Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA SAINT-BARTHÉLÉMY À BAYONNE

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RECHERCHES HISTORIQUES

SUR LA RÉPONSE DU VICOMTE d’ORTE À CHARLES IX.


Un de nos collaborateurs nous signale une polémique fort intéressante qui vient de s’élever, dans le Courrier de Bayonne, au sujet de la Saint-Barthélemy en cette ville, et qui ne tendrait à rien moins qu’à faire révoquer en doute l’authenticité de la célèbre réponse attribuée au vicomte d’Orte.

Serait-il donc vrai que les nobles paroles qui ont immortalisé ce nom, qui l'ont fait bénir de la postérité et placer en première ligne par tous les historiens comme un synonyme de loyauté et d’honneur, serait-il vrai que ces paroles n’auraient pas été écrites, ou du moins que la tradition n’en serait établie par aucune source?

La question n’est pas encore définitivement résolue. Voici comment elle a surgi:

Le journal que nous avons nommé publia, le 25 avril dernier, une lettre d’une personne qui exprimait de vifs regrets sur l’oubli dans lequel la ville de Bayonne avait laissé jusqu’à ce jour celui qui avait écrit au roi Charles IX cette mémorable dépêche.

«Sire, j’ai fait part, de vos ordres aux habitants de Bayonne, mais je n’ai trouvé parmi eux que de bons citoyens et pas de bourreau

Faisant appel au patriotisme de ses concitoyens, et donnant elle-même l’exemple, la personne dont il s’agit s’inscrivait en tête d’une souscription pour ériger au vicomte d’Orte, sur la Place-d’Armes de Bayonne, un monument commémoratif, sur le piédestal duquel on graverait la réponse du gouverneur de 1572.

Le 5 septembre, le même journal a publié une lettre de M. Eug. Garay de Montglave qui, tout, en s’associant à la généreuse pensée qui avait inspiré cet appel, a énoncé cette pensée que si la souscription languissait ce n’était pas sans de certaines raisons.

«Ce n’est pas tout, dit-il, que d’honorer les grands hommes, il est bon de savoir préalablement:

1° si ce sont réellement des grands hommes que nous honorons;

2° si la belle action qu’on leur attribue est réellement vraie, ou si elle a au moins toute la portée qu’on lui donne.»

«C’est à cette double investigation, ajoute M. Garay de Monglave, que mes compatriotes me permettront, j'espère, de me livrer loyalement, consciencieusement, avec eux.»

Puis il continue en ces termes:

«En 1842, je fus chargé par M. Villemain, de l’Académie française, alors ministre de l’instruction publique, et par M. Désiré Nisard, son secrétaire général, aujourd’hui son collègue à l’Académie, d’aller vérifier, recenser, classer et mettre en ordre (s’il y avait lieu) les archives des communes basques françaises et d’envoyer à Paris des copies de toutes les pièces qui me paraîtraient avoir quelque importance historique.

«Je commençai par Bayonne, et, le 21 mai, j’écrivais de cette ville à M. le ministre une très longue lettre, dont j’extrais le passage suivant:

«Les archives de Bayonne compromettent singulièrement la réputation historique du sire Adiram d’Aspremont, vicomte d’Orte, dont tout le monde connaît l’admirable réponse aux égorgeurs de la Saint-Barthélemy.

«J’aurais le plus grand besoin de savoir, avant tout, Monsieur le ministre, si l’original de cette lettre existe aux Archives nationales, ou ailleurs, à Paris, ou si ce ne serait, par hasard, qu’une de ces espiègleries fréquentes que se permettaient les historiens du seizième siècle pour animer et colorer leurs récits.

«Cette lettre n’est rapportée que par d’Aubigné dans son Histoire universelle. D’Aubigné, il est vrai, est protestant et, par conséquent, peu favorable aux massacreurs de ses frères, mais il passe aussi pour très peu véridique, et son coreligionnaire Sully lui reproche même sa langue médisante. Aucun contemporain, d’ailleurs, n’en parle; elle a échappé aux consciencieuses recherches de de Thou, malgré sa bonne volonté pour les huguenots et sa haine pour Charles IX. S’il eût pu faire fonds sur cette pièce, on la trouverait, au moins, dans l’édition de Genève, de 1620.

«D’Aubigné ajoute à la fameuse lettre cette réflexion: Celui-ci (d’Orte), «homme violent aux autres choses, ne la fit pas longue après ce refus, avec soupçon d’un morceau mal digéré.»

Mais je trouve dans les Archives de Bayonne que d’Orte, au contraire, la fit très longue après ce refus, sans soupçon aucun de morceau mal digéré, qu’il vécut paisible plusieurs années et ne fut même remplacé que trois ans après dans son commandement de Bayonne. Il n’avait donc pas déplu beaucoup aux égorgeurs de Paris, malgré sa prétendue réponse.

Il existe même dans les archives de notre ville une lettre de Charles IX, datée de mai 1574, par laquelle, sur les remontrances réitérées des Bayonnais, le roi, massacreur de ses sujets, ordonne au vicomte d’Orte de se conduire dorénavant avec plus de modération dans son commandement. Toute l’histoire bayonnaise de cette époque est pleine, au reste, des brutalités de cet homme. Il n’est pas moins cruel envers les catholiques qu’envers les huguenots. De nombreux documents en font foi.»


«Deux ans après, en 1844, j’écrivais dans l'Histoire des villes de France, publiée par M. Aristide Guilbert:

«La réforme, propagée par Jeanne d’Albret, avait trouvé peu de prosélytes dans Bayonne. Lorsqu’en 1572, Adiram d’Aspremont, vicomte d’Orte reçut de Charles IX des ordres pour le massacre des hérétiques, il fit, dit-on, cette belle réponse, rapportée par d’Aubigné et que tout le monde connaît:

«Sire, j’ai communiqué le commandement de Votre Majesté à scs fidèles habitants et gens de guerre de la garnison, et je n’y ai trouvé que bons citoyens et braves soldats, mais pas un bourreau. C’est pourquoi, eux et moi, supplions très humblement votre dite Majesté vouloir employer en choses possibles, quoique hasardeuses qu’elles soient, nos bras et nos vies, comme étant vôtres, Sire, autant qu’elles dureront.»

«On a voulu contester l’authenticité de cette lettre.

Le vicomte d’Orte, loin d’être d’humeur généreuse et clémente, fait-on observer d’après les Archives de Bayonne, se montra si dur et si cruel dans son gouvernement, que Charles IX lui-même fut obligé de lui ordonner de se conduire avec plus de douceur. Mais cela prouve seulement que la politique, plus que l'humanité, aurait dicté cette réponse. D'ailleurs, comme nous l’avons dit, la réforme avait fait peu de prosélytes à Bayonne; si l’on eût frappé ces faibles victimes, le peuple indigné se serait peut-être soulevé pour les défendre.

«En se conduisant de la sorte, le vicomte d’Orte aurait même agi avec prudence et habileté. Cette raison peut expliquer encore la tolérance de Charles IX, malgré les réclamations réitérées des Bayonnais à l’égard d’un serviteur qui lui refusait obéissance et soumission. Charles IX n’était pas ordinairement d’humeur si bénigne et si indulgente.»

«De ce qui précède, que résulte-t-il?

Ou que la lettre du vicomte d’Orte, qui n'a pu être retrouvée dans les grandes archives de Paris, est apocryphe, et toute de l’invention de d’Aubigné, qui était, du reste, coutumier du fait, ou que, si elle a été réellement écrite; on ne saurait consciencieusement lui trouver l’héroïque portée que la tradition lui assigne.»

M. Garay de Monglave a trouvé un antagoniste dans M. A. Brussaut. Nous ferons connaître ses arguments et les répliques de part et d’autre, des que nous en aurons reçu communication.


Bulletin de la Société de l'histoire du protestantisme français. 1853


 
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