Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

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Février 2016

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ROME ET GENÈVE,

ou

L'IMPOSSIBLE.

C'est uniquement comme citoyen de Genève que l'auteur de cet écrit le publie.

S'il aperçoit que son nom doive être responsable de ces pages, il ne gardera plus l'anonyme.


***


ROME.

Enfin, Genève! ta devise devient une vérité: à tes longues années de ténèbres succède aujourd'hui quelque lumière, et c'est vers moi, d'abord, que sa clarté te conduit! Oui, c'est de rapprochements avec toi, c'est d'une plus intime union, que plusieurs bouches me parlent; et bientôt, me dit-on, bientôt, je vais m'asseoir, près de toi, sur un même siège et commander aussi dans tes murs. — Quel progrès! Quelle émancipation de ton peuple et de ses Conseils! Quelle aurore propice du plus radieux de tes jours; de ce jour que j'appelle de tous mes vœux, où abjurant à jamais tes préjugés et tes erreurs, tu rentreras dans le giron de cette Sainte-Mère, qui toujours te tendit les bras, mais que toujours tu méconnus!.... O Genève! Genève! que tu me parais aimable maintenant! Qu'il va m'être doux de revoir en toi ma compagne, et non plus, hélas! ma rivale!


GENÈVE.

Calme-toi, Rome! je te prie; et me laissant parler, permets qu'avant toute autre chose, je te rappelle à qui tu t'adresses.

Je suis Genève: ce qui signifie, (voudrais-tu l'oublier?) la ville de la Réforme, la cité de la Bible, le témoin sûr et la voix fidèle qui proteste, à la face du monde, contre tout ce qui n'est pas la Vérité.

Je suis donc Genève: c'est-à-dire, encore, cette ville bénie de Dieu, et qui depuis plus de trois siècles, ayant été affranchie, par son bras tout-puissant, des chaînes de l'ignorance et d'une idolâtre superstition, ai vécu libre, sous l'Évangile, en présence des nations, à qui j'ai fait part aussi de ma délivrance.

Oui, je suis Genève: je suis cet humble État, faible et sans nom, jadis, devant les hommes, mais qu'il plut à Dieu d'anoblir, lorsqu'il y voulut placer un des chandeliers dont il éclaire le monde, et qu'il fit ainsi honorer ce qu'il rendait honorable.

Je suis Genève, enfin: c'est-à-dire cette Église de Dieu, qui, jalouse du dépôt de la foi, doit le conserver et le défendre, et qui, «puisqu'elle porte les vaisseaux de l'Éternel, a reçu l'ordre de se séparer de toute souillure et de n'y point toucher.»

Voilà qui je fus, qui je suis, qui je veux être. Quelle union donc, ou quel rapprochement, crois-tu possible, entre toi, Rome, toujours la même Rome, et moi, Genève, encore et toujours Genève?


ROME.

Toi, Genève en 1842, la Genève de 1535! ... Quelle préoccupation d'esprit et quelle inconcevable méprise!Quoi, Genève! ne sais-tu donc plus ce que fut cette prétendue et oppressive Réforme, dont tu te vantas jadis, qu'aujourd'hui tu veuilles encore t'y soumettre ou t'en prévaloir? Cité de la Bible, comme autrefois tu te nommas, comprendrais-tu donc encore si peu ce Livre, ou bien peut-être, aurais-tu jusque-là oublié ce qu'en écrivirent ce dur Calvin et ce rhéteur De Bèze, que tu assimiles ton école à la leur, que tu t'appelles leur disciple? Ton histoire est-elle donc périe de ton souvenir, que tu ne tiennes aucun compte de tout un siècle de progrès; aucun compte surtout de tes vingt-cinq dernières années? ... O Genève philosophe! Genève libérale! Genève affranchie! aurais-tu même perdu ton discernement jusqu'à ce point, que tu prennes ta liberté présente pour ton ancien esclavage, et le brillant manteau dont la Raison te pare, pour ces sombres lambeaux de religion, dont tes anciens docteurs voulurent te couvrir, et qui cachaient à peine à mes yeux la honte de ta nudité?

Non, non, tu n'es plus, tu ne redeviendras jamais, ce que ces esprits rétrécis voulurent te faire. La prison qu'ils te bâtirent, qu'ils titrèrent si pompeusement, et qu'ils se vantaient d'avoir faite éternelle, deux siècles suffirent pour en ruiner toutes les bases; et depuis près de cent ans, tes heureuses et habiles mains la démolissent et la rasent. Elle s'est fanée, aussi, elle se dessèche et meurt, cette «plante de renom» qu'ils semèrent dans ton sol, et qu'ils avaient dit être si vivace. Déjà la tige en est penchée; et la couronne qu'ils en formèrent et dont ils chargèrent ton front, la voilà qui s'effeuille et qui tombe en poussière; et ta tête enfin se relève.

S'il en eût été autrement, et que la même révolte qui s'agitait jadis chez toi, y commît aujourd'hui les mêmes abus, les mêmes désordres, eussé-je admis jamais que notre union fût possible: que mon antique Église pût s'alliera d'audacieuses innovations; que ma sainte croyance pût se mêler avec une secte impure; que Rome, la chaste et fidèle épouse de Jésus-Christ, pût former aucun accord avec l'hérésie?

Mais, Genève! ils ne sont plus, ils ne reparaîtront jamais, tes mauvais jours: ces temps d'erreur, hélas! d'une fatale ivresse, où la vanité t'égarait loin de moi; où l'incrédulité te rendait sourde à tous mes appels; où ton orgueil résistait avec arrogance à mes menaces; où tes yeux, obscurcis par le préjugé, peut-être par la haine, n'apercevaient en Rome ni beauté, ni grandeur; où la farouche intolérance fermait ton cœur à ma charité, tes portes à mes lévites et tes temples à mes autels.

Ne dis donc plus, Cité libre et ressuscitée! que tu es aujourd'hui dans les mêmes chaînes, ah! plutôt, dans le même cercueil, où jadis se consumait ta force. Ils sont rompus tes fers; il s'est rouvert ton sépulcre... Sors, sors donc, de tes liens et de ta poudre; car tu es vivante. Ton peuple n'a plus d'entraves: il s'est levé; il marche; il s'avance; et il m'appelle, il m'accueille: il me demande aussi ses lois! ... O Genève! vois et saisis ton bonheur! Redeviens ce que tu fus il y a quatre siècles, et que notre union se consomme!


GENÈVE.

Tu me frappes rudement sur la joue, ô Rome! et cette cruelle insulte, hélas! je ne l'ai que trop méritée! Non, tu n'as point erré dans ce que tu

viens de dire, et ton reproche, ah! je le reçois, je le confirme, et je le rendrai même plus accablant encore.

Avec toi donc, Ville rivale, je dirai que «la couronne est tombée de ma tête, et que le malheur est venu sur moi, parce que j'ai péché!» Mais je dirai plus que tu n'as dit, et m'abaissant devant Dieu, en ta présence, je confesserai l'infidélité de mes enfants et le juste et abondant sujet de mes larmes.

Écoute donc ma plainte; et dans ma profonde douleur, reconnais, si tu le peux, la fidélité de Celui qui m'a «châtiée, comme Ephraïm rebelle, mais qui ne m'a pas délaissée, et qui

se souvient de ses compassions.»

Tu l'as dit, et avec raison: j'étais en 1535 ce que je ne suis plus maintenant; et tu as indiqué, avec la même justesse, comme différence essentielle entre ces deux époques, qu'alors la Bible était chez moi comprise et enseignée tout autrement qu'elle ne Test à cette heure: que la religion de mes réformateurs n'était point celle que je professe aujourd'hui. — Voilà ce que tu as dit. —, Mais il est deux choses que tu n'as pas mentionnées: (et pouvais-tu le faire?) la première, que la cause de ce lamentable contraste, c’a été l'abandon même de cette Bible, dont tu parles si légèrement; et la seconde, que si cette calamité m'a visitée, d'abord chez mes conducteurs, puis dans une grande portion de mon peuple, cependant le Seigneur s'est réservé dans mon sein ceux qui n'ont pas «fléchi le genou devant l'idole;» et surtout, il a maintenu chez moi, il n'a pas ôté de mes mains, cette Bible, dont la splendeur me rendit jadis si brillante, et dont la lumière est encore assez vive, pour qu'elle rende impossible tout accord avec des ténèbres.

Je le reconnais donc, et s'il le faut, je le confesse à la face du monde: la Parole de Dieu, la Sainte Bible, qui, en 1535 fit et fonda l'existence et la gloire de mon État, fut chez moi par degrés abandonnée, méconnue. Deux siècles se passèrent, et une philosophie incrédule séduisit mes docteurs, s'établit dans leurs chaires, abolit mes confessions de foi, mit dans les mains de l'enfance des catéchismes altérés, et couronna son œuvre, en me ravageant par la révolte, le pillage et les meurtres.

Celui qui siège dans les cieux et qui juge les peuples, dut châtier ce mépris de ses oracles; et je perdis ma liberté. Sa main m'humilia, et pendant de dures années je fus esclave de l'étranger et revêtue de deuil.

De si grands maux avaient pour but d'enseigner mes enfants: mais ils «comprirent si peu la verge qui les avait frappés,» que le premier usage qu'ils firent de leur liberté nouvelle, lorsque la délivrance signalée du Très-Haut brisa leurs chaînes, ce fut, ô Rome! de tourner leurs yeux vers toi, vers tes domaines, et de faire avec ton pape une alliance inouïe jusqu'alors, et qui fit frémir jusqu'aux fondements de mes murailles.

La brèche, hélas! était faite, et tu te hâtas d'entrer; puis bientôt, profitant de la faiblesse ou de la timidité, et certainement de l'indifférence, de ceux qui devaient te circonscrire en tes justes limites, tu as empiété sur mon terrain, tu t'es ouvert publiquement des tranchées, ou tu t'es sourdement creusé des avenues; et passant par-dessous mes remparts, quand tu ne pouvais les franchir, tu t'es fait, jusque dans mes rues et mes chemins, des logis et des retraites, d'où tu as émis des paroles, des écrits et des actes, sur lesquels maintenant tu t'appuies, tu te prélasses, en souriant à mes douleurs.

Voilà ce que je reconnais et confesse; et j'ajoute et répète encore, que si «le Seigneur, le Tout-Puissant, n'eût été pour moi, ou si ses compassions se fussent affaiblies, ce torrent eût passé sur mon âme, j'eusse été engloutie;» et foulée sous tes pieds, je t'eusse vue planter sur mes plus hautes tours les insignes de ton domaine, et j'eusse entendu ce cri: Ville prise!

Mais mon Dieu, (et tu le verras, ô Rome!) non, mon Dieu ne m'a pas laissée, même au milieu de mes chutes. Il se souvient des fils, par amour de leurs pères; et si je fus humiliée, et si je suis de nouveau dans le deuil, à cause de mes enfants et des blessures qu'ils m'ont faites, sache néanmoins que l'antique Genève n'est pas rasée; et que s'il lui fut impossible, il y a trois siècles, de n'être qu'un cœur avec toi, elle voit et sent aujourd'hui, comme alors, que ni les fautes des uns, ni les vœux ou les succès des autres, n'ont rien changé à de justes et mutuelles antipathies.


ROME.

Antipathies!... Est-ce donc à dire, Genève! que ta charité, quand il s'agit de moi, devienne de la haine; et qu'il te suffise, ainsi, que ceux de tes citoyens que j'ai nourris, me demeurent fidèles, pour qu'aussitôt ta défiance, ou ton aversion, les méprise ou les opprime?


GENÈVE.

Jamais, jamais! — Si Genève sait discerner et repousser l'erreur, Genève, aussi, sait plaindre et secourir l'errant. Et puisque tu me forces à mentionner mes œuvres, et à te rappeler ce que j'ai pu faire pour les tiens, je te demanderai si elles n'étaient pas de tes sujets, ces populations qu'en divers temps mes secours ont aidées? — Ta croix, dis-le moi, ne se voyait-elle pas, autrefois, sur ces bourgades et ces villes de France, qui, dans leurs famines ou leurs désastres, reçurent de mes mains le froment et les collectes qui les consolèrent? Ne fut-ce pas à tes prêtres, aussi, que, dans des temps plus rapprochés, je remis les vivres, les vêtements, les meubles et les sommes, qui conservèrent la vie ou relevèrent les maisons de tant de villages et de communes, soit dans certains cantons de la Suisse, soit dans les montagnes qui m'avoisinent? Et tout récemment encore, n'était-elle pas de ta croyance, cette ville entièrement incendiée, à laquelle j'ai été si heureuse de montrer que, s'il le faut, mon cœur abonde en bienfaits, et qu'il sait les répandre avec promptitude, quelle que soit la communion de ceux que la souffrance afflige?

O Rome! renierais-tu donc ces œuvres de ma croyance, cette charité que j'ai reçue de mon Dieu, et qui, si elle doit plaindre les âmes que tu retiens captives, sait leur prouver, cependant, qu'elle ne confond pas ton enseignement avec leur infortune, et que si elle rejette les principes, elle n'en accueille et n'en soulage pas moins les maux de ceux qui les approuvent?

Laisse donc ici le sophisme; et si moi, Genève, je te parle d'antipathies, veuille comprendre que c'est à toi, Rome, que je m'adresse: à tes doctrines, à ton culte, à tes prétentions; mais nullement à ces hommes, à mon prochain, que tu gouvernes. — Ah! leur malheur est assez grand, pour que je n'aie à leur égard que les sentiments de la plus profonde pitié, et que le plus loyal désir d'adoucir leur misère!

Qu'ils le disent, ceux que ces mots concernent. Qu'elles parlent, je ne le crains pas, ces communes de ta persuasion que j'administre; oui, qu'elles déclarent, si jamais elles furent traitées par moi, Genève, comme toi, Rome, tu traites maintenant, dans le même royaume d'où ces communes sont sorties, et dans des Vallées justement célèbres, ces familles, ces hameaux, ces bourgs et ces villes, qui adorent le Christ comme je l'adore moi-même. — Oh! quel contraste et quelleopposition ! — D'un côté, quelle tolérance et quels bienfaits; et de l'autre part, quelles vexations et quelles inimitiés! Ici, c'est la protection la plus libérale, la plus généreuse: des temples et des presbytères construits, restaurés, dotés, et des taxes amoindries. Là, et par une marche incessante, ce sont des privilèges restreints ou supprimés; c'est la contrainte la plus inexorable, étouffant jusqu'aux soupirs, après avoir froissé tous les droits et meurtri tous les cœurs!


ROME.

L'hérésie n'a point de droits; et pourquoi, d'ailleurs, garderais-je la foi à des infidèles?... Car enfin, puisque tu me provoques, il est inutile que... je dissimule. Je dirai donc ce que j'ai dans le cœur; et comme tu as parlé de tes antipathies, il faut aussi que je te dise quelques mots des miennes. — Écoute donc, à ton tour, et tâche de comprendre.

Je suis reine et maîtresse, et dans l'Église, et sur toute la terre. Hors de moi, (le monde entier le sait!) il n'est point de vérité, il n'est point de salut. À moi donc, et à moi seule, appartient ici-bas de sauver et de perdre: qui m'obéit, vivra; qui s'oppose à moi, doit périr.

Je hais donc et je réprouve toute doctrine et toute secte qui me combat ou me refuse son hommage. Il faut que je la soumette ou que je l'anéantisse: c'est mon droit, et c'est aussi ma gloire. Par grandeur, donc, autant que par principe, je ne me donne aucun repos et je ne laisse oisif aucun moyen, aucun effort, jusqu'à ce que j'aie assis ma puissance à la place de toute autre autorité. Ni le nombre, ni l'élévation, ni les richesses, ni les talents, ni les lois, ni les réclamations, de mes adversaires, ne m'étonnent ou ne m'arrêtent: il me suffit qu'ils me soient contraires, pour que ma force les attaque et les renverse; et, si je ne puis les dompter, je sais les affaiblir en secret, et finalement les amener jusqu'au marasme.

Telle est ma dignité sur la terre; et c'est de Dieu que je la tiens. C'est lui qui m'a remis les deux glaives que son Vicaire qui me préside, et qui le représente, a dans ses mains: de l'un, il fait trembler les trônes du monde; de l'autre, il fléchit et protège mon Église. Heureux l'État qui me connaît et me révère! Malheur au peuple, malheur à la ville superbe, qui ose me résister ou me contredire! Que ce peuple, que cette ville sache, que Rome est indomptable, parce qu'elle est vraie; qu'elle est implacable, parce qu'elle est juste; que son triomphe, c'est celui de Dieu même, et que pour l'obtenir, elle emploiera tout expédient, parce qu'une aussi grande et si haute fin bénit et justifie tout ce qui peut l’amener ou l'atteindre.

Tiens-toi donc pour avertie, Genève! Depuis le jour où ta révolte renversa mes autels, pilla mes temples et chassa de tes murs mes sacrificateurs et mes vierges, je ne t'ai pas perdue de vue, un seul instant. Si j'ai feint de te laisser faire; si j'ai paru consentir à ton existence, à ton accroissement; si même, en divers temps, j'ai pu signer des traites qui te reconnaissaient des droits; sache que c'était pour te suivre de plus près, pour t'épier plus sûrement, pour que j'eusse encore quelque accès aux motifs ou au but de tes démarches. J'ai donc étudié ton carractère; j'ai vu, j'ai pénétré tes fautes; j'ai reconnu tes faiblesses, tes imprudences, tes crédules sécurités; et toujours attentive, toujours agissante, j'ai profité, sans délai, de tes erreurs, de tes omissions, et surtout de ta fatuité, pour préparer à la longue et pour amener enfin ta décadence et ta ruine.

C'était chez moi de l'amour, oui, c'était de la pitié pour toi, ville égarée; et quant à ton pauvre peuple, c'était de la sympathie, c'était la sollicitude de la plus tendre mère. Je m'affligeais, et je le fais encore, de ton aveuglement; je gémissais, et chaque jour encore je gémis, sur ton obstination, sur ton refus arrêté de te rendre à mes embrassements; et puisque ton délire, (car était-ce autre chose?) se renforçait contre mes appels et mes prévenances, ne fallait-il pas que ma charité fût industrieuse et qu'elle usât d'adresse pour te tirer du filet où tu devais périr?

Pour cela, n'a-t-il pas fallu, qu'à tout prix, je renversasse chez toi cette religion mensongère, qui est à la fois ta fatale ivresse et la perte? N'ais-je donc pas dû me réjouir lorsque j'en ai vu paraître, et se développer, et mûrir, les fruits: lorsque les principes d'Anus, de Pelage et de Socin, se sont acclimatés dans ton école; que tes docteurs, de leurs propres mains, ont lacéré les antiques symboles de ta croyance; qu'ils ont accueilli, répété, prêché, d'abord les sophismes et les railleries des deux philosophes qui te corrompaient, puis les gloses et la critique des rationalistes du Nord? Ne devais-je pas alors mêler d'adroits encouragements à leurs essais, et joindre mes livres à leurs livres et mes déclamations aux leurs, lorsqu'ils se jouaient de leurs devanciers, qu'ils ridiculisaient tes graves réformateurs, qu'ils substituaient la large science du progrès, à l'étroite et mesquine théologie de la Réforme; lors qu'ils persuadaient enfin à ton peuple que les doctrines de sa Bible étaient surannées, que son christianisme avait vieilli, et que retenir au dix-neuvième siècle les opinions du seizième, c'était faire preuve de mauvais goût et s'exposer sans pudeur à la risée? Leur applaudir et les flatter, n'était-ce pas servir la cause de la vérité de Dieu? Et quand parurent ces quelques hommes plus clairvoyants, peut-être plus courageux, qui, effrayés de la rapidité de ta chute, essayèrent de la retarder, soit en t'avertissant de ces menées, soit en te citant de nouveau la Bible et en te rappelant la religion de tes pères, soit aussi en me signalant à ta défiance, n'ai-je pas dû les qualifier d'innovateurs et de sectaires, railler et ridiculiser leurs doctrines, asperger de mépris leurs personnes, te féliciter de tes censures et de tes procédés violents à leur égard, et les dénoncer à ton peuple comme des esprits égarés, des hommes suspects ou de perfides meneurs?

Oui, Genève! c'était là mon saint devoir: c'était, je te le répète, ma charité pour toi; et tu peux savoir si j'ai été jusqu'ici fidèle à mon mandat. Mes oeuvres, mes institutions, mes maisons, mes écoles, mes prêtres, mes écrits, mes conférences, mes visites pastorales, mes démarches et mes exigences, sont sous tes yeux; et te dire que ce n'est encore là qu'un premier commencement, et que mes plans, bien discutés et bien affermis, vont se poursuivre, vont se consommer, c'est t'annoncer ce qui se prépare; c'est t'expliquer les événements qui ont eu lieu, qui se pressent; c'est te rappeler que Rome est puissante, et qu'il est impossible que les profondes eaux de sa politique et de son zèle ne renversent pas enfin toute écluse et toute digue, quelque massive qu'on ait pu la faire.

Déjà plusieurs de ceux que tu nommes tes enfants l'ont compris. Indignés des langes dont tu les as serrés, et rompant les liens d'inutiles habitudes et de vaines traditions, ils effacent jusqu'aux vestiges de tes vieilles Ordonnances; ils émancipent la morale du peuple et l'incrédule Synagogue; et prêtant noblement l'oreille à mes dictées, ils me baisent les mains et me félicitent; et tantôt dans les cercles et les salons des riches, tantôt dans les comptoirs des spéculateurs, tantôt dans l'atelier de l'artisan, et jusque sous les toits du laboureur, je les vois enfin goûter, et bientôt, je l'espère, reproduire, les maximes et les allures de la plus active et de la plus habile, de mes institutions, et peut-être, et sans qu'ils s'en doutent, en devenir les disciples.


GENÈVE.

C'est assez, Rome! Tais-toi: car ton langage va ressembler à la calomnie Des Genevois, dis-tu, des

Genevois protestants, devenant des jésuites !...

Quelle hallucination! Quelle énormité!

Je sais bien, (je te l'ai déjà dit!) qu'une portion considérable de mes citadins, cette portion même qui se distingue par l'indépendance et la vivacité de son esprit, s'est vouée, avec enthousiasme, au philosophe déiste qui naquit chez elle, et qu'elle semble abandonner le chemin de mon antique foi.—Mais, il y a loin d'un égarement à une bassesse; et entre l'incrédulité, hélas! entre la dureté ou la rudesse de l'ignorance, et l'astuce, il est un abîme, que certains de tes prêtres, que certains de tes disciples, ont bien pu franchir, mais qu'un Genevois, un Genevois protestant, ne passa, ne passera, jamais.

Je repousse donc et je déteste tes insinuations et ton machiavélisme. Mon peuple, ô Rome! dans mes murs et dans mes campagnes, oui, mon peuple entier, et cette portion même de laquelle tu dis qu'elle t'imite et te favorise, possède la Bible, s'il le veut; et ce Livre de l'Éternel, qui fut la base et le sûr gardien de mon État, l'est encore aujourd'hui, et peut le devenir plus puissamment que jamais. La Réformation me le rendit, ma liberté protestante l'ouvre devant moi, et si tu peux m'écouter encore, je vais, en comparant ce qu'il dit avec tes principes, et sans aborder même une polémique sérieuse, te demander deux choses: l’une, si ma confiance en ma cause est chimérique: l'autre, s'il est plus possible en 1842 qu'en 1535, que Genève dise à Rome ou que Rome dise à Genève:  Nous sommes sœurs: marchons ensemble...

Trois empêchements, je te le dis, s'y opposent: 

tes doctrines, ton culte, et tes prétentions

Vois et décide si j'ai tort de l'affirmer.

***