur, le tout verbalement, car il aurait fallu trop d’écritures


Aux termes de l’édit révocatoire, le jeune proposant devait, aussi bien que les pasteurs en exercice, quitter le royaume dans l’espace de quinze jours sous peine des galères. Qui dira ses perplexités pendant les jours sombres qui suivirent? Comme il dut souffrir, lorsqu’il vit la pioche des démolisseurs réduire en poussière le temple de la Calade, où, depuis Charles IX, les réformés de Nîmes célébraient leur culte et qu’il assista à l’apostasie des ministres Cheyron et Paulhan! (Il ne reste de cet édifice que la porte servant d’entrée à une maison rebâtie sur ses ruines, dans la rue Madeleine. On remarqua longtemps, parmi les décombres, une pierre du frontispice qui portait cette inscription: «C’est ici la maison de Dieu, c’est ici le temple de Dieu.» )

Il aurait pu, comme eux, trouver la sécurité, la considération et la fortune en abjurant; mais, à cette pensée, tout son être se révoltait. Il pouvait encore suivre, dans leur exode, les sept cents pasteurs qu’on n’avait pu corrompre et se réfugier comme eux dans la Suisse ou la Hollande hospitalières; mais que deviendraient alors les âmes de ses frères livrés sans défense à leurs oppresseurs?

Sa résolution fut bientôt prise:

«Il comprit,» dit Jurieu, «que quand la maison brûle, tout le monde doit mettre la main à l’œuvre pour éteindre le feu et que Dieu, qui tire sa louange des enfants qui sont à la mamelle, pourrait bien se servir de lui pour édifier ses enfants, nonobstant sa jeunesse et la médiocrité de sa science (Lettres pastorales adressées aux fidèles de France qui gémissent sous la captivité de Babylone. Rotterdam, 1687, 4e édition, p. 29.)

Il resta pour embrasser, l’un des premiers, la redoutable carrière de PRÉDICATEUR DU DÉSERT.

«Cette jeune plantedit une relation manuscrite, «avait été si bien cultivée par la main du Tout-Puissant, qui l’avait revêtue de tant de lumières, qu’il avait versées dans son esprit, soit pour la prédication, pour les prières, pour la consolation des malades et pour la conversation, que son zèle fait voir qu’il n’avait à cœur que l’intérêt de Dieu et l’avancement de son Église (Archives de Montpellier, C. 115)


Notre jeune évangéliste commença son œuvre par Montauban. Il espérait faire une grande moisson d’âmes dans cette ville, célèbre autrefois par son académie; mais elle était, grâce aux persécutions, bien déchue de son ancienne grandeur, et il eut bientôt reconnu qu’elle était «adonnée du tout à l’idolâtrie.»

Ses exhortations étant mal accueillies, il la quitta bientôt pour se rendre à Milhau, dans le Rouergue. Il n’y fut pas mieux reçu non plus qu’à Saint- Affrique où il avait des parents convertis, ou du moins faisant semblant de l’être, mais qui ne voulurent pas l'abriter sous leur toit de peur, sans doute, que sa présence ne les compromît.

Obligé de chercher un asile à Pont-de-Camarès, il ne s'y trouva pas mieux en sûreté et il en repartit bientôt, chassé par la persécution.

Il ne savait de quel côté diriger ses pas, lorsqu’il fit la rencontre de deux riches gentilshommes protestants qui avaient dû quitter leurs foyers et qui erraient aussi à l’aventure. Ils lui offrirent de l'accompagner dans ses tournées et de pourvoir à ses besoins; et ces hommes dévoués présidèrent ensemble quelques assemblées et firent plusieurs visites à des protestants qui habitaient des quartiers retirés.

Le jeune Rey, désireux de revoir sa famille, se rendit à Nîmes, en passant par Montpellier. Il trouva, dans cette dernière ville, quelques ministres qui n’étaient point encore sortis du royaume et qui faisaient viser leurs passeports à l’intendant Bâville. C’est en vain qu’il les engagea à NE PAS ABANDONNER LEURS TROUPEAUX AUX LOUPS RAVISSEURS. Leur détermination était prise; mais il leur protesta que pour lui il ne quitterait jamais son poste, quelques périls qu’il pût courir.

Aux environs de Noël, il préside une assemblée, près de Vauvert, dans la cabane de la veuve Tempié. Beaucoup de personnes s’y rendent, mais sans armes. Après la prière et le chant des psaumes, il parle sévèrement à ceux qui viennent d’abjurer. Il les menace d’une condamnation éternelle s'ils ne se repentent et ne réparent à tout prix leur péché, et les conjure de ne plus se rendre à la messe ni de se prosterner devant les images des saints, qu’il appelle les idoles de Baal.

Ensuite, il se rend à Nîmes et tient une assemblée chez la veuve Rey, rue de la Ferrage, sans doute une de ses parentes, dans une pièce derrière le magasin. Les assistants sont encore fort nombreux; mais on n’y chante pas les louanges du Seigneur. Rey se contente de donner lecture du psaume CXLII qui commence ainsi:


J’ai de ma voix à Dieu crié.


Il préside aussi le culte dans la maison de M. de Cournon, pendant qu’il était à Marseille, en présence de sa femme et de sa fille, des demoiselles Campi, Privât et Ferragut et quelques servantes (Archives de Montpellier, C. 110.).

Il tint encore d’autres assemblées à Nîmes et dans les environs; mais la police s’en émut et quelques-unes furent surprises, «ce qui,» dit Jurieu, «coûta la liberté ou la vie à plusieurs personnes; car il y en eut de pendus, de massacrés, de pris et d’envoyés aux galères.»

Rey lui-même, trahi par un jeune homme qui avait sa confiance, Jean Audoyer, marchand de Nîmes, âgé de vingt-sept ans, ne dut son salut, après Dieu, qu’à une fuite rapide qui le conduisit jusqu’à Castres. (Il ne faut pas le confondre avec Pierre Audoyer, ministre de Chalançon, dans le Vivarais, condamné à mort comme fauteur de rébellion, en 1683, et qui, pour sauver sa vie, se convertit et devint traître à gages. Ce fut ce dernier qui livra le pasteur Homel.)

Il se mit aussitôt à prêcher dans cette ville, non sans succès. Plusieurs furent touchés par ses exhortations pressantes. Il ramena de leur égarement quelques-uns de ceux qui s’étaient laissé entraîner à la messe et il empêcha plusieurs autres de succomber à la tentation. Malheureusement le vent de la persécution soufflait là comme ailleurs, et il dut quitter à leur tour ces contrées pour revenir une seconde fois à Nîmes.

Le jeune missionnaire ne devait pas y goûter un repos bien mérité pourtant. Quand il restait caché dans la maison paternelle, il en profitait pour écrire des lettres pleines de consolation aux fidèles détenus sur les galères; et quand il sortait de sa cachette, c’était pour visiter les malades, consoler les victimes de la persécution ou prendre part à quelque assemblée du Désert.

(A. Borrel, dans sa Biographie de Claude Brousson, p. 17, cite le récit fait par un témoin soi-disant oculaire et reproduit par M. O. Douen, dans son étude sur la Réforme en Picardie (Bulletin, t. VIII, p. 529), d'une assemblée qui se serait tenue par une nuit pluvieuse, dans la baume des Bergines , près de Codognan, et où se seraient rencontrés Claude Brousson et Fulcran Rey.

«Au milieu de l'assemblée,» lit-on dans ce document, «était assis le respectable Brousson, portant son costume grossier de paysan, rendu plus ignoble encore par la boue qui le souillait. Les femmes avaient entouré de leurs tabliers noirs la chaise qui servait de chaire. Sur une pierre étaient déposés les calices et le pain de la communion. Le service commença par la lecture de la Bible et par le chant des psaumes. Oh! qu’ils étaient bien appropriés à la circonstance! En écoutant le malheureux Fulcran Rey de Nîmes, chargé de cette partie du service, et qui faisait ainsi son apprentissage du martyre, nous n’avions plus froid, nous n'entendions plus l’orage, nous ne pensions plus aux dragons.»


Cet intéressant récit n'a qu’un tort, celui d'être fictif. Il est du à la plume de M. J.-P. Hugues, alors pasteur au Grand-Gallargues, et qui inséra cet article d’imagination dans l'Almanach protestant qu’il rédigeait (année 1842, page 42). Nous avons là-dessus le témoignage très précis de M. Sabatier, instituteur à Aubord, par Uchaud (Gard), qui était, à cette époque, commis à Nîmes dans la librairie Marc Aurel, et qui nous affirme que ce récit, dont il avait modifié lui-même quelques détails, est une simple fiction. D’ailleurs, comment ces deux serviteurs de Dieu auraient-ils pu se rencontrer à la grotte des Bergines? Rey avait déjà souffert le martyre quand Brousson prit le Désert, en 1689.)



II


Le jeune proposant quitta bientôt Nîmes pour se rendre dans les Cévennes. La population protestante de ces montagnes, consternée d’abord par la Révocation, la première émotion passée, avait repris conscience d’elle-même.

Trois mois à peine après l’inique arrêt de Louis XIV, les assemblées du Désert commencèrent.

«Au rude mois de janvier,» dit Michelet, «sous le ciel, à la bise, par les longues nuits sombres, les ouragans neigeux d’hiver, le peuple, sans pasteur, pasteur lui-même et prêtre, commence d’officier sous le ciel.

Celui qui avait sauvé sa Bible l’apportait, son psautier l’apportait, celui qui savait lire lisait, un enfant parfois, une fille, et qui savait parler parlait. On chantait à mi-voix, craignant l’écho trop fort du ravin, des gorges voisines; car la montagne émue eût chanté elle-même au rythme des forêts, des châtaigniers battus des vents (Louis XIV, p. 380.)


Ces hommes intrépides, qui bravaient tout pour entendre l’Évangile, connaissant de réputation la piété et le zèle du jeune proposant, lui adressèrent un appel. Il n’hésita point à y répondre; mais, prévoyant que sa fin pourrait être prochaine, il fit, dans la lettre suivante, de touchants adieux à son père, qu’il ne devait plus revoir ici-bas:

«Mon très cher et très honoré père,

Lorsque Abraham voulut monter sur la montagne de Morija pour aller offrir son fils Isaac en holocauste, suivant le commandement qu’il en avait reçu de son Dieu, il ne consulta point avec la chair, mais il s’approcha hardiment de cette montagne où il s’écria: «En la montagne de l’Éternel, il y sera pourvu.»

En effet, il y fut pourvu, puisque DIEU SE CONTENTA DE SON OBÉISSANCE.

Dieu n’a point parlé à moi bouche à bouche, comme il parla à ce patriarche; mais ma conscience m’inspire de m’aller sacrifier pour lui et pour l’intérêt de son Église. Je ne sais si Dieu se contentera du désir que j’ai de faire sa volonté, sans m’exposer à la mort. Mais, quoi qu’il en soit, sa volonté soit faite. Si je suis pris, ne murmurez pas contre lui; souffrez patiemment tout ce qu’il lui plaira m’envoyer pour l’intérêt de mon Dieu et pour l’avancement de son Église. Oh! quel bonheur me serait-ce, si je pouvais être du nombre de ceux que le Seigneur a réservés pour annoncer ses louanges et pour mourir pour sa cause!»


Comme s’il eût brisé, par cette lettre, les derniers liens qui le rattachaient à la terre, Fulcran Rey se mit à proclamer, avec une force nouvelle, la vérité évangélique. Il disait aux fidèles qui se groupaient autour de lui:

que la vérité qu’ils croyaient était la seule qu’il fallait croire;

que c’était un dépôt qu’il fallait conserver comme on l’avait reçu;

que c’était la perle de grand prix pour laquelle il fallait laisser toute autre chose;

que c’était un trésor qu’il fallait préférer à toutes les richesses du monde et même à sa propre vie.

On a conservé l’écho de ses brûlantes improvisations:

«Athlètes de Jésus-Christ,» s’écriait-il, «vous qui vous êtes relâchés dans le combat et qui revenez pour combattre, et vous, fidèles combattants, qui, jusqu’ici, n’avez point lâché pied, essuyez toutes les attaques de Satan et de ses émissaires; soutenez tous les coups de ses troupes de dragons armés contre vous.

Fortifiez-vous au Seigneur et en la puissance de sa force. Soyez revêtus de toutes les armes de Dieu pour résister à toutes les embûches du diable et pour soutenir tous les combats où vous allez entrer.

Je connais quelle est la rage de vos ennemis; elle n’est pas assez satisfaite des maux qu’elle vous a faits, elle veut vous en faire encore de plus grands. Il n’y a rien qu’elle ne fasse pour venir à bout de vous. Si elle vous ferme les passages pour vous empêcher de fuir, ce n’est peut-être que pour dégainer enfin son glaive contre vous et pour employer contre vous les gibets et les flammes. Tenez ferme contre tous ceux qui voudraient vous ravir votre couronne, car ils sont obstinés dans le furieux dessein de vous la ravir. Ayez plus de constance pour leur résister qu’ils n’ont de force et de furie pour vous tourmenter.»


Pendant six semaines, Fulcran Rey ne cessa de visiter et d’exhorter ses frères, dépensant ses forces au service de son Maître. Dans la seconde quinzaine de mai, il tint une assemblée au Pradet, non loin de la montagne du Coutel, entre Gasques et Mandajors, dans la paroisse de Saint-Martin-de-Boubeaux.

Cinq cents personnes environ s'y étaient rendues, dont une quarantaine armées de fusils, qui faisaient de temps en temps le tour de l’assemblée. Il portait un chapeau gris, ainsi qu’un justaucorps de drap brun avec de gros boutons, et fut secondé par un prédicant de cinquante ans, Céré, chantre de Tornac. On annonce, pendant qu’il prêche, les soldats. Mais lui, sans se troubler:

«Il ne faut rien craindre,» s’écrie-t-il, «nous ne faisons aucun mal.» Ce n’était, d’ailleurs, qu’une fausse alerte.

Mais le 16 juin, la compagnie de Générargues l’aperçut, comme il se rendait du côté de Sauveplane pour une assemblée, et se mit à sa poursuite. Quatre hommes armés de fusils l’accompagnaient. Lui-même avait une épée à la main. L’un de ses compagnons blessa l’un des soldats au front, et tous les cinq se dirigèrent vers l’assemblée, qui chantait des psaumes en les attendant, et que la menace du péril dispersa.

Fatigué par ses courses et ses prédications, il descendit à Anduze pour s’y reposer quelques jours. Il se retira dans la maison d’un tanneur, originaire de Saint-Hippolyte, nommé Bresson. C’est là qu'un certain Alméras, d’Anduze, qui lui avait témoigné beaucoup de sympathie et lui avait servi de guide dans les Cévennes, le trahit lâchement. Il n’avait pu résister à l’appât des mille livres offertes par Bâville à qui lui livrerait le prédicant.

Dans la nuit du 20 au 21 juin 1686, pendant qu’il essayait de s’échapper par le toit, les dragons rouges mirent la main sur lui. Ils l’enfermèrent aussitôt dans l’hôtel de ville, et comme l’un d’eux le poussait violemment dans son cachot, en le prenant aux cheveux: «Souviens-toi,» lui dit le prisonnier, «que Dieu te punira selon tes œuvres.» Cette parole ne devait pas tarder à se vérifier. S’étant pris de querelle avec un de ses camarades, ce malheureux soldat fut, le soir même, tué en duel.

Rey fut chargé de fers et gardé à vue par six dragons qui reçurent l’ordre de ne laisser approcher personne du prisonnier. Le vendredi 21, à neuf heures du soir, Louis des Tours, seigneur de Mandajors, juge général au comté d’Alais et commissaire subdélégué, lui fit subir un premier interrogatoire, dans la maison consulaire.

Depuis quel temps êtes-vous prisonnier et pour quelle raison? lui demanda-t-il.

Depuis aujourd’hui, ne sachant pourquoi, répondit Rey.

Quelle est votre profession et quelles affaires aviez-vous dans ce pays?

Je suis proposant, et je suis venu dans les Cévennes pour y prêcher la parole de Dieu.

Depuis quel temps êtes-vous dans ce pays?

J’y suis depuis un mois environ.

Avant d’y venir, n’avez-vous pas été du côté de Castres, où vous avez prêché en diverses assemblées?

J’ai prêché partout où je me suis trouvé, parce que je voulais faire mon devoir, notamment aux environs de Bédarieux, Graissessac, Montpellier, Nîmes et autres lieux.

De retour de ces quartiers, n’êtes-vous pas demeuré caché dans la ville de Nîmes, pendant quelque temps, composant diverses lettres que vous datiez de Genève et d’autres pays étrangers, par lesquelles vous tâchiez d’émouvoir les peuples à sédition, et que vous preniez soin de faire répandre dans les Cévennes?

Il est vrai que je suis demeuré dans ladite ville l’espace d’un mois ou cinq semaines, caché dans une maison, où j’ai écrit des lettres pour exhorter les fidèles à prier Dieu; mais je proteste que j’honore le roi et que je voudrais trouver l’occasion de verser mon sang pour son service, bien loin d’émouvoir le peuple à sédition.

Rey reconnut qu'après avoir quitté Nîmes, il avait tenu une assemblée sur la route de Gajan, une autre du côté de Sauveplane, dans la paroisse de Saint-Martin-de-Boubeaux où deux chantres, dont l’un était Géré de Tornac, avaient prêché après lui. Et quand le subdélégué lui demanda pourquoi il avait convoqué des assemblées contre les défenses de Sa Majesté, il répondit simplement: «Ma conscience , m’obligeait de consoler tant de pauvres fidèles affligés

Le dimanche qui précéda son arrestation, Rey avait convoqué une assemblée nombreuse qui fut dispersée par les troupes, et l’on accusait les fidèles d’avoir tenté de résister par les armes.

La fin de l’interrogatoire roula sur ce dernier point.

N’est-il pas vrai que vous avez prêché en diverses autres assemblées et même, dimanche dernier, du côté de Sauveplane où il y eut deux ou trois femmes tuées, parce que plusieurs avaient tiré sur les troupes du roi?

Il est vrai que j’ai prêché dans plusieurs assemblées; mais je ne pus le faire à celle de Sauveplane, dimanche dernier, parce que les troupes y accoururent. J’ai ouï dire qu’on tira sur elles trois coups de fusil, mais j’ignore qui; d’autant que je me sauvai avec le nommé Dhombres et un autre à moi inconnu.

N’est-il pas véritable que les troupes venant vers l’assemblée et l’officier qui les commandait défendant aux soldats de tirer, vous auriez dit à ceux qui étaient armés de tirer sur les troupes, et que vous teniez vous-même une épée à la main; sur quoi l’un des fils du sieur de La Valette, de Saint-Jean, aurait tiré un coup de fusil sur les soldats?

J’étais accompagné de cinq ou six personnes, et on m’avait fait prendre la fuite à cause des ennemis qui me serraient de près. Il est vrai que je portais une épée à la main; mais ce n’était point pour me défendre contre les hommes mais contre les bêtes féroces, car j’habitais dans les déserts. Il est vrai encore que j’ai appris que le fils de M. de La Valette ayant voulu tirer, son fusil fit faux feu; après quoi, il mit le pistolet à la main.

Tel fut le premier interrogatoire de Fulcran Rey. Son attitude devant le subdélégué fut pleine de calme et de dignité. Il répondit nettement aux questions posées, et ne songea pas un seul instant à cacher ce titre glorieux et méprisé de prédicateur de l’Évangile qui le désignait à la mort.


Le lendemain, 22 juin, Rey comparut de nouveau devant le subdélégué. Ce dernier voulut savoir de quelles personnes il s’était servi pour répandre ses lettres en Languedoc.

Moi-même, répondit le prisonnier, je les ai portées et répandues. J’allais toujours de nuit, et je ne me souviens pas à qui je les ai données.

Qui vous a fourni l’argent que vous avez distribué en divers endroits? poursuivit le subdélégué.

J’ai distribué, répondit Rey, de mon argent propre à de pauvres fugitifs.

Dans quelle maison vous êtes-vous réfugié, dimanche dernier, lorsque vous quittâtes l’assemblée et que les troupes du roi y arrivèrent?

Je ne me retirai en aucune maison, mais seulement dans les bois, accompagné de Dhombres, d’un autre homme à moi inconnu et de Bresson, natif de Saint-Hippolyte, qui habite la présente ville.

Quelles personnes d’Anduze et autres lieux vous sont allées trouver dans la maison de Bresson, depuis mardi soir jusqu’à vendredi?

Je dénie l’interrogatoire.

Pendant votre séjour dans les Cévennes, n’étiez-vous pas ordinairement escorté par des personnes portant des armes et, un jour, n’avez-vous pas pris un fusil sur le col, ce qui obligea un de ceux qui vous accompagnaient de vous dire ces mots: «Vous seriez aussi bon homme de guerre que prédicateur?»

J’ai trouvé quelquefois, le long du chemin, des personnes armées, et je les ai quittées, parce que je voyais que c’était résister au génie de l’Évangile.

Établir que Rey avait porté les armes et le convaincre de rébellion ouverte contre les édits du roi, c’était aggraver sa culpabilité, et le juge ne s’y épargna point. Il n’était pas difficile au prévenu de rétablir les faits et de prouver, sur ce point du moins, son innocence. Le seigneur de Mandajors ne renouvela pas moins cette accusation, le lundi suivant, dans un troisième interrogatoire.

N’est-il pas véritable que, lorsque vous fûtes arrêté sur le couvert de la maison de Bresson, vous jetâtes une épée que vous portiez, par le trou du couvert par où vous aviez passé, dans la chambre de Bresson?

Non.

Avez-vous porté des armes dans les assemblées ou vu des gens qui en portassent?

J’allai à l’assemblée du dimanche, 6 du courant, accompagné d’un des fils du sieur de La Valette, de Saint-Jean-de-Gardonnenque, âgé d’environ seize ans, qui bégaie un peu, des nommés Dhombres, et de Villaret, et de trois ou quatre autres à moi inconnus. Ils portaient chacun un fusil et moi une épée. L’ayant tirée hors du fourreau, je vis paraître un soldat qui venait vers nous, ce qui m’obligea de prendre la fuite du côté de l’assemblée, avec Dhombres. J’y trouvai, à mon grand regret, plusieurs misérables qui portaient des fusils, qui me dirent vouloir se défendre contre les soldats du clergé. Je fis une prière, et je me retirai. Je nie avoir porté des armes dans aucune assemblée.

Qui vous avait remis cette épée? Pourquoi la tirâtes-vous du fourreau, et depuis quel temps la portiez-vous?

Un ou deux jours auparavant, je l’avais eue, ne sachant de qui, et je la tirai du fourreau, parce que je faisais ainsi de temps en temps.

Quelles personnes reconnûtes-vous dans cette assemblée?

J’y ai reconnu, outre le susdit Bresson, tanneur de la présente ville, dans la maison duquel j'ai été pris, le sieur Pelet, de Saint-Martin-de-Boubeaux, âgé d’environ trente-cinq ans. Comte, de Sauveplane, les deux sieurs de Larin, frères, du Collet-de-Dèze, âgés de vingt-cinq à trente ans, qui portaient chacun un fusil. Je n’en ai pas reconnu d’autres.

N’est-il pas véritable qu’au mois de décembre dernier, vous tîntes une assemblée à Vauvert? Quelles personnes y reconnûtes-vous?

J’ai prêché, au mois de décembre dernier, à Vauvert, dans le vieux château. Je reconnus les nommés Audoyer, marchand de Nîmes, Tempié, Étienne Gras, de Vauvert et mon frère.

Quels sont ceux qui prêchent dans la province?

Je n’en connais point d’autres que les nommés Jean Vivens, dit Bousquet, âgé d’environ trente-cinq ans, cheveux noirs, de moyenne taille, assez gros, un peu boiteux, vêtu de bure; le nommé Bonijoly, qui prétend avoir été chantre, sans dire où ni quel est son pays. Je le crois Cévenol. Il est âgé d’environ trente-cinq ans. Il a une cicatrice à l’une de ses mains, près du pouce; il est de bonne taille; enfin Céré, de Tornac, chantre. Je n’ai pas ouï dire qu’il y en ait d’autres.


Tels furent les interrogatoires que le jeune proposant subit à Anduze. Si l’on admire la fermeté de ses réponses, il est permis de regretter qu’il n’ait pas été plus sobre de renseignements sur des frères qu’il n'aurait pas dû nommer et qu’il désignait, sans le vouloir, aux rigueurs des autorités.

Le mardi 25, à quatre heures du matin, les dragons le firent sortir des prisons de l’hôtel de ville et lui firent prendre, enchaîné, la route d’Alais. Une soixantaine de femmes s’étaient réunies dans le cimetière, pour le voir passer (Suzanne Rousse, veuve de Louis Deleuze, fut arrêtée, le 25 juin, pour avoir, avant le jour, couru de côté et d’autre avec une lanterne, frappant aux portes et disant: «Venez vite pour voir partir le pauvre M. Rey.»). Elles criaient, tout éplorées: «Aïe! aïe! miséricorde! Dieu veuille être ta compagnie! Dieu t’accompagne! Si vous êtes innocent, Dieu soutiendra votre droit!» Mais il leur dit, à l’exemple du Sauveur:

«Pourquoi pleurez-vous et pourquoi vous affligez-vous ainsi en vos cœurs? Ne pleurez point sur moi, mais pleurez sur vous-mêmes et sur vos péchés, pour trouver grâce devant Dieu et pour obtenir miséricorde: ce qui vous est très nécessaire et après quoi vous devez toujours soupirer.»

À Alais, notre prisonnier dut comparaître devant Lefèvre, lieutenant-criminel de Nîmes. Il lui répondit avec autant de présence d’esprit et de fermeté qu’au subdélégué d’Anduze. Des moines de différents ordres essayèrent de le convertir.

«Tous leurs efforts furent inutiles; ils trouvèrent toujours en lui un même cœur, la même résolution et la même constance. Ce qu’il leur dit de sa religion et de son devoir de la prêcher et de la garder jusqu’à son dernier soupir, et de tout souffrir pour elle, les toucha si fort, qu’en sortant de la prison ils ne purent s’empêcher de verser beaucoup de larmes. (Bulletin t. X, p. 130)»

Fait étrange assurément et rare, mais que nous expliquent la sérénité du jeune martyr et l'onction puissante de ses discours. Aussi défendit-on avec soin l’accès de sa prison et le garda-t-on à vue, pour qu’il lui fût impossible de continuer son ministère dans les fers. Mais on ne pouvait l’en empêcher. Sur le chemin de Nîmes, il rencontra beaucoup de religionnaires de tout âge et de toute condition qui, les larmes aux yeux, faisaient les vœux les plus touchants pour qu’il fût acquitté. Il les remercia, implora sur eux, à son tour, les bénédictions divines et les pressa fortement de mener une vie conforme à l’Évangile.

Le juge qui l'accompagnait lui promit plusieurs fois la vie sauve s’il abjurait:

«Je suis pleinement assuré,» lui répondit le jeune confesseur, «de la pureté de ma religion. J’aime mieux mourir mille fois que de la quitter. Ne me parlez plus de cela.»

Puis il ajouta:

«La grâce que je vous demande, c’est que vous défendiez à mes parents, quand je serai à Nîmes, l’accès de ma prison.» Il craignait que la vue de leur douleur n’amollît son courage. «Il se contenta,» dit Jurieu, «de leur faire dire qu’ils pouvaient être assurés de sa fermeté, de sa constance et de sa parfaite résignation à la volonté de Dieu


III


Ses craintes n’étaient point fondées; Fulcran Rey ne fit que traverser sa ville natale, où il comptait peut-être qu’on instruirait son procès.

«On ne le garda que peu de jours dans la prison,» dit Jurieu; «on n’avait point dessein de l’y faire mourir, parce que cette ville étant pleine de gens de la religion, on craignait ou quelque émeute, ou du moins que le spectacle du martyre de ce jeune homme et sa constance ne réveillassent la conscience de tant de gens qui, conservant la vérité dans le coeur, la cachaient sous le voile de la dissimulation.»

Arrivé de nuit et enfermé quelque temps dans la conciergerie, où il eut encore à subir les assauts impuissants des prêtres, il repartit de nuit, afin que l’éveil ne fût pas donné et qu’on pût le conduire sûrement à Beaucaire, où Bâville vint le rejoindre.

Le féroce intendant, faisant violence à son caractère, usa tout d’abord de douceur envers le prisonnier, l’exhortant, le conjurant même, au nom de sa jeunesse et de tous les biens de cette vie, de se convertir pour échapper à la mort. Mais à toutes ses insinuations, le fidèle confesseur se bornait à répondre:

«Je n’aime point le monde ni les choses qui sont dans le monde; j’estime tous les avantages dont vous me parlez comme de l’ordure. Je les foule à mes pieds. La vie ne m’est point chère, pourvu que je gagne Christ. Quelle que soit la mort que j’endure pour lui, elle me sera glorieuse, trop heureux si je meurs pour lui et pour la cause pour laquelle il est mort!»

Et comme Polycarpe, il ajoutait:

«Comment renierais-je un si bon Maître! Il ne m’a jamais fait que du bien.»

Après le tour de l’intendant vint celui des prêtres et des moines. Ils le visitèrent dans sa prison et mirent tout en œuvre pour le faire rentrer dans le giron de l’Église. Il déjoua leurs pièges et réfuta sans peine leurs arguments, et, comme ceux de Nîmes, d’Alais ou d’Anduze, ils furent obligés de reconnaître qu’ils n’avaient jamais ouï si bien parler, et que ce jeune homme «rendait compte de sa créance d’une façon merveilleuse

Qu’il est vrai de dire que DIEU N’ABANDONNE JAMAIS SES ENFANTS DANS L’ÉPREUVE et qu’il leur donne, à l’heure du besoin, une sagesse à laquelle personne ne peut résister! Seul contre tous il triomphe, et ce jeune homme de vingt-quatre ans confond ses persécuteurs.

Bâville devait en avoir une preuve nouvelle.

Il fit asseoir le prévenu sur la sellette et fit une dernière tentative auprès de lui.

N’avez-vous pas, en prêchant, agi contre la volonté du roi? lui demanda-t-il.

Le Roi des rois me l’a ainsi ordonné, répondit Rey, et il est juste d’obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes.

Monsieur Rey, vous avez encore du temps pour vous sauver.

Oui, Monseigneur, et c’est ce temps que je veux encore employer à mon salut.

Changez, et vous aurez la vie.

Oui, Monseigneur, il faut changer, mais c’est pour aller de cette terre de misère au royaume des cieux, où une heureuse vie m’attend, que j’aurai et que je posséderai bientôt.

Craignez-vous qu’on ne vous tienne pas la promesse de vous sauver la vie?

Ne me parlez plus de cette vie; j’en suis détaché. Je n’ai plus d’espérance en elle. Je cherche et j’attends tout autre chose. La mort m’est meilleure que la vie. Dieu m’a fait la grâce de connaître ma religion; Dieu me fera la grâce de mourir pour elle. Pour tous les trésors de la terre, je ne laisserai point ceux du ciel.

Pesez les suites de votre résistance.

Je n’ai plus à voir ce que je dois faire; j’ai pris parti. Il n’est plus question ici de marchander. Je suis tout prêt à mourir, si Dieu l’ordonne. Toutes les promesses ne sauraient m’empêcher de rendre à mon Dieu ce que je lui dois.

Il fit toutes ces réponses, nous dit un contemporain, «avec un même ton de voix, avec beaucoup de respect, de douceur et de modération, en donnant toujours des marques d’une entière résignation à la volonté de Dieu, et faisant voir, dans tous ses discours et dans tous ses gestes, que le Saint-Esprit s’était répandu sur lui avec abondance et qu’il était secouru du ciel d’une façon extraordinaire (Bulletin, t. X, p133)


L’issue du procès ne pouvait être douteuse. Fulcran Rey, «accusé et convaincu d’avoir fait et tenu des assemblées illicites avec port d’armes, écrit et débité des livres séditieux,» fut condamné à être pendu, après avoir été, au préalable, appliqué à la question ordinaire et extraordinaire pour avoir révélation de ses complices (Les personnes dont les noms suivent furent, par le même jugement, décrétées de prise de corps: Bailly, forgeron, du Martinet, la dame de La Salle, Dhombres l’aîné, de Villaret cadet, le fils du sieur de La Valette, Vivens, dit Bousquet, Bresson, tanneur d’Anduze, Pelet, de Saint-Martin-de-Boubeaux, de Larin frères, Tempié et Gras de Vauvert, Bonijoly et Céré, chantres, Ravanel, Garnier, d’Uzès, le sieur de Gasques, Comte, de Sauveplane, Castand, fils, Porte, dit Paussonnel, de Saint-Jean-de-Gardonnenque – Archives de Montpellier, C. 109).

Il écouta d’un air serein la lecture de son jugement. «On me traite plus doucementdit-il, «qu’on n’a traité mon Sauveur, en me donnant une mort si douce.» Peut-être s’attendait-il à être brûlé vif.

Puis, levant les yeux au ciel, il s’écria:

«Je te rends grâce, Seigneur du ciel et de la terre, de tant de biens que tu me fais. Je te rends grâce de m’avoir trouvé digne de souffrir pour ton Évangile et de mourir pour toi.»

Il subit la torture sans se plaindre. Toutes les questions qu’on lui posa ne lui arrachèrent que ces mots: «J’ai tout dit; je n’ai plus rien à répondre.»

Ses juges, ne pouvant rien tirer de lui, le firent détacher; alors il leur dit:

«Vous venez de m’infliger une peine que je n’ai guère sentie. Je crois que vous avez plus souffert que moi. Je puis vous protester que, dans le fort de la peine que vous avez voulu que j’endurasse, je n'ai point senti de douleur.» Comme il était pourtant brisé de fatigue, on lui offrit à manger.

II accepta en disant:

«Les uns mangent pour vivre, et moi je mange pour mourir. C’est le dernier repas que je prendrai sur la terre; mais, dès ce soir, il se prépare pour moi un banquet dans les cieux.»

L’heure était venue d’aller au supplice. Il y marcha avec une contenance calme et assurée, chantant des psaumes et repoussant les moines qui l’importunaient de leurs discours et qui raccompagnèrent jusqu’au pied de la potence. «Retirez-vous,» leur disait-il, «vous êtes des consolateurs fâcheux. Il n’y a rien ici à faire pour vous.»

Ayant rencontré quelques frères qui pleuraient, il les salua, leur laissant pour adieu des paroles d’encouragement. En sortant par la porte Beauregard, il vit la potence dressée devant lui. Cette vue ne fit que lui inspirer des transports de joie:

«Courage!» s’écria-t-il, «courage! C’est ici le lieu que je m’étais depuis longtemps proposé! Qu’il me paraît agréable! J’y vois les cieux ouverts pour me recevoir et les saints anges, qui me tiennent compagnie, tout prêts à m’y enlever.»

Il voulut chanter un psaume; mais les officiers de la justice s’y opposèrent. Au pied de la potence il se mit à genoux, puis il franchit avec joie les degrés de l’échelle. Il vit que les moines montaient après lui; comme ses mains étaient enchaînées, il leur fit signe du pied de se retirer:

«Je vous l’ai déjà dit, je vous le dis encore,» s’écria-t-il, «je n’ai pas besoin de votre secours; j’en reçois assez de mon Dieu pour faire le dernier pas qui me reste à faire, afin de remplir toute ma carrière.»

Il voulut parler pour édifier encore ses frères avant de rendre le dernier soupir; mais le roulement d’un grand nombre de tambours étouffa sa voix; et c’est au milieu de ce bruit qu’il rendit sa belle âme à Dieu.

Trois ans auparavant, le martyr Homel, au milieu des souffrances inexprimables de la roue, avait harangué le peuple de Tournon et ses accents émus avaient longtemps vibré dans les âmes. On ne voulut pas de nouveau courir le risque de transformer en chaire l’échafaud. Qu'importe? pour tous ceux qui en furent les témoins, la mort de Fulcran Rey fut la plus éloquente de ses prédications. Des catholiques romains eux-mêmes avouèrent qu’il était mort en véritable martyr.

«Son air,» dit Jurieu, «ses yeux, ses mains parlèrent de son courage, de sa foi et de sa constance et ce langage fut si efficace que la ville de Beaucaire, toute plongée dans les ténèbres et dans les préjugés du papisme, en fut émue d’une manière extraordinaire

«Je souhaiterais fort,» conclut le célèbre pasteur du Refuge, «que trois ou quatre sortes de gens fissent réflexion sur cette mort.

Premièrement, les ennemis de la vérité. Est-il possible qu’ils ne reconnaîtront jamais là-dedans le caractère de la véritable religion? Je les conjure de considérer ce qui ressemble plus à Jésus-Christ et ses apôtres, ou un homme qui meurt comme nous venons de voir mourir ce jeune homme, ou des gens qui le font mourir pour sa religion et pour ne l’avoir pas voulu renoncer.

Secondement, je mets cet objet devant les yeux de ces nouveaux convertis qui, séduits ou par leurs passions ou par leurs illusions, regardent la religion qu’ils ont quittée comme une religion abominable... Peuvent-ils bien se persuader que tant de courage, tant de piété, tant de constance, tant de modération, tant de douceur vienne de celui qui est le père du mensonge et la source des crimes!

Si c’est l’Esprit de Dieu qui produit ces effets miraculeux dans nos martyrs, notre religion n’en est donc pas privée! Dieu ne nous a donc pas abandonnés! Nous ne sommes donc pas hors de son Église!»

Puis, se tournant vers les faibles qui, tout en conservant la vérité dans le cœur, n’avaient pas craint de la renier des lèvres en disant: «Je me réunirai,» le pasteur de Rotterdam leur adresse cette vive apostrophe:

«Je le demande: n'étiez-vous pas obligés à faire ce que ce martyr a fait? A-t-il rendu à Dieu plus qu’il ne lui devait? Qui est celui qui n’est pas obligé de sceller et de confirmer la vérité par ses souffrances?... Ne vous justifiez point. Relevez-vous par la repentance, si vous voulez que Dieu vous pardonne

C’étaient les mêmes sentiments qu'exprimait un autre réfugié, un jurisconsulte célèbre, le Nîmois Graverol, qui publia en Angleterre une histoire de sa ville natale, dont les dernières pages racontent le martyre de Fulcran Rey et de Brousson. Il la fit précéder d’une lettre adressée à Messieurs les réfugiés de Nîmes qui sont établis dans Londres, dans laquelle il s’écrie:

«Étudions-nous à rendre notre confession et notre foi glorieuses par une conduite sage et modeste, par une vie exemplaire et par un entier dévouement au service de Dieu. Souvenons-nous toujours que nous sommes les enfants et les pères des martyrs. N’oublions jamais cette gloire. Tâchons à la transmettre à la postérité.»

Pierre de Claris, abbé de Florian, devenu pasteur du Refuge, écrivait à son tour de Londres à Court, le 3 août 1719, en s’affligeant de l’indifférence des Nîmois:

«On a vu mourir cent excellents hommes pour la vérité qu’on connaît et l’on est cependant toujours triste. Le sang du bienheureux Brousson, du fidèle Rey s’élèvera en jugement contre les habitants de Nîmes


«Dieu veuille, mon cher Monsieur,» dit enfin l’auteur de la Lettre qui nous a fourni plusieurs de nos renseignements, «nous mettre en état de pouvoir imiter le zèle et la fidélité de ce digne martyr de nos jours pour le suivre jusque dans son repos et dans son triomphe! C’est le vœu que je pousse de bon cœur vers le ciel pour vous et pour tous ceux qui vous ressemblent (Lettre d'un ami à un protestant réfugié sur le sujet de la personne et de la mort du sieur Fulcran Rey, proposant (Bulletin, t. X, 122-136). C’est cette pièce que M. Frank Puaux a rééditée pour les enfants de nos Églises, à l’occasion de la fête de la Réformation de 1880)

Qu’ajouter à ces paroles que nous pouvons nous appliquer, alors même qu’elles soient écrites depuis deux siècles?

Oui, l’exemple de Fulcran Rey nous dit fortement à tous que:


l’Évangile est la puissance de Dieu pour le salut de ceux qui croient

et

que les biens invisibles et célestes sont les seuls réels et permanents.




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