Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !



M. BLICHON

ET LES MAUVAISES LANGUES DE SON QUARTIER. 

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Serpents

(LE PÉCHÉ DES HONNÊTES GENS)


Vous savez la grande nouvelle? 

C'est en prononçant ces mots que madame X... aborda, il y a quelques jours, monsieur Blichon, notre vieille connaissance. 

À ce moment j'étais assis dans un coin de sa pharmacie, occupé à parcourir le journal de la veille,...... Je levai la tête et je prêtai l'oreille, frappé du sans-gêne de la visiteuse dont la mise indiquait une personne appartenant à ce qu'on est convenu d'appeler la bonne société. À la question qui lui fut faite d'une façon si familière qu'elle sentait presque la protection, Monsieur Blichon ne répondit que par le silence et continua à exécuter une ordonnance de médecin.


Vous ne me répondez pas! lui dit madame X..., avec un accent de voix qui trahissait un sentiment d'impatience. 

Eh! Madame, que voulez-vous que je vous réponde? vous devriez savoir depuis longtemps déjà que ma pharmacie n'est pas un bureau de nouvelles. 

Vous êtes bien maussade, Monsieur Blichon, et si ce n'était que vos remèdes sont les meilleurs et les mieux préparés de la ville, vous seriez, obligé de fermer boutique... Avec vous, on ne peut dire un mot, sans qu'à l'instant vous ne preniez un visage sévère!... 

Croyez-vous mériter des applaudissements, Madame, quand vous venez sans que je vous le demande, me révéler les misères et les défauts de mon prochain? 

En vérité, Monsieur, vous êtes un homme de l'autre monde, vous voyez du mal là où il n'y en a pas l'ombre, on dirait vraiment que vous prenez plaisir à vous créer exprès des devoirs, comme si le catalogue n'en était pas déjà assez long.....

Les devoirs qui me sont imposés sont assez lourds, Madame, pour m'ôter jusqu'à la pensée de m'en créer de nouveaux; le jour où j'ai dit à ma famille: TENONS NOTRE LANGUE EN BRIDE, je n'ai pas inventé un devoir nouveau. Je n'ai fait que me conformer à l'ordre de cette Parole sainte qui nous apprend que si le serpent mord, le médisant ne vaut pas mieux.

C'est donc que vous me prenez pour un serpent? 

Pourquoi pas, Madame? Entre le dard d'une vipère et votre langue, je ne vois guère de différence. Bien plus, si j'avais à choisir d'être mordu par la vipère ou par vous, je ne vous accorderais pas la préférence. J'ai ici, dans ma pharmacie, des remèdes contre le venin du serpent et je n'en ai pas contre celui du médisant


À ces mots, madame X... froissa le papier qu'elle tenait à la main et sortit. 

Vous avez été bien sévère, mon vieil ami, dis-je à monsieur Blichon. 

Je ne l'ai pas été assez, me répondit-il; connaissez-vous cette femme? 

Non.

Eh bien! sachez qu'elle est ce qu'on appelle vulgairement UNE MAUVAISE LANGUE; depuis une aube jusqu'à l'autre, elle est à l'affût de toutes les nouvelles de son quartier:

elle sait tout, connaît tout, amplifie tout,

contrôle sans pitié le tiers et le quart;

heureuse du malheur d'autrui, malheureuse de son bonheur.


Rien n'est sacré pour elle, pas même l'intérieur des familles:

celui-ci est un orgueilleux,

celui-là bat sa femme,

cette jeune fille a de faux cheveux,

celle-ci, de fausses dents.

À peine arrivée depuis six mois, elle a mis tout mon quartier sens dessus dessous et communiqué son venin à tous ses voisins et voisines, qui, avec elle, médisent à qui mieux mieux; de là des querelles et des disputes sans fin. Encore quelques mois de ce pitoyable régime, et nous serons les vrais descendants de ces Athéniens dont parle saint Paul, qui passaient leur vie sur la place publique occupés du matin au soir à apprendre et à colporter des nouvelles.....

Je vous trouve bien misanthrope, aujourd'hui.

On le serait à moins; mais si ma haine pour la médisance vous paraît outrée, venez dans mon cabinet, et quand vous aurez passé une heure avec moi, vous me direz qu'elle n'est pas assez forte. Il entra dans l'arrière-boutique où je le suivis. 

Le front ordinairement si calme et si serein de mon vieil ami était couvert d'une profonde tristesse.


Savez-vous, me dit-il en s'asseyant, quel est le péché des honnêtes gens

Je ne sais, répondis-je un peu surpris de sa question; mais après tout, ce que vous appelez péché dans votre rigidité chrétienne, pourrait bien n'être qu'une peccadille. 

Et si je vous apprenais, me dit M. Blichon en m'interrompant, que LE PÉCHÉ DES HONNÊTES GENS EST DU NOMBRE DE CEUX QUI CONDUISENT TOUT DROIT VERS L'ABÎME DE LA PERDITION, que diriez-vous? 

Que votre idéal de sainteté grossit tellement à vos yeux ce péché, dont j'entends parler pour la première fois, qu'une mouche vous paraît un éléphant. 


M. Blichon prit alors sa vieille Bible, l'ouvrit et lut le verset suivant:

«Ne vous abusez point: ni les impurs, ni les idolâtres, ni les adultères, ni les efféminés, ni les avares, ni les larrons, ni les MÉDISANTS, ni les ivrognes n'hériteront point du royaume de Dieu (I. Cor., VI, 9-10).»

Quel est, me dit-il, cet infortuné qui s'en va aux abîmes ayant à sa droite un ivrogne et à sa gauche un voleur? 

Le médisant, lui dis-je.

Vous savez maintenant quel est le péché des honnêtes gens; il faudrait peu connaître, ajouta le pieux pharmacien, la société et soi-même, pour ignorer que de tous les péchés, il n'en est pas qui soit plus généralement commis que celui de la médisance; et tel qui passe pour un parfait honnête homme, ne sait pas tenir sa langue en bride et s'en sert comme d'un dard pour en percer son prochain. 

Ne vous exagérez-vous pas la noirceur de ce péché?

Il me semble que s'il est ce que vous dites, il ne serait pas aussi répandu dans la bonne société. 

C'est parce que tous les hommes, à quelques rares exceptions près, s'en rendent coupables, me répondit M. Blichon, qu'ils le commettent sans que leur conscience en soit troublée, et il en est aujourd'hui des médisants comme de certaines peuplades, où le mot pudeur est effacé du front des femmes, avec cette différence notable, que ces sauvages n'ont pas de loi écrite, tandis que nous en avons une qui nous dit: «Tu ne médiras pas.»

Je vous parais exagéré, mais quand vous aurez sondé avec moi la longueur et la largeur, la profondeur et la hauteur de ce péché, peut-être trouverez-vous que je suis indulgent. 


Nous fûmes dans ce moment interrompus par une visite.

À demain soir! me dit M. Blichon. 

À demain soir! et je regagnai ma demeure, tout préoccupé de ce péché des honnêtes gens dont je m'étais rendu si souvent coupable, mais dont j'étais loin encore de soupçonner toute la noirceur. 


* * *


Le lendemain je fus exact au rendez-vous, et après avoir changé quelques paroles préliminaires, M. Blichon me parla en ces termes:

Un péché ne peut être bien connu que si de ses effets on remonte à ses causes, et si de ses causes on descend à ses effets; faisons ainsi à l'égard de la médisance, qui, vous le savez, ne consiste pas à inventer des méchancetés sur le compte du prochain, mais à RÉVÉLER SANS NÉCESSITÉ SES DÉFAUTS ET SES MISÈRES.


Parmi les causes de la médisance se trouve le besoin de parler.

Ceux qui sont affligés de cette maladie morale sont de vrais fléaux pour la société; moulins à paroles, ils ne tarissent pas, parce qu'ils n'ont pas le temps de réfléchir. Or, comme il faut un aliment continuel à leur démangeaison de parler, ils le trouvent dans les mille et une nouvelles du jour; ils en sont les colporteurs habituels; et, grâce à eux, si Noé s'enivre le matin, tout son quartier le sait le soir. Ce qu'ils ont fait la veille ils le feront le lendemain, et cela sans le moindre remords.

Autant vaudrait dire à un gave des Pyrénées (un torrent): coule moins vite, que de leur imposer silence. Ils ne voient rien, n'écoutent rien; ils parlent et parleront, médisent et médiront, à moins qu'une conversion réelle ne mette un frein à leurs lèvres...


Une seconde cause de la médisance se trouve dans une mauvaise éducation.

Fils de médisant, on médit et on apprend à médire à ses enfants qui l'apprendront aux leurs.

Cette jeune fille, que son âge devrait inviter au silence, parle du tiers et du quart avec une liberté qui étonne; on dirait qu'elle a la seconde vue, tant elle connaît bien les secrets de tout son entourage.

Est-ce par méchanceté, intérêt ou tout autre motif?

Non; mais elle entend journellement ses parents s'exprimer sans retenue sur le compte de ceux mêmes qu'ils nomment leurs amis; ce qu'ils font ne peut-elle pas le faire?

Et cette jeune fille qui communie à Pâques et à Noël serait bien étonnée si on lui disait que chacun de ses coups de langue est un coup de griffe.


Une troisième cause de ce péché nous apparaît dans un autre péché qui a tellement honte de lui-même, qu'il n'ose pas se nommer par son nom: l'envie, que la sainte Écriture appelle la vermoulure des os.

L'envieux est sans pitié pour sa victime; rien n'échappe à son œil vigilant; c'est avec un tact parfait qu'il saisit et devine les misères de l'homme dont la vue le trouble et lui inflige un supplice mérité; aussi il n'a d'autre adoucissement à ses souffrances que LE PLAISIR SATANIQUE DE DIVULGUER SES DÉFAUTS, trois fois heureux s'il peut lui découvrir des vices. Les traits qu'il lance contre lui sont vifs et acérés; ils ne le seront jamais assez; seraient-ils mortels, il les lancerait encore.


Une quatrième cause se trouve dans la haine.

Comme l'envieux, le haineux est sans pitié. L'homme qu'il déteste serait-il le plus probe de sa paroisse, qu'il lui trouverait des défauts. Or, comme de la médisance à la calomnie le passage est presque imperceptible, le haineux est calomniateur tout en ne se croyant que médisant.

Si son ennemi est pieux, il le fera passer pour un hypocrite;

économe, il dira qu'il est avare;

libéral, il l'accusera de prodigalité;

s'il vit retiré chez lui, son ennemi dira que c'est par égoïsme;

s'il demande à la justice une juste réparation, il sera un plaideur obstiné;

si la croix de la Légion d'Honneur brille sur sa poitrine, il l'aura mendiée.


Le haineux ne s'en tient pas là; il attaque encore la femme, les enfants, l'entourage de sa victime. Il confirme bien cette parole de l'Écriture: «La langue du méchant est un fléau.»

Est-ce vrai?

Oui, répondis-je, mais je dois avouer que jusqu'à présent le médisant ne m'avait pas paru tel que vous le dépeignez... 

Mes couleurs sont-elles trop foncées et mes coups de pinceaux trop vifs? 

Et comme M. Blichon voyait que je ne paraissais pas tout à fait convaincu, il ouvrit sa Bible et me lut les nombreux passages qu'elle contient sur les péchés de la langue.

Voilà ce que Dieu dit du médisant, et s'il nous le montre allant en enfer en compagnie des plus grands pécheurs, il ne parle pas, je pense, par métaphore, ni saint Jean Chrysostome qui nous assure que médire «c'est une chose plus affreuse que de dévorer la chair humaine;» et cependant que d'hommes se croiraient perdus s'ils étaient meurtriers, voleurs, adultères, qui n'ont pas même l'idée qu'ils sont les compagnons de perdition de ceux qui, de l'aveu de tous, sont de misérables et indignes pécheurs. Mais, ajouta M. Blichon:


Le péché des honnêtes gens a encore d'autres causes. J'en découvre une dans le désir de faire briller son esprit.

Vous n'êtes pas assez étranger au monde pour ignorer ce qui s'y passe; transportez-vous dans ce salon, rendez-vous d'une compagnie de gens bien élevés; on y cause un peu de tout, de littérature, de religion, de politique, de la nouvelle du jour; on passe rapidement d'un sujet à un autre.

La conversation, d'abord générale et animée, languit, quand tout à coup elle se ravive; elle en est au CHAPITRE INÉPUISABLE DE LA MÉDISANCE.

Entre tous, M. de Serpens a le haut bout de la conversation; nul n'a la parole plus prompte, plus facile; il possède à un haut degré ce qu'on appelle le trait. D'un mot il peint un homme, une situation.

Le crayon de Cham n'est pas plus spirituel. Malheur à celui qui est esquissé par cet impitoyable crayon!... Il est immolé sans pitié et livré à la risée du cercle qui l'entoure et qui l'applaudit.

De Serpens a autant de lâcheté qu'il a d'esprit; il attaque les absents, ceux devant lesquels il s'est conduit bien souvent comme un vil courtisan. CEUX QUI L'ÉCOUTENT NE SONT PAS MOINS LÂCHES QUE LUI, car ils souffrent qu'on attaque ceux qui ne sont pas là pour se défendre; et non seulement ils le souffrent, mais encore ils applaudissent aux coups qui leur sont portés, pourvu que ces coups soient spirituels.

Le plaisir, qu'ils éprouvent à voir déchirer leur prochain a quelque chose de cruel qui rappelle celui de ces spectateurs de courses de taureaux, quand un pauvre animal, harcelé par les toréadors, tombe sous le coup habilement porté d'une première épée.


Le péché des honnêtes gens a une autre cause que je ne dois pas passer sous silence: le désoeuvrement.

Tel qui n'est bon à rien parce qu'il ne sait rien faire ou ne veut rien faire, médit; ayant du loisir, il l'emploie mal. Il joue dans la société le rôle du frelon dans une ruche d'abeilles: il pique. Le désœuvré colporte les nouvelles de son quartier; il en est la peste publique. Malheur à ses voisins!

Je me résume et je dis qu'un péché qui a sa source dans le babil, la mauvaise éducation, l'envie, la haine, l'orgueil et le désœuvrement, ne peut être qu'un péché odieux. Pourriez-vous lui trouver une excuse?

Je gardais le silence, repris dans ma conscience qui, dans ce moment, m'accusait énergiquement. 

Je comprends votre silence, mon ami, me dit M. Blichon; tranquillisez-vous, je ne vous jetterai pas la pierre; si vous vous êtes rendu coupable de ce péché, ne l'ai-je pas commis moi-même, et pas plus tard que hier, quand je vous ai révélé les misères de madame X...?

Médisance! s'écria mon vieil ami, péché abominable parmi les abominables, puisqu'on ne peut parler de ceux qui le commettent sans se salir de la lèpre dont ils sont couverts! 


Après un moment de silence, M. Blichon continua en ces termes:

La morale la plus vulgaire devrait nous faire comprendre que TOUTE MÉDISANCE EST INTERDITE, par la raison sans réplique qu'il faut AGIR À L'ÉGARD DES AUTRES, COMME NOUS VOUDRIONS QU'ILS AGISSENT ENVERS NOUS!

Mais hélas! la connaissance de ce qu'il faut faire est impuissante, quand la grâce de Dieu n'agit pas avec efficace dans notre cœur; aussi, celui que la sainte Écriture appelle notre prochain, ne le sera en réalité que le jour où l'observation du premier commandement de la loi entraînera pour nous comme conséquence nécessaire, l'observation du second qui lui est semblable:


Si ce jour ne se lève pas dans nos cœurs,

nous serons plus ou moins infectés du péché de la médisance.


Une pratique qui survint interrompit notre conversation; nous la reprîmes quelques instants après.

Le monde, mon vieil ami, se doute-t-il de tout le venin qu'il y a sous la langue, que saint Jacques nomme un monde d'iniquités?

Quoi de plus vrai que cette expression de l'apôtre!


En effet, n'y a-t-il pas du Satan dans cet homme qui s'en va çà et là noircissant son frère sans autre intérêt que le plaisir d'en dire du mal, et sans savoir encore si le mal qu'il en dit est vrai, car le plus souvent il ne le sait que par la rumeur publique, ce fabricateur infatigable de fausses nouvelles.

Ce même homme qui, devant son entourage habituel, se constitue hardiment l'accusateur de son prochain, hésiterait s'il lui fallait, la main levée, affirmer avec serment les mêmes choses devant un tribunal n'est-ce pas une indignité?

«Infâme! dirai-je avec le curé Réguis; on trouve néanmoins des gens de ce caractère qui se piquent d'honneur et de probité. Bon Dieu! quelle probité! et comment peut-on s'aveugler au point de ne pas voir qu'en déchirant la réputation du prochain, on commet l'injustice la plus criante!» 


SI LA MÉDISANCE A SA SOURCE DANS CE QU'IL Y A DE PLUS VIL, ses effets doivent être à ses causes ce que le fruit est à la sève qui le produit; c'est elle:

qui engendre les querelles et les disputes,

qui brouille les pères avec leurs enfants et les amis entre eux,

qui trouble la paix des ménages,

ébranle les réputations les mieux établies et lègue quelquefois aux familles des haines qu'elles se transmettent comme un funeste héritage!

Et, comme le dit si bien un moraliste, ELLE EST LA SOURCE DE TOUT MAL, LA DESTRUCTION DE TOUT BIEN, et les maux qu'elle produit sont irréparables.


Oh! la langue! la langue! s'écria M. Blichon, quel mal n'a-t-elle pas fait et ne fait-elle pas dans le monde?

Elle que Dieu nous donna pour bénir, maudit!

Elle qui devrait louer, blasphème!

Elle qui devrait consoler, plonge dans le désespoir!

Elle qui devrait panser les blessures, les envenime!

D'un mot elle ruine ce négociant,

elle empêche ce mariage qui aurait fait le bonheur d'une jeune fille;

elle compromet le ministère de ce serviteur de Dieu.


Que n'a- t-elle pas fait? Que ne peut-elle faire? puisqu'elle a osé s'attaquer au Saint des Saints, qu'elle a appelé un mangeur et un buveur; puisqu'elle a attribué à l'esprit des ténèbres ses miracles d'amour!


Rien n'est à l'abri de ses flèches aiguës;

elle frappe même un ami...


M. Blichon s'arrêta un moment, puis il continua en ces   termes: 

Le voleur qui n'a fait que dérober, peut restituer le bien qu'il s'est injustement approprié; mais le médisant pourra-t-il, le voulût-il, réparer le tort qu'il a fait à son prochain, en lui volant son honneur?

Ce qu'il a dit est vrai ou faux. Dans le premier cas, doit-il mentir?

Non, puisqu'il n'est pas permis de réparer un péché en en commettant un autre; dans le cas contraire, ira-t-il crier sur les toits, ou imprimer dans les journaux qu'il n'est qu'un misérable calomniateur?

C'est un acte dont il n'aura peut-être pas le courage; et en supposant qu'il l'ait, sera-t-il cru par un public qui admet dix fois plus facilement le bien que le mal?

Et si le mal qu'il a dit de son prochain et qui s'est grossi en volant de bouche en bouche s'est ébruité à dix, vingt, trente lieues à la ronde, fera-t-il imprimer en lettres, majuscules dans tous les grands et petits journaux qu'il est un calomniateur?

Non, il ne le fera pas: cela ferait une brèche trop grande à sa bourse et à sa réputation. Ne dirait-on pas, si on était pélagien, que le médisant est condamné fatalement à la réprobation éternelle à cause de l'impuissance dans laquelle il est de réparer le tort qu'il a fait à son prochain?


Les biens terrestres, la vie, l'honneur, la réputation, sont, humainement parlant, ce que l'homme a de plus précieux ici-bas; LA MÉDISANCE PEUT LUI RAVIR TOUT CELA.

C'est un crime affreux; mais quel nom donnerons-nous à l'acte qui peut lui ôter le bien des biens, le salut de son âme?

J'ai l'air de dire une énormité, et cependant s'il est vrai que le trait du médisant irrite, aigrit celui contre lequel il est lancé, celui-ci pourra-t-il aimer l'homme qui le déchire?

Non, à moins qu'il ne soit un chrétien qui ait appris à l'école de son divin maître à bénir la main qui le frappe; il le haïra, et que deviendra son âme?

Mais de tous les médisants, continua M. Blichon, je ne vous ai pas nommé le plus odieux.

Je croyais, lui répondis-je, que vous aviez épuisé la matière? 

Elle est, mon ami, inépuisable, comme l'est en méchancetés la langue du médisant; aussi ai-je hâte de terminer notre entretien; encore quelques mots cependant. Je vous ai montré le médisant babillard, mal élevé, envieux, haineux, orgueilleux, cruel, désœuvré, mais je ne vous l'ai pas exhibé sous sa forme la plus haïssable.


Ce médisant c'est... je voudrais lui trouver un nom qui le caractérisât; je le cherche et ne le trouve pas, n'étant pas, comme vous le savez, homme de grande et vive imagination; cependant je le vois, je l'entends; ce n'est pas un mondain, loin de là, c'est un homme d'Église, un homme comme il devait y en avoir dans les Églises apostoliques qui n'étaient pas pures, et comme il y en a dans toutes celles de nos jours qui ne le sont pas davantage, — ce qui n'empêche point qu'elles ne soient en général des Églises fidèles.

Or, cet homme qui paraît dévoré du zèle de la maison de Dieu, ne voit autour de lui que taches par ici, taches par là; il rêve la perfection et se désole de ne la trouver nulle part; d'un air dolent et piteux, comme s'il portait dans son cœur navré et contrit toutes les misères de sa communauté, il va çà et là se plaignant de tout, excepté de lui-même. —

Quel dommage! dit-il à l'un, que notre bon pasteur se néglige dans son ministère; autrefois il faisait si bien! et maintenant aurait-il bu dans la coupe empoisonnée de la théologie nouvelle?

Quel malheur si cela était! Où allons-nous donc, dit-il à un autre? Je ne sais; mais notre navire va furieusement à la dérive; nos fidèles se mondanisent, le croiriez-vous?

M. X... a fait hier une partie d'échecs chez Mme R... qu'on voit le matin à notre culte, quelquefois le soir au concert; si cela venait à se savoir, que diraient les petits?

Ils se scandaliseraient, et qui sait si, en voyant ceux qui, par leur position, leur doivent le bon exemple, sortir de la voie étroite, ils ne mettraient pas le pied dans la voie large.

Oh! l'exemple! l'exemple! s'écrie notre zélé dévot en levant les yeux au ciel, qui nous le donnera?

Chrétiens du premier réveil où êtes-vous?

Une nouvelle! ajouta-t-il en s'arrêtant tout à coup dans sa lamentation, m'a profondément affligé hier.

Mlle M..., notre organiste, va se marier avec un jeune homme qu'on dit pieux, mais qui certainement ne doit pas l'être, puisqu'il fréquente des gens qui ne le sont pas. On le dit riche; quelle tentation que l'argent!

Pauvre Mlle M...! que je la plains! certainement elle n'aurait pas accepté M. X., si sa piété d'aujourd'hui eût été sa piété d'autrefois; autrefois, c'était un modèle à proposer à nos jeunes filles; aujourd'hui elle n'est pour elles qu'une pierre d'achoppement.

Si les forts tombent, les faibles demeureront-ils debout?

Quel malheur! quel malheur! un nuage noir plane sur notre Église. Connaissez-vous le chiffre de nos souscriptions?

Notre Lazare, vous le connaissez, a donné 20 francs pour les missions, et M. X..., notre richard, a donné 10 francs, mais il a acheté un cachemire à sa femme. Je suis peut-être injuste à son égard! peut-être est-il de ceux qui donnent en secret et qui ne veulent pas que leur main droite sache ce que donne leur gauche; cependant un peu de bon exemple de la part des riches ne serait pas du pharisaïsme.

Miséricorde! Miséricorde! je ne vois que des gens qui bronchent autour de nous!

Et toi, langue de vipère, s'écria M. Blichon, toi que je vois à l'œuvre d'une aube à l'autre, ne fais-tu pas pis que de broncher?

IMPITOYABLE CHERCHEUR DE PAILLES, OCCUPE-TOI DE TES POUTRES, et au lieu de gémir sur les autres, gémis sur toi-même, toi, le membre le plus difforme de ta communauté, tu t'en constitues le censeur! le laid et boiteux Thersiste se plaint de la laideur d'Apollon! L'aveuglement fut-il jamais poussé plus loin? 

À mesure que mon vieil ami parlait, je voyais grandir de plus en plus le péché de la médisance; hier, il n'était à mes yeux qu'un grain de sable, maintenant il m'apparaissait comme une montagne; il m'épouvantait! je l'avais commis tant et tant de fois!

Mon ami, me dit M. Blichon, je lis dans vos regards que mes paroles ont été droit à votre conscience; puissent-elles ne s'en effacer jamais! et puisque Dieu vous a donné, ce dont vous ne devez pas vous enorgueillir, mais lui rendre grâce, le don d'écrire d'une manière populaire, FAITES UN PETIT ÉCRIT SUR LE PÉCHÉ DES HONNÊTES GENS; et si mes idées sur ce lamentable sujet vous ont paru justes, servez-vous-en, en les présentant à, votre manière. 

Comment l'intitulerai-je? 

M. Blichon réfléchit un moment — Puisque je suis l'une des plus vieilles connaissances de vos lecteurs, donnez-lui ce titre: M. Blichon et les mauvaises langues de son quartier. Mes modèles posent tous ici chaque jour devant moi. 

Pour qui l'écrirai-je? 

D'abord pour vous, afin qu'à l'avenir vous ne médisiez pas; ensuite pour vos frères les chrétiens, afin qu'ils prennent la sainte résolution de bannir de leurs maisons ce vice abominable auquel ils sont trop enclins.

Dites-leur bien, mais bien, afin qu'ils le comprennent, que le vieux Blichon ne leur jette pas la pierre, puisqu'il n'est pas exempt de cette lèpre, qui depuis trop longtemps souille l'Église; mais qu'il les supplie instamment de demander à Dieu avec larmes et supplications de mettre un frein à leur langue, et qu'ils auront ce frein salutaire le jour où ils haïront autant le péché qu'ils aiment peu le pécheur; dites-leur et répétez-leur sur tous les tons qu'un intérieur de maison d'où la médisance n'est pas bannie, n'est pas, quoi qu'ils en disent, un intérieur chrétien?

Dites-leur que leurs prières ne seront ni bonnes, ni exaucées, et qu'au lieu de s'acheminer vers le ciel ils prennent le chemin qui en éloigne. Ah! comme je voudrais, ajouta mon pieux ami, qu'il se formât une société qui entreprît une croisade contre la médisance! 

Si elle se formait, dis-je, que devraient faire ses membres? 

Une seule chose. 

Laquelle? 

Ne pas médire... Là serait tout le secret de son succès.

Je demeurais pensif pendant quelques instants, puis relevant la tête, je dis à mon excellent ami: 

Mon traité sera-t-il seulement à l'adresse des chrétiens? ne pourrai-je pas écrire quelques lignes pour les gens du monde?

Oui, mon ami, et si vous le faites, ayez soin de leur RÉVÉLER LA LÂCHETÉ ET LA NOIRCEUR DE LA MÉDISANCE; or, comme parmi vos lecteurs, vous en aurez qui appartiennent à cette classe honorée de la société, déclarez-leur, au nom de la divine autorité des Écritures, qu'ils ne peuvent plus dire:

«Nous sommes sans péché, le ciel est pour nous et pour ceux qui nous ressemblent,» puisqu'ils ont médit et que le médisant doit se trouver un jour dans le lieu des damnés, entre l'ivrogne et le voleur.

Je serrai la main de M. Blichon, et quelques jours après j'avais terminé ce petit écrit que je donne au public.

Puisse-t-il porter pour mes lecteurs LES FRUITS QUE JE DÉSIRE POUR MOI-MÊME! 

FIN.



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