Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

BUVEUR-NÉ



Note de la Bibliothèque «Regard»


À la lecture de ce témoignage il vous sera facile de comprendre que Dieu ne cherche pas des institutions ou des «programmes» de désintoxication ou des substances de substitution pour traiter les «esclaves» de la drogue, de l’alcool et encore moins à légaliser des produits nocifspour la santé.


Comme nous le verrons, Dieu cherche des hommes et des femmes qui LE serventafin d’accomplir des oeuvres de DÉLIVRANCES TOTALES (et définitives) dans le nom de Jésus-Christ.

Jésus-Christ est le même hier, aujourd’hui, et éternellement.

(Hébreux 13, 8)

J.-M. R.





* * *

I


Quand un homme se convertit, l’Armée du Salut s’occupe de lui jusqu’à ce qu’il soit suffisamment affermi dans la vie nouvelle; c’est-à-dire que des Officiers d'expérience le visitent fréquemment, l'encouragent dans ses nouvelles résolutions et par-dessus tout le convainquent que quelqu’un se soucie de lui.

La conversion d’un boxeur (Le récit de cette conversion fait l’objet d’un autre chapitre du livre.) célèbre fit grand bruit dans un des Corps de Londres, où une Adjudante veillait sur lui avec sollicitude.

Elle le visitait à la maison, allait le voir à son travail et l’accompagnait avec affection lorsqu’il s’en retournait chez lui. Il travaillait dans une fabrique de voitures dont le propriétaire était incrédule. Mais il y avait un trait commun entre cet homme et l’Adjudante: tous deux jouaient de la concertina et la préféraient à n’importe quel autre instrument. «Oh! je ne joue que d’une façon toute simple», me dit l’Adjudante, ajoutant avec enthousiasme, «mais lui est un maître». Ce fut la concertina qui permit à la chrétienne d’attaquer l’incrédule sur son terrain.

L’Adjudante et le propriétaire de voitures eurent ensemble maintes conversations profitables. Dans cette fabrique animée du centre de Londres, ils parlaient musique, et l’Officière, tout en veillant sur le boxeur converti, fit une brèche dans les convictions de l’athée.


Un jour, le boxeur à qui elle parlait dans la fabrique, lui dit: «Je désire que vous ayez un entretien avec l’homme qui vient ici vendre les journaux; il est bien bas tombé; on l’appelle le «Buveur-Né» et il en a tout à fait l’air. J’étais moi-même presque aussi bas que lui il n’y a pas longtemps. Après moi on ne peut désespérer de personne, vous lui parlerez, n’est-ce pas?»

C’est ainsi que peu après sa conversion, ce boxeur manifesta sa «passion pour les âmes.»

La petite Adjudante attendit un jour et rencontra cet homme qui faisait sa tournée de journaux. Il visitait la fabrique pour apporter aux ouvriers les nouvelles du jour sur les courses de chevaux. Elle avait vu déjà bien des gens de la classe la plus misérable et la plus dépravée de Londres, mais avant d’avoir rencontré «Buveur-Né» elle n’avait jamais réalisé l’horreur repoussante à laquelle peut descendre le corps humain dégradé par le vice.

Cet homme, l’enfant de terribles ivrognes, était certainement, comme son nom l’indiquait, né ivrogne. On lui avait appris à boire et, dès sa plus tendre enfance, un appétit insatiable pour la boisson s’était développé en lui. Maintenant, à l'âge de quarante-cinq ou quarante-six ans, il était régulièrement en état d’ivresse.

Ses affreux haillons et l’apparence malsaine de sa chair ne frappèrent que plus tard l’Adjudante. Toute son attention était rivée, comme en une sorte de terreur, par l’aspect des yeux de cet homme. Ils étaient ternes et sans vie. Elle se creusait l’esprit pour trouver un terme qui les décrivît, elle revenait sans cesse au mot hébété. Ils n’indiquaient pas la faiblesse ni la ruse, ni la dépravation, mais l’hébétement le plus complet. C’étaient les yeux d’un homme ni mort ni vivant. Ces yeux étaient à peine perceptibles. On n’y distinguait qu’une faible lueur vitreuse.

Pour le reste, c’était un vrai misérable, plus dégradé que n’importe quel homme parmi les sauvages, avili au point qu’il n’avait presque plus rien d’humain. Il était court, trappu, difforme, vil; vêtu de haillons qui suffoquaient ceux qui s’approchaient trop de lui — c’était une créature que les gamins en haillons raillaient avec mépris lorsqu’il passait dans la rue.

La civilisation avait produit cet homme-là II avait sa place à Londres; quelque repoussant qu’il parût, il était un de nos contemporains; pour les salutistes il représentait une âme.

S’adressant à lui, elle dit:

Vous n’avez pas l’air très heureux. N’est-ce pas?

Il regarda de son air ahuri ses yeux limpides et garda le silence, comme s’il avait perdu l’usage de la parole et la capacité de comprendre.

Je pourrais, peut-être, vous être utile; voulez-vous me laisser essayer? Voulez-vous me permettre de venir vous voir chez vous?

«Buveur-Né» ne répondit rien.

Elle s’approcha très près de lui, le regarda avec bonté et lui dit: Je désire vous aider. Je connais quelque chose de votre vie. On vous appelle Buveur-Né. Eh bien! je désire vous visiter et devenir votre amie. Dans bien des petites choses je puis vous être utile. Laissez-moi essayer. Elle lui fit enfin comprendre ce qu’elle voulait. Il lui donna son adresse. Peu de temps après elle alla le voir.

II occupait une seule chambre dans une rue connue comme étant des plus misérables. Elle n’avait pas la moindre crainte de visiter ce lieu, mais en ouvrant la porte de la chambre — toute bonne et angélique qu’elle fût — la petite Adjudante fut vraiment tentée de s'enfuir. Une telle odeur se dégageait de ce bouge qu’elle la prenait à la gorge et la remplissait de dégoût. Dans le logement misérable de Buveur-Né il y avait des animaux qui la faisaient ressembler à une ménagerie.

Un chien se leva de dessus la couverture crasseuse du lit défait et grogna sourdement contre l’intruse.

Une portée de cochons d’Inde, éparpillés sur le plancher sale et nu de la chambre, disparut sous le lit.

Un clapier de lapins, laissant voir à travers un treillis de fer les formes indistinctes de ses habitants, dégageait une odeur lourde et étouffante.

Il y avait des chats sur un sac près de la cheminée.

Devant la fenêtre fermée une cage de tourterelles était suspendue au plafond.


Buveur-né

Cet intérieur londonnien était aussi sombre que suffocant. Un brouillard semblait s’étendre d’un mur sale à l’autre mur sale, du plafond sombre au plancher noirci. Lorsque le chien gronda, quelque chose ressemblant à une femme émergea de ce brouillard — une créature maigre, émaciée, triste, vêtue presque entièrement de sacs.

Elle se tenait devant la salutiste dans toute sa misère et son avilissement; une femme — la femme qui aimait Buveur-Né. Quel mystère! Imaginez à quel degré de misère une femme peut être amenée pour épouser un homme tel que lui.

L’Adjudante pénétra dans la chambre et s’adressa à cette énigme — la femme qui aimait Buveur-Né.

Les oiseaux et les animaux fournirent un sujet de conversation. Elle découvrit qu’ils appartenaient à l’enfant de ces deux pauvres gens. Oui, ils avaient un enfant, une vie avait été créée dans cet antre et ces animaux étaient les favoris du garçon.

La mère alla chercher une photographie et la tendit, non sans orgueil, à la visiteuse. Étonnée, l’Adjudante vit un garçon éveillé, joli et bien mis. L’intelligence de son visage et le noble maintien de sa personne l’étonnèrent vivement. Elle avait de la peine à croire qu’il fût le fils de ces gens.

C’est votre fils? demanda-t-elle.

Oui, dit la femme de son air fatigué. Il n’en a pas l’air, hein? Mais nous l’avons bien soigné, il a une bonne place et peut être qu’à la fin il deviendra quelqu’un. Nous l’espérons du moins.

L’Adjudante découvrit alors que ces parents dégradés aimaient ce seul enfant avec une abnégation et un dévouement absolument merveilleux dans sa pureté et sa force. C’était à cause de lui que le taudis sentait mauvais, parce que, lorsqu’il le visitait, il aimait y trouver ses vieux favoris; c’était pour lui que ces favoris avaient été achetés avec des sous gagnés dans les tournées de journaux, et préservés, Dieu sait au prix de quelle lutte! du cabaretier par le pauvre Buveur-Né Celui-ci n’avait que cette seule passion pure et elle croissait comme une fleur blanche dans son âme corrompue. L’ivrogne et sa femme aimaient leur fils. Le taudis était sa maison.


* * *


II

La salutiste fit de ce garçon le fondement de ses appels. Elle visita fréquemment les parents dans leur bouge infect. Ils furent tous deux facilement convaincus par sa première suggestion: «La vie serait, certes, plus agréable pour vous si Buveur-né signait l’engagement d’abstinence et y restait fidèle.»

Mais même la femme, qui n’était pas buveuse, semblait partager l’avis de son mari: une telle chose n’était possible que dans le pays des rêves.

Voyez-vous, disait-elle, il y est tellement habitué depuis son enfance; c’est une nourriture pour lui. Son nom le dit bien: Buveur-né! Il ne serait plus bon à rien s’il abandonnait l’alcool»

Quand à Buveur-né, il ne discuta pas le sujet, il le laissa tout simplement dans la région de l’impossible, il écouta le babillage des femmes comme un philosophe prête un instant attention aux cris des moineaux querelleurs.

Mais l’amabilité et la bienveillance de l’Adjudante parvinrent au moins à décider ces deux créatures à assister aux réunions qui se tenaient dans la salle. Ils quittèrent leur ménagerie et revêtus de leurs haillons, vinrent aux réunions du soir.

Ils s’assirent au fond de la salle avec les loqueteux, écoutèrent la fanfare, les cantiques, les prières et les allocutions, et ressentirent quelque chose de la lumière et de la pureté de l’atmosphère.

Tous deux semblaient ahuris. Apparemment le service n’avait aucun sens pour eux. Deux hiboux dans un clocher auraient aussi bien profité de la musique d’église. Ils venaient, ils s’asseyaient, ils disparaissaient.


L’Adjudante commençait à croire qu’ils étaient tombés bien au dessous des limites accessibles à la sympathie humaine. Ses Officières, au désespoir, disaient:

«Ils ne semblent pas comprendre un mot de ce qu’on leur dit.»

C’était le profond hébétement de ces deux misérables qui faisait leur désespoir et leur désolation. On n’éprouvait pas que le péché et la misère constituaient l’obstacle, mais ce terrible engourdissement de l’esprit était comme un rideau impénétrable tiré entre leur âme et la lumière. Personne ne pouvait les atteindre. Ils ne comprenaient pas.

C’est précisément à cette époque que le boxeur converti et l’Adjudante conçurent l’idée d’une campagne de salut. Le boxeur et ceux qu’il avait influencés — l’on doit savoir que ces hommes étaient autrefois la terreur du voisinage — se mirent d’accord pour se montrer comme trophées dans les plus mauvaises rues et raconter ensuite l’histoire de leur vie dans la salle.

Il ne faut pas penser que ces hommes étaient ravis à l’idée de s’exposer. Ils durent prendre leur courage à deux mains pour subir cette épreuve, car ils avaient leurs femmes et la populace à envisager.

Le boxeur — ce chercheur d’âmes paisible et mélancolique — inspira du courage au petit Corps. «Dieu a fait des tas de choses pour nous» disait-il, «nous ne devons pas regarder à en faire un brin pour Lui.»


La bonne Adjudante écouta les suggestions de ces hommes et la campagne fut lancée.

Ils firent une procession à travers les rues les plus mal famées du quartier et à l’heure la plus animée de la soirée. Dans des chariots à quatre roues, traînés par des chevaux, figuraient les terreurs de l'endroit, maintenant des convertis, en diverses attitudes rappelant leurs vies passées — par exemple un détenu, en costume de prisonnier, expiant la peine de ses crimes.

Les rues étaient bondées. Pendant que les chars avançaient à travers la foule, l’Adjudante et ses aides circulaient parmi le public, invitant les gens à la réunion. Jamais salle ne fut aussi comble.

Dans ce vaste auditoire se trouvaient Buveur-né et sa femme, qui étaient venus de bonne heure sur l’invitation de l’Adjudante.

La réunion commença par un chant, une lecture de la parabole de l’enfant prodigue, une courte prière, puis on entendit les témoignages des hommes convertis. L’un après l’autre ils se levèrent et dirent ce qu’ils avaient souffert, comment ils étaient tombés dans la fange, ajoutant que leurs familles étaient maintenant heureuses, leurs vies pures et leurs cœurs joyeux.

L’Adjudante adressa ensuite son appel.

Elle déclara que n’importe qui dans la salle, quelque vil, abandonné et honteux qu’il fût, pouvait devenir en un instant radieux de paix et de bonheur, en venant s’agenouiller au banc des pénitents pour demander à Dieu de pardonner ses péchés. Elle prenait à témoin les hommes assis sur l’estrade, derrière elle, comme preuve de son assertion.

Plusieurs personnes se levèrent de leurs sièges, la plupart avec cette lourdeur calme qui caractérise la vie de l’ouvrier londonien, et s’avancèrent au banc des pénitents comme des gens qui ont à passer un moment désagréable.

Les uns disaient: «Ô Dieu! sois apaisé envers moi qui suis un pécheur,» d’autres se prosternaient et restaient silencieux; plusieurs femmes pleuraient. Au bout de cette ligne de pénitents on distinguait Buveur-né et sa femme.


BuveurNE2

L’Adjudante et ses Officières furent plus surprises que qui que ce soit d’autre dans la salle. Elles savaient ce que les autres n’avaient pas réalisé, l’impénétrable hébétement de l’esprit de l’homme, la totale oblitération de son âme.

Aux yeux des autres, il était un des leurs, mais plus sale, plus dégradé, plus alcoolisé.

L’Adjudante s’approcha du pauvre homme.

Les petits yeux hébétés étaient mouillés de larmes. Elle mit une main sur son bras et il lui dit en pleurant:

«Oh! j’aimerais être comme Joe!» — l’un des hommes qui avaient témoigné — (un ancien criminel dont l’histoire est racontée dans un autre chapitre du livre).

Plus tard il raconta:

«Pendant que j’écoutais Joe, en pensant à ce qu’il a été et en voyant ce qu’il est devenu, tout d’un coup l’envie me prit de trouver Dieu et de lui demander de me faire ressembler à Joe. Cela m’a pris comme ça! Je me suis senti tout d’un coup déterminé à trouver Dieu. Déterminé! répétait-il avec une énergie étonnante chez cette créature désespérément déchue, enchaînée à l’alcool, «Et, poursuivit-il, pendant que j’étais à genoux, pendant que je priais, je sentis l’Esprit de Dieu venir sur moi.

Je dis: O Dieu! rends-moi comme Joe! Je savais que je pourrais devenir comme Joe. Je sais que je suis sauvé.»


Il était absolument décidé.

Mais l’Adjudante qui connaissait la puissance de la tentation, qui se rendait compte que tout le corps de cet homme était saturé d’alcool, eut de grandes craintes au sujet de la stabilité de son salut. Elle craignait surtout ses tournées de journaux par lesquelles il gagnait son pain, parce qu’elles le conduisaient dans toutes les auberges du quartier. À moins que Buveur né ne trouvât un autre emploi, sûrement il retomberait un jour, sûrement la tentation serait une fois ou l’autre trop forte pour lui.

D’autre part, si on pouvait lui procurer un autre travail, ce dipsomane (Personne atteinte d'une dépendance à la consommation de toute boisson contenant de l'alcool ou autre liquide toxique.) pouvait, par la grâce de Dieu, combattre sa folie. Cela était tout à fait possible. Elle avait vu des miracles presqu’aussi surprenants.

Elle alla voir Buveur-né pour discuter la question avec lui. Il était assis et écoutait tout ce qu’elle lui disait de ses yeux hébétés, ne comprenant, en apparence, rien des paroles bien intentionnées qui lui étaient adressées.

L’Adjudante se tourna vers sa femme:

«N’y a-t-il pas un autre travail qu’il pourrait faire? Ne sent-il pas qu’une autre occupation lui conviendrait mieux?»

La femme regarda son rnari:

«Qu’en dis-tu, mon cher?» Il remua les lèvres, cherchant à exprimer ses pensées. Il dit enfin:

Je n’ai pas besoin d’autre chose. Il s’arrêta un moment, son regard allant des cochons d’Inde à la fenêtre délabrée. — JE DOIS LEUR MONTRER QUE JE SUIS CONVERTI, ajouta-t-il.

L’Adjudante s’efforça de lui faire comprendre le danger qu’il courait. Il pouvait résister à la tentation pendant des semaines et des mois; mais si, dans l’avenir, il se sentait, un jour, peu bien ou malheureux — ne pourrait-il pas tomber?

Elle tâcha de lui faire saisir que le salut est une longue route. Le premier éclat passe et l’on voit au-delà de cette gloire une longue route unie. On se relève de ses genoux pour marcher le long de cette route. Tout d’abord on s’élève sur des ailes, comme l’aigle, puis on court et l’on ne se fatigue point; finalement, on doit marcher sans défaillir.

L’Adjudante travailla à faire pénétrer ces vérités dans l’esprit du dipsomane. L’homme répétait toujours: — JE DOIS LEUR MONTRER QUE JE SUIS CONVERTI.

L’Officière continua à veiller sur ce tison arraché du feu. Il tenait bon. Elle lui demanda s’il avait encore des tentations.

LE GOÛT DE LA BOISSON EST PARTI! répondait-il.

On l’observait à son entrée dans les auberges et lorsqu’il en sortait, il n’avait pas peur. Les convertis allaient le voir dans son taudis et lui posaient tous la même question:

«Es-tu sûr que la boisson ne te tentera plus?» à laquelle il faisait toujours la même réponse: «LE GOÛT EST PARTI!» Cela semblait vrai, et pourtant incroyable!


* * *


III


Il entra, un jour, dans un café rempli d’ouvriers. C’était un samedi après-midi. Les poches étaient garnies d’argent, mais l’on oubliait femmes et enfants. On entendait un bruit étourdissant de rires et de cris. Buveur-né s’approcha du comptoir avec ses journaux. Un esprit de gaieté et de bonne humeur envahit toujours un café le samedi après-midi.

Les ouvriers, après deux ou trois chopes de bière, sont enclins à la raillerie.

Holà ! que Dieu me damne si ce n’est pas Buveur-né ! cria un des hommes en l’apercevant. Viens ici, petit père ; je te paie une chope. Nous arroserons l’Armée du Salut!

Buveur-né distribua ses journaux. L’ouvrier commanda une chope de bière.

Tiens, mon vieux, bois ! exclama-t-il en avançant la chope près du converti.

Buveur-né secoua la tête.

Allons, bois cela comme un homme ! Qu’est-ce que c’est qu’une chope pour toi? Tu peut en boire six ! Voyons, bois !

Non.

Ecoute, petit père; tu es pauvre, n’est-ce pas ?

Oui.

Un franc c’est beaucoup pour toi, n’est-ce pas? Eh bien ! regarde papa ; je te donnerai un franc, je le ferai — sur l’honneur — si tu bois cette chope. Sens-la ! Sens-là, vieux coq. Est-ce qu’elle ne sent pas bon ? Allons, bois-la et gagne ton franc.

Pas moi.

Tu ne veux pas ?

Non.

Pas pour un franc ?

Pas pour mille.

Tu le dis sérieusement ?

Oui.

Alors, tiens, tu l’auras quand même ! En disant cela l’ouvrier moqueur jeta la chope de bière à la face du vieux.


Cette action fut accompagnée de rires bruyants, on rit aussi de la mine piteuse de l’homme tout trempé ; il fermait les yeux, secouait les gouttes de son visage, essuyait la liqueur sur sa bouche et son menton.

Cela sent bon la bière, n'est-ce pas, petit père ? dit en riant son tourmenteur. Vieux fou ! Pourquoi ne pas l’avoir dans le gosier plutôt que sur tes habits? Mais, vieux, je t’en donnerai une autre. Tu n’auras pas le franc, mais tu auras la bière.

Je ne la veux pas, dit le vieux. Sa fermeté, son calme sous l'attaque touchèrent ces hommes rudes du café.

L’un d’eux fit une collecte et Buveur-né quitta la place sa poche pleine d’argent. Il la quittait aussi en héros.


Des semaines, des mois, des années se passèrent. Buveur-né tenait bon. Il fît quelques petites économies, malgré sa contribution au Corps salutiste de la localité.

Un jour, il se trouva assez riche pour entreprendre un petit magasin dans le voisinage. Sa femme et son fils déménagèrent de l’affreux taudis et ils commencèrent une vie nouvelle de paix et de bonheur. Ils prirent place parmi les gens respectables.


Ce fut la fermeté et le courage persévérant du vieux qui engagèrent la femme et le fils à se joindre à l’Armée du Salut. Ceci fut pour Buveur-né le comble du bonheur terrestre, parce qu’il avait toujours entretenu le secret espoir, au fond de son être, qu’un jour son fils deviendrait un Officier de l’Armée du Salut.

Buveur-né n’était pas fait pour cela, il devait gagner sa vie ; tout ce qu’il pouvait faire c’était d’aller aux réunions, de marcher derrière la fanfare au cortège, d’adresser un mot ou deux en particulier à ceux de ses clients tristes ou malheureux. Mais son fils étudiait, son fils était bon, il pourrait, sans doute, devenir un jour un Officier dans cette grande, miséricordieuse et universelle Armée du Salut.


Cette créature ruinée de jadis était maintenant heureuse et bien portante.

Sa conversion apparaissait si extraordinaire aux gens des alentours, extraordinaire autant par sa durée que par ses résultats, qu’il devint une puissance pour le bien sans grand déploiement de zèle missionnaire. Les gens le regardaient dans les rues.

Des hommes vicieux et dégradés, aux coins des rues, ou à la porte des cafés, contemplaient cet homme né de nouveau, vivant dans l’honnêteté et le bonheur, avec la même excitation d’esprit qui lui avait fait pousser autrefois cette exclamation :

« Je voudrais être comme Joe », Il était une bonne réclame pour l’Armée du Salut.

La religion de ces gens n’est pas une théologie.

Elle est un fait. Ils ne sont pas mystiques. Ils ne peuvent guère définir leur religion. Buveur-né lui-même n’aurait rien pu vous parler des articles de la religion ou de sa conception de la nature de Dieu.

IL SAVAIT SEULEMENT QUE DIEU L’AVAIT SAUVÉ, aussitôt qu’il avait été décidé à chercher le salut.

IL SAVAIT SEULEMENT qu’il avait été délivré de sa nature absolument mauvaise II savait seulement qu’il était aujourd’hui très heureux.

Et c’est ce que virent les misérables qui l’entouraient. Ils virent que l’homme, peut-être le plus bas tombé de tout le voisinage, en tout cas l’homme le plus enfoncé dans l’ivrognerie, marchait maintenant au milieu d’eux, pur. heureux et respectable.

Il avait de la religion.

C’était la religion qui avait opéré le miracle. La religion était une bonne chose, si seulement un homme pouvait une fois se décider à faire le pas.

Voyez Buveur-né. Quelle transformation la religion a amenée dans sa vie ! En face du changement de Buveur-né les arguments des incrédules de taverne s’évanouissaient enfumée.

Les faits sont obstinés et jamais plus obstinés que lorsqu’ils marchent dans les rues, respirant l’air que nous respirons. C’est de cette manière que Buveur-né fit une profonde et durable impression dans ce quartier de la ville. Il fut discuté dans la localité comme un roman ou un tableau l’est dans un autre milieu. Pas une controverse sur la religion n’éclatait dans les cafés sans se terminer par ces mots :


« EH BIEN ! ET BUVEUR-NÉ, QU’EN DITES-VOUS ? »


* * *


IV

L’Adjudante apprit un jour qu’il était malade. Elle alla de suite le voir. Il était mourant. Elle s’assit souvent au chevet de son lit tandis qu’il attendait la mort, et il lui parlait, non avec plus de facilité que d’habitude, mais avec plus de candeur. Elle lui dit un jour:

«Vous avez combattu le bon combat, mon ami.

Vous n’avez pas regardé en arrière.

Vous n’êtes pas retombé.

Vous avez obtenu une glorieuse victoire.

Vous avez béni les autres comme vous avez été béni vous-même.

J’ose vous dire maintenant que bien des gens ont pensé que vous ne tiendriez pas. Ils ont cru que l’appétit reviendrait et que la lutte serait au-dessus de vos forces. Bien des gens ont prié pour vous, afin que la force de triompher vous fût donnée.»

Il sourit et lui dit:

«Vous croyiez que c’était la boisson qui reviendrait. Ce n’était pas cela. DIEU M’AVAIT PURIFIÉ ET AVAIT ENLEVÉ TOUT DÉSIR. Non, ce n’était pas cela le miracle. Le plus grand miracle, c’était la pipe!»


Il lui confessa alors que pendant toutes ces années, tandis que chacun croyait que la tentation de boire agitait son âme, il soutenait une terrible lutte avec un penchant pour le tabac.

Ce combat était soutenu en secret, il était presque intolérable. Parfois il croyait devenir fou. Il y avait quelque chose qui l’attirait avec une force impitoyable et continuelle vers le narcotique de la nicotine, c’était comme le diable dans son cerveau. Cela ne l’avait jamais quitté. Et il l’avait combattu, non pas parce qu’il sentait que c’était un péché de fumer, pas même parce qu’il craignait que cela pût rallumer son appétit pour la boisson, mais parce qu’il désirait être un aussi bon soldat que possible et renoncer à tout pour Dieu.


Ainsi, à son lit de mort, ce vieux Londonnien, ramassé dans le ruisseau et rendu à l’humanité, contemplait le grand miracle, non pas de sa conversion, non pas de son affranchissement total et mystérieux de l’alcoolisme, mais la puissance que Dieu lui avait accordée pour résister à la passion de sa pipe.

La torture avait été toujours présente, de même que la force suffisante pour la vaincre.

Quelques instants avant sa mort, l’Adjudante lui dit:

«Vous êtes tout à fait heureux? Vous savez que Dieu vous a tout pardonné?»

«Je suis sans crainte», répondit-il.


* * *


Dans le quartier on parle encore de Buveur-Né et le récit de son enterrement fait toujours grande sensation. On lui fit ce qu’on appelle «des funérailles salutistes», c’est-à-dire qu’on l’enterra avec les honneurs militaires salutistes, comme on enterre un grand soldat, un héros national.

Des milliers de gens bordaient les rues et suivirent la procession jusqu’au cimetière. Le district tout entier se leva comme un seul homme pour voir passer les restes de Buveur-Né, pour apercevoir le cortège; ces amis furent influencés, qu’ils le voulussent ou non, par la fin glorieuse de ce brave combattant.

Un étranger qui eût passé dans ce quartier de la ville, aurait pensé que le peuple assistait aux funérailles de son prince. Cependant, la séparation qui existe entre les quartiers de Londres est si extraordinaire qu’à quelques centaines de mètres de cette partie de la ville, personne n’avait entendu parler de Buveur-Né.

Et dans ce quartier spécial, il était plus célèbre, plus observé, plus discuté que le plus grand héros de la nation. Sa mort fut un événement. Son salut avait fait une profonde impression. Le district où il vivait et où il mourut ressent encore et ressentira à travers bien des générations les conséquences de sa conversion.

En avant 1910



Table des matières