Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LE BONHEUR DES INCRÉDULES

FRÉDÉRIC DE ROUGEMONT

1869

***

L’insensé dit en son cœur: «II n'y a point de Dieu...» Il n'y a personne qui fasse le bien. Ps. LIII, 1.

Cela est faux. MOI QUI TE PARLE, JE NE CROIS POINT EN DIEU, et je tiens même pour insensé celui qui dit en son cœur que Dieu condamne l’homme à des peines éternelles. Cependant, je fais le bien, et JE SUIS HEUREUX DANS MON HONNÊTETÉ ET MON INCRÉDULITÉ.

Tu ne crois pas en Dieu?

Tu t’abuses toi-même! Il ne peut se faire que tu n’aies en toi l’idée d’un Être parfait et infini, nécessaire et absolu, qui est la cause première de toutes choses. Tu as beau affirmer des lèvres que Dieu n’est pas: ton cœur proteste, et déclare que Dieu est.

Peut-être avec les déistes croirais-tu en Dieu s’il ne s’occupait pas des détails et s’il n’aimait et ne punissait personne?

Mais Dieu n’est, qu’à la condition d’être parfait.

Dieu doit être la science parfaite, l’amour parfait, la parfaite justice, et à ces titres-là:

. il doit savoir ce que pense, dit et fait chacun de nous,

éprouver pour chacun de nous une tendresse infinie,

et juger chacun de nous avec une infinie justice.

Ne vois-tu pas qu’il faut choisir entre l’athéisme et la foi au Dieu vivant?

Ce Dieu vivant, tous les peuples de la terre dans le sentiment de leurs péchés le redoutent, même ceux qui ne le connaissent pas.

Ils pressentent confusément l’approche de ses jugements, et cherchent à l’apaiser. Mais si vous êtes abeille, et que par une chaude journée d’été toutes vos sœurs, poussées par un infaillible instinct, fuient vers la ruche devant l’orage qui approche, serez-vous bien venue à les traiter d’insensées parce que vous êtes malade et avez perdu le sens des choses divines et de l’avenir?

Tu es heureux!

J’ai de la peine à le croire, car rien n’est plus rare sur la terre que le bonheur.

Ton genre de bonheur est-il de force à subir l’épreuve de la solitude?

Ne se trouble-t-il pas dès que tu le considères?

Ne s’évanouit-il pas dès que tu veux en jouir?

À chaque halte que tu fais dans la course affairée de la vie, ne sens-tu pas un secret malaise remplir ton cœur, le souvenir de ton passé t’attrister, la pensée de l’avenir, de la mort t’inquiéter?

La mort est un ennemi qu’on ne peut ni ne pas voir, ni voir avec bonheur, car elle est suivie du néant ou de l’enfer, et l’autruche est-elle heureuse quand elle tient sa tête cachée dans un tronc d’arbre pour ne pas voir le chasseur qui va la frapper d’un coup mortel?

Ton bonheur quel qu’il soit, à quel prix l’as-tu acquis? Tu es homme, et tu t’es fait semblable à l’animal, qui ne désire rien au-delà de ce qu’il est et de ce qu’il a! Mais l’homme, au dire d’un philosophe païen qui l’avait étudié pour le moins autant que toi, l’homme est tout aspiration à Dieu, tout amour de la beauté, de la vérité, de la sainteté infinies, et Moïse prétend que Dieu a créé l’homme à son Image, tandis qu’il a simplement créé les animaux selon leurs espèces.

De Moïse ou Platon, et de toi, qui a raison?

Et si l’homme est fait pour s’élancer de la terre vers les cieux, comment peux-tu te dire heureux, toi qui rampes misérablement sur la terre, pauvre aigle qui t’es arraché toi-même les ailes?

Tu fais le bien, tu es honnête homme?

Je l’admets. Tu as été toujours plein de respect pour ton père et ta mère, et pour tous tes supérieurs, sauf sans doute le cas d’une légitime révolte; tu n’as jamais nourri dans ton cœur des sentiments de haine et de vengeance contre ton prochain; l’image d’une jeune fille que tu aurais trompée ne te poursuit jamais au sein de ta famille, et tu es un modèle de fidélité conjugale; dans tes transactions, tu n’as jamais volé en abusant de l’ignorance ou de la détresse de l’acheteur ou du vendeur; nul homme, sous la face des cieux, ne peut t’accuser de lui avoir nui par tes calomnies ou tes médisances. Je veux qu’à tous ces égards tu sois irréprochable, et JE T’ACCORDE CELA SANS Y REGARDER DE TROP PRÈS ET SANS FAIRE TROP DE DIFFICULTÉS.

Tu conviendras que je pousse mes concessions à l’extrême.

Mais je veux admettre que l’homme peut être à la fois incrédule et moral, comme il peut à la fois être immoral et avoir une santé de fer.

Cependant, nos actions partant du cœur, c’est notre cœur qui en détermine la valeur.

Or, ton cœur que vaut-il? Qu’aimes-tu?

Tu as une trop haute idée de ta vertu pour que je te soupçonne d’aimer d’aussi vils métaux que l’or et l’argent, d’aussi basses jouissances que celles de la chair, quelque chose d’aussi vain que la gloire et les honneurs.

Homme, tu aimes des êtres qui puissent te rendre ton amour: ta femme, tes enfants, tes parents, tes compatriotes.

Tu es prêt à te dévouer pour eux, tu les soignes avec tendresse dans leurs maladies, tu accours à leur aide dans leurs détresses, tu supportes avec patience leurs défauts, tu les aimes pour eux, et non pour toi; ce n’est pas toi-même que tu recherches en les aimant?...

Je ne sais!

Je crains bien qu’ici je ne te fasse trop d’honneur, et que tu n’aimes les autres qu’en proportion de l'utilité dont ils te sont, ou de l’affection dont ils te paient la tienne.

Ta famille, c’est toi; quand tu travailles pour la nourrir, pour l’enrichir, pour la glorifier, tu ne travailles que pour ton propre bien.

Mais hors de ta famille, jusqu’où va ta charité?

Le dévouement pour d’autres que pour les siens est excessivement rare chez les païens et les incrédules.

En examinant attentivement les mobiles de tes actions, ne serais-tu pas contraint d’avouer qu’AVEC TOUTE TON HONNÊTETÉ, IL Y A EN TOI UN GRAND FOND D’ÉGOÏSME?

Or, quel vice plus hideux y a-t-il que l’égoïsme?

Quelle autre plaie de l’âme dérobe-t-on avec plus de soin aux regards du public?


L’égoïste est un lépreux qui se cache sous des voiles épais

pour ne pas faire fuir tout le monde.


Tu es aussi un ingrat.

Écoute: En Amérique vivaient sous le même toit deux jeunes gens, deux frères venus d’Europe. L’un d’eux, Théophile, gardait dans son cœur une vive reconnaissance pour leur père, qui les avait élevés avec beaucoup de soin, et qui, maître d’une immense fortune, leur en avait remis une très large portion à leur départ.

Théophile lui exprimait constamment dans ses lettres son amour filial, qui était pour lui-même une source toujours nouvelle d’une pure et douce joie; il se plaisait à le tenir au courant de ses affaires, et il élevait toute sa famille dans ces mêmes sentiments de piété.

L’autre frère (il s’appelait, je crois, Héautophile) prétendait au contraire ne rien devoir à personne, être un enfant abandonné qu’on avait ramassé dans la rue, avoir grandi comme tout pousse dans la nature, s’être trouvé, par un effet du hasard, maître d’une grande fortune, et savoir de bonne source que son père, qui n’avait jamais eu une pensée pour lui, était mourant ou mort.

Sa vie d’ailleurs était honnête, et il parlait, à qui voulait l’entendre, de son bonheur. Seulement la piété filiale de Théophile l’importunait et lui prêtait souvent à rire. — Serais-tu dis-moi, très-flatté de partager les sentiments, le bonheur, l’honnêteté de cet ingrat?

Tu es un ingrat qui n’aimes pas Dieu, et un insensé qui le nies.

Tu es un égoïste et un aveugle qui prétends faire le bien sans aimer personne.

Tu fais injure à la nature humaine en parlant de bonheur avec un cœur mort et glacé.

Tu ne te crois honnête homme que parce que tu ne veux pas prêter l’oreille à ta conscience, qui se plaint du peu de soin que tu mets à l’éclairer, et du peu d’attention que tu prêtes à ses reproches.

Si la sainteté à laquelle l’homme est appelé par les lois les plus profondes de son être venait à se révéler à toi, tu serais saisi d’épouvante; TA VIE T’APPARAÎTRAIT COMME UNE LONGUE TRANSGRESSION DU COMMANDEMENT ROYAL DE L’AMOUR!

La repentance envahirait ton cœur comme un torrent qui déborde; dans tes angoisses tu chercherais de toutes parts un Sauveur, et, prosterné au pied de la Croix, tu reconnaîtrais en Jésus-Christ le Fils éternel d’un Dieu de justice et d’amour, Celui qui seul est le chemin, la vérité et la vie. (Jean XIV, 6.)


* * *

Le coeur est tortueux par-dessus tout, et il est méchant:

Qui peut le connaître?

Moi, l’Éternel, j’éprouve le coeur, je sonde les reins,

Pour rendre à chacun selon ses voies,

Selon le fruit de ses oeuvres.

Jérémie 17: 9-10



 
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