Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA LOTERIE.

Société des Traités Religieux (Paris)

1829

***

Il y en a quelques-uns parmi vous qui mènent une vie déréglée, qui ne travaillent point.... Nous recommandons à ces sortes de gens, et nous les exhortons, de la part de Notre Seigneur Jésus Christ, de travailler et de manger leur pain paisiblement. II Thessaloniciens 3: 11-12


Loterie


Il y avait plusieurs années que Robert était entré au service d’un respectable bourgeois de Lyon. Par sa probité, son exactitude et sa sobriété, il avait mérité la confiance de son maître. Marie, domestique dans la même maison, était sa femme; ils s'aimaient et vivaient depuis sept ans en parfaite intelligence; leur fils était placé à quelques km de la ville, dans une école que dirigeait son grand-père.

Ils menaient une vie douce et heureuse; et si les principes de Robert avaient été aussi bons que ceux de sa femme, il est probable que ce calme n’aurait jamais été troublé; mais Robert croyait, comme beaucoup de gens, qu’il suffit d’être rangé et laborieux, et qu’avec cela on n’a pas besoin de religion, ne réfléchissant pas que, sans la religion, la morale n’a pas de fondement solide.

Un jour, en passant dans la rue, il rencontra un homme qui portait des billets de loterie, et criait de toutes ses forces, en promettant des merveilles aux acheteurs. Il ne tenait qu’à eux, disait-il, de s’enrichir en un instant, pour la plus petite somme. Robert, naturellement crédule, prit cela pour un trait de lumière, et se fit répéter les magnifiques promesses du vendeur de billets. Il n’avait pas d’argent sur lui, mais il s’en alla, bien décidé à jouer à la loterie. «Pourquoi n’aurais-je pas un lot tout comme un autre? se dit-il; j’ai toujours eu assez de bonheur dans ce que j’ai entrepris, il ne me faudrait qu’un moment pour être aussi riche que mon maître.»

Robert rentre chez lui, tourmenté par son nouveau désir de fortune, et ne fait qu’y rêver le reste du jour. Comme il était habitué à ne rien cacher à sa femme, il lui conta, le soir, son projet.

«Marie, lui dit-il, nous venons de toucher nos gages, et l’on va faire le tirage de la loterie; si nous tentions la fortune?»

«Ce ne sera pas avec mon consentement, répondit-elle; il me semble que nous devons être contents de notre sort, et remercier le ciel de ce que nous ne manquons de rien

Robert en tomba d’accord; mais il observa qu’un peu de surplus ne nuirait pas.

«Qui sait? reprit Marie; Dieu n’est-il pas le meilleur juge de ce qui nous convient?»

«Enfin, dit Robert, quel mal y aurait-il à courir une fois quelque chance?»

«Il y en aurait beaucoup, répondit sa femme, qui était instruite des préceptes de la religion; les saintes Écritures nous disent: celui qui se hâte de s'enrichir cessera d'être innocent (Proverbes 28: 20). Plaçons notre entière confiance en notre Père céleste, et soyons assurés que celui qui a bien voulu nous donner son fils pour sauver notre âme, saura aussi veiller à nos intérêts de ce monde et fera prospérer nos justes entreprises. D’ailleurs, ce n’est pas là un moyen louable d’avancer sa fortune: c'est le travail qui produit l’abondance. Pour moi, je ne désire pas changer de condition; et, quand je songe à la misère, aux privations que bien des gens éprouvent, je rends grâces à Dieu du bien-être dont il nous fait jouir. Mais apprends-moi, mon ami, d’où t’est venue cette idée.»

Robert répéta ce qu’il avait entendu dire au vendeur de billets, et s’efforça de prouver à sa femme que la spéculation était excellente. Elle observa avec beaucoup de raison que, s'il y avait tant à gagner par ces billets, les gens qui les offraient les garderaient pour eux, au lieu de les vendre «As-tu oublié, reprit Robert, les lots énormes qui ont été gagnés l’année passée au bureau voisin?»

«Et le nombre des billets perdants, l’a-t-on publié aussi? répliqua-t-elle. À te parler franchement, je n’ai aucune foi à toutes ces belles promesses; selon moi, ceux qui vendent ces billets sont des gens rusés; et ceux qui les achètent, des dupes. Tu sais, mon ami, que notre enfant a besoin d’habits, et voici le temps tu portes toujours quelque chose à son grand-père, sans doute, continua-t-elle en laissant échapper une larme, tu n’oublieras pas notre petit Félix.»

Robert était trop absorbé par ses idées de fortune pour se laisser aisément toucher. Voyant que sa femme n’était pas de son avis, il lui ferma la bouche en disant avec aigreur: «Ce sont autant de paroles perdues; mon parti est pris: peut-être m’en remercieras-tu un jour».

Un soupir fut la seule réponse de Marie; c’était la première fois que Robert lui causait une peine aussi vive.

La nuit, Robert dormit peu; il était agité et bâtissait mille châteaux en Espagne sur l’emploi de sa fortune à venir. S’étant levé avec le jour, il reprit les épargnes qu’il avait mises entre les mains de sa femme en prétextant une affaire, il courut au bureau de loterie. Là, s’étant informé des numéros les plus heureux comme si les uns étaient plus heureux que les autres, il en choisit plusieurs.

Cette fois, par malheur, il ne perdit pas tout: le hasard lui donna un lot assez modique, à la vérité, mais qui ne fit qu’aiguiser ses désirs. Il résolut de composer une mise considérable avec l’argent qui lui restait et celui qu’il venait de gagner: alors il ne fut plus occupé que du résultat de cette grande spéculation.

Devenu inquiet et rêveur, il négligeait son devoir et répondait mal aux observations de son maître. Chacun s’étonnait de ce changement subit dans son caractère; ce fut bien autre chose, lorsque le tirage sur lequel il comptait pour faire fortune le laissa sans espérance et sans argent. Alors son humeur devint insupportable.

Sa femme fut la seule qui en soupçonna la cause, quoique depuis leur dernière conversation il eût pris le parti de lui cacher qu’il jouait à la loterie. Un jour elle lui prit tendrement la main; et, les yeux baignés de larmes, elle lui demanda pourquoi, depuis quelque temps, il n’était plus le même:

«Mon cher ami, lui dit-elle, si j’ai fait quelque chose qui puisse t’offenser, parle: je suis prête à t’en demander pardon: seulement, ne me brise pas le cœur en me traitant comme si tu ne m’aimais plus.»

«Allons, tu es folle! répondit-il d’un ton brusque et chagrin.»

«Est-ce donc une folie que de craindre de t’avoir déplu, et de s’affliger de ce que tu parais malheureux? Mais, je le vois, c’est la loterie qui est cause de tout cela; je l’avais bien prévu.»

S'apercevant que Robert était aigri et tourmenté, elle ne voulut pas en dire davantage; mais, dans la soirée, elle saisit une occasion pour le conjurer, s'il avait fait quelque perte, de ne plus rien risquer; elle lui représenta que ce devait être une leçon utile pour l’avenir, et que, s’il n’en profitait pas, Dieu lui retirerait sa bénédiction:

«Tâchons de conserver ce trésor, ajouta-t-elle, et nous serons plus riches, malgré le peu que nous possédons, que si tout l’or du monde nous appartenait. Ah! Robert, le Seigneur l’a dit: Une seule chose est nécessaire (Luc 10 42). Qu’importe que nous soyons riches ou pauvres, pourvu que nous choisissions la bonne part qui ne nous sera point ôtée!»

Quoique Robert lût rarement l’Évangile, il en savait assez pour reconnaître la vérité de ce que disait sa femme; elle lui parlait avec tant d’affection, qu’il ne pouvait se fâcher de ses conseils. Il lui promit de ne plus rien hasarder à la loterie. Marie en rendit grâces à Dieu, et lui demanda de sanctifier de plus en plus le coeur de son mari, et de le maintenir dans la résolution qu’il venait de prendre.

Mais, hélas! lorsqu’une passion a pris de l’empire sur nous, il est bien difficile de la vaincre: on forme des projets d’amendement; l’on essaie même quelquefois de les exécuter, mais bientôt on retombe dans les fautes même qu’on voulait éviter; ce n’est pas en comptant sur ses propres forces, CE N’EST QU’EN RECHERCHANT L’AIDE DU SEIGNEUR QUE L’ON PEUT ESPÉRER DE RÉUSSIR.

Malgré ses plans de réforme, Robert continua à jouer à la loterie: près de deux ans se passèrent ainsi avec des alternatives de gains et de pertes: gagnait-il, il se croyait en veine et voyait dans ses succès de nouveaux motifs pour jouer. S’il perdait, il voulait réparer sa mauvaise fortune, persuadé que le sort ne lui serait pas toujours contraire. Son caractère, jusqu’alors doux et facile, devenait brusque; il était mécontent de tout: pour le distraire et le mettre au moins pendant quelques jours a l’abri de tentations nouvelles, sa femme l'engagea à solliciter de son maître la permission d’aller à la campagne visiter leur enfant.

Il l’obtint sans peine, et le lendemain matin il partit, laissant sa femme tranquille et satisfaite; elle ne prévoyait pas que le chagrin le plus amer succéderait bientôt à sa sécurité.

Durant la nuit, Robert avait vu trois fois dans ses rêves les mêmes numéros: avec toute la superstition d’un joueur, ii crut que c’était un avertissement et une inspiration pour réparer sa perte, tandis que ce n’était que l’effet naturel de son imagination toujours occupée des mêmes objets. Il résolut de se procurer de l’argent à quelque prix que ce fût, pour le tirage qui se faisait le même jour, et de passer au bureau le temps qu’il devait consacrer à son voyage:

«Je rapporterai à ma femme, se disait-il, des nouvelles qui la réconcilieront avec la loterie; elle conviendra enfin que j’ai eu raison de ne pas me laisser rebuter par mes premières pertes.»

Emprunter lui eût semblé pénible peu de temps auparavant; mais la passion du jeu, détruisant ses scrupules, il se rendit chez un de ses anciens camarades, qui consentit à lui prêter quelque argent, fruit de ses économies, à condition qu’il le lui rendrait le lendemain matin.

Robert, qui comptait le multiplier au centuple, promit tout ce qu’on voulut; mais il ne jugea pas à propos de dire l’emploi qu’il allait en faire. Cependant la somme n’était pas assez forte. Que faire?

Poussé par une superstitieuse confiance en ses rêves, et saisi plus que jamais de la fureur du jeu, il court à la maison de son maître. Pour expliquer à sa femme son retour inattendu, il suppose un oubli dont il prétend s’être aperçu en route.

Le mensonge ne lui était pas habituel; mais les méchants vont en empirant en se séduisant eux-mêmes (II Timothée 3 13). La pauvre Marie, croyant ce qu’il lui disait, ne remarqua pas le trouble de Robert; et, sans l’interroger davantage, elle le pressa de partir. Elle était loin de soupçonner qu’il emportait trois pièces d’argenterie appartenant à son maître et dont il avait le dépôt. Il alla sur-le-champ mettre en gage ces objets comptant pouvoir les retirer ayant qu'on s’aperçût de leur disparition.

Avec l’argent qu’il venait de se procurer, il revint au fatal bureau, où il arriva assez à temps pour hasarder tout ce qu’il avait à l’exception d’un écu.

Le résultat du tirage fut pour lui un coup affreux; aucun de ses numéros ne sortit!

Qu’on se figure l’état de Robert, ayant volé son maître et perdu l’argent de son ami! Il profanait le nom de Dieu qu’il avait offensé: il maudissait les autres et lui-même.

Cependant il se laissa entraîner au cabaret par ses compagnons de malheur. N’ayant pas l’habitude de fréquenter ces sortes de lieux le vin qu’il but pour étourdir son chagrin lui enflamma le cerveau, et le disposa à tous les excès.

Il fut tenté un moment de mettre fin à sa vie qui lui paraissait un poids insupportable. Il n’osait retourner chez son maître dans la crainte qu’on ne découvrît son larcin, et n’avait plus de quoi mettre à la loterie; enfin mille mouvements déchiraient son cœur.

S’il se fût rappelé les conseils de sa femme; si, dans son trouble, il eût pris pour guide la parole de Dieu, que de maux il aurait évités! mais il n’implorait pas le secours d’en haut et la miséricorde du sauveur: aussi acheva-t-il de se perdre.

Ses camarades, plus endurcis dans leur perversité, se moquaient de sa détresse. Il entendait avec surprise ces misérables raconter les fraudes dont ils se servaient pour subsister. L’un d’eux, l’ayant emmené boire dans un cabinet particulier, lui dit qu’il y avait de la folie de sa part à se laisser abattre pour une perte; que, s’il voulait prendre un peu de courage, il ne tenait qu’à lui de la réparer, et d’avoir bientôt la bourse remplie.

Lui faisant alors jurer de garder le secret, il lui communiqua le plan qu’il avait conçu d’un vol sur la grande route, et lui proposa de s’y mettre de moitié en l’assurant d’un riche et facile butin.

«Je connais, ajouta-t-il, un vieux négociant qui doit revenir tard à la ville; c’est un homme fort riche qui a toujours de l’argent sur lui: quelques menaces nous suffiront pour en venir à bout; en vérité, ce sera pour lui une perte bien légère

La proposition fit d’abord reculer Robert puis il songea que c’était le seul moyen de remettre en place l’argenterie qu’il avait soustraite à son maître. Il hésita encore quoique temps; mais enfin, moitié, parce qu’il ne savait comment se tirer autrement du mauvais pas où il se trouvait, moitié échauffé par le vin, il frappa dans la main de son compagnon, en jurant qu’il était son homme.

Ils sortirent ensemble de la ville, et se cachèrent dans un taillis qui bordait la grande route.

Dès qu’ils aperçurent le voyageur, ils se jetèrent sur lui; et, pendant que l’un d’eux saisissait les rênes du cheval, l’autre lui demanda la bourse. Le vieillard, s’estimant heureux d’échapper au danger qui le menaçait, en livrant son argent, ne fit pas de résistance, et ils le laissèrent bientôt poursuivre sa route.

Après avoir partagé leur butin, Robert et son complice jurèrent de ne pas se trahir; comme si, après la mauvaise action qu’ils venaient de commettre, ils eussent pu compter réciproquement sur leur fidélité à garder un serment! Pour plus de sûreté, ils se séparèrent aussitôt: l’obscurité favorisa leur retraite.

Craignant d’exciter quelques soupçons s'il rentrait trop promptement chez son maître, Robert prit la route du village où demeurait son fils. Encore tout échauffé, par le vin qu’il avait bu, et par les discours de Bastien (c’était son complice), il s’applaudissait du succès qu’il venait d’obtenir, et il y voyait une nouvelle facilité qui lui était offerte, de satisfaire sa passion pour la loterie. Mais comme il n’était point encore familiarisé avec le crime, à mesure que les fumées du vin se dissipaient, il commença à faire des réflexions plus sérieuses sur ce qui venait de se passer, et déjà le remords était entré dans son âme quand il arriva au terme de son voyage.

Loin de le calmer, la vue de son fils ne fit que le tourmenter davantage; la joie naïve et les caresses innocentes de cet enfant qui jusqu’alors lui avaient causé de si douces émotions, lui devinrent insupportables: elles offraient un contraste trop frappant avec l’état de son âme: il ne prolongea sa visite que le temps nécessaire pour prendre quelque repos.

En revenant à la ville, il formait et rejetait successivement divers projets; il n’était d’accord avec lui-même que pour maudire le jeu funeste qui était la source de son malheur, et pour se promettre d’y renoncer à jamais.

Il aurait bien voulu pouvoir réparer sa faute; mais comment s’y prendre pour cela? Irait-il se jeter aux pieds du négociant qu’il avait volé, lui exposer sa détresse, et implorer son pardon?

Cette idée lui parut d’abord excellente, bientôt il y renonça en pensant à la honte à laquelle il s’exposerait, et à l’incertitude d’émouvoir assez la compassion d’un étranger qu’il avait si grièvement offensé pour n’être pas livré immédiatement par lui entre les mains de la justice. Ce moyen d’ailleurs le laissait dans un grand embarras et vis-à-vis de l’ami qui lui avait prêté de l’argent et vis-à-vis de son maître dont il avait trouvé la confiance.

Croyant donc aviser prudemment au plus pressé, il se hâta d’aller payer sa dette et dégager l’argenterie, et retourna à la maison, se flattant que son crime n’étant connu que de lui et de son complice qui avait le même intérêt que lui à le taire, resterait enseveli dans l’ombre.

Il ne pensait pas que l’œil de Dieu l’avait vu, et que la justice céleste atteint tôt ou tard le coupable, quelque précaution qu’il prenne pour s’y dérober.

La bonne Marie accueillit Robert avec d’autant plus de tendresse qu’il venait de voir leur enfant; et, toute occupée de recevoir des nouvelles, elle ne remarqua ni l’altération sensible des traits de son mari, ni ce que son abord avait de plus froid qu’à l’ordinaire.

Cependant on parlait beaucoup du vol récemment commis: on conçoit quel devait être l’embarras de Robert chaque fois qu’il en était question devant lui. Ses inquiétudes redoublèrent lorsqu’il apprit l’arrestation de Bastien, soupçonné d’avoir commis le crime, et qui passait déjà pour un très mauvais sujet. L’idée qu’il n’y avait ni preuves ni témoins pouvait paraître un peu rassurante, mais une conscience coupable ne saurait jouir d’un repos soutenu.

Quand Robert sortait, il lui semblait sans cesse qu’on jetait sur lui des regards plus perçants que de coutume: restait-il chez lui, le moindre bruit qu’on faisait à la porte le jetait dans de vives alarmes. Témoin de son agitation, Marie avait hasardé de temps en temps une question, mais elle n’osait insister quand son mari gardait le silence, ou lui répondait avec humeur; elle répandait alors quelques larmes et priait Dieu avec ferveur, de rendre à son mari cette paix de l’âme si essentielle au bonheur et qui paraissait l'avoir tout à fait abandonné.

Enfin, au bout de quinze jours, cet événement si redouté de Robert, si peu attendu de Marie, vint mettre le comble à leur douleur: on vint arrêter Robert que Bastien avait accusé, dans l’espoir d’obtenir une commutation de peine.

Quel ne fut point l’effroi de la pauvre Marie, et qu’elle était loin de soupçonner jusqu’où la funeste passion dont elle avait vainement cherché à préserver son mari, avait pu le conduire!

Loin d’aggraver son malheur par des reproches, elle oublia tous les torts qu’il pouvait avoir envers elle: Robert, pâle et tremblant, fut arraché de ses bras et traîné en prison, Marie demanda instamment à l’y suivre; mais tout ce qu’elle put obtenir, fut de lui porter sa nourriture chaque jour; et toutes ses visites étaient marquées par les discours les plus propres à le consoler et à lui inspirer du courage.

M. G... qui pendant longtemps avait été très satisfait des services de Robert, et n’avait jamais vu en lui la plus légère infidélité, ne pouvait se persuader que l’accusation fût fondée: il voulut aller voir son ancien serviteur.

La confusion de celui-ci, quand il vit entrer son maître dans la prison, est plus aisée à concevoir qu’à exprimer: il resta longtemps le visage caché dans ses mains sans oser lever les yeux.

«Je ne viens point vous adresser des reproches, lui dit-il avec bonté, mais bien plutôt vous offrir quelques consolations, vous rassurer sur le sort de Marie pour laquelle je sais que vous avez témoigné de l’inquiétude et que je n’abandonnerai point, quelle que soit l’issue du jugement qui vous attend: mais dites-moi, Robert, qu’est-ce qui a pu vous conduire tout-à-coup à une si mauvaise action, vous dont j’avais toujours eu si bonne opinion? Si vous aviez quelques besoins particuliers, si vos gages ne suffisaient pas à l’entretien de votre famille, pourquoi ne pas vous adresser à moi? Je vous ai toujours traité de manière à ce que vous dussiez être persuadé que je vous voulais du bien; pourquoi ne pas m’ouvrir votre cœur?

Robert fondit en larmes et raconta comment, sans presque se l’avouer à lui-même, il s’était laissé dominer par la passion de jouer à la loterie, et comment il avait été séduit et entraîné...

M. G... vit Robert si humilié et si repentant, qu'au lieu de lui faire de trop justes reproches, il lui parla dans les termes les plus touchants de la miséricorde de Dieu, de l’espoir donné à tous les pécheurs qui se repentent sincèrement de leurs fautes, d’avoir part aux bienfaits de la Rédemption et de la nécessité d’adresser constamment ses prières à son divin maître.

À son retour dans sa maison, il réunit sa famille; et, après avoir rendu compte de sa visite, il en prit occasion de faire quelques observations sur les loteries; à l’exemple qu’ils avaient tous sous les yeux, il ajouta celui de plusieurs malheureux qui, après avoir vu successivement toute leur fortune engloutie par ce gouffre, avaient fini par s’ôter eux-mêmes une existence qui leur était devenue à charge, par les reproches qu’ils se faisaient constamment de l’avoir empoisonnée.

Il cita même une domestique qui avait été renvoyée pour avoir volé ses maîtres, et qui, n’ayant point été corrigée par cette leçon, avait continué à jouer, et fini par périr sur l’échafaud après, avoir assassiné une dame qu’elle servait (Cet affreux événement est rapporté dons le journal de l'empire, du 7 novembre 1813.)!

Il montra combien faibles étaient les chances de gain en comparaison de celles de pertes; combien il fallait que ceux qui faisaient la spéculation de tenir la loterie fussent certains de l’avantage qu’ils y trouvaient, pour s’exposer à tous les frais que nécessitaient un si grand nombre de bureaux et d’employés à payer, et combien par conséquent étaient insensés ceux qui consentaient à courir tant de chances défavorables....

Cependant le procès de Robert s’instruisait avec d’autant plus de rapidité qu’il n’avait pas cherché à nier son crime, et que diverses circonstances s’élevaient en témoignage contre lui, indépendamment de la dénonciation de Bastien. Ils furent condamnés l’un et l’autre aux travaux forcés à perpétuité.

Après avoir prononcé la sentence, le juge leur adressa quelques exhortations terminées par ces mots:

«Les lois vous condamnent à une longue détention, à de pénibles travaux; c’est ainsi que vous expierez l’outrage que vous avez fait à la société, et que vous servirez d'exemple et d’avertissement à ceux qui pourraient s’égarer comme vous. Souvenez-vous que ce n’est pas seulement envers les hommes que vous êtes coupables, mais que VOUS AVEZ AUSSI OFFENSÉ LE DIEU TOUT-PUISSANT qui vous avait placés sur la terre, et DONT LES CHÂTIMENTS S’ÉTENDENT BIEN AU-DELÀ DE NOTRE EXISTENCE TERRESTRE: consacrez le reste de vos jours au repentir; implorés avec ferveur la grâce de celui qui a envoyé son fils au monde pour sauver ce qui était perdu (Luc XIX: 10), et puisse-t-il avoir pitié de votre âme et vous faire miséricorde!


Robert avait eu le temps de se préparer au terrible châtiment qui lui était réservé; il ne fut donc pas surpris de la rigueur des lois; mais sentant combien il était coupable, il voulut au moins que son malheureux exemple ne fût pas perdu pour ceux qui avaient assisté au jugement; et, se tournant vers l’auditoire, il dit d’une voix émue:

«J’aurais pu vivre utile et estimé, si j’avais su me contenter du produit d’une honnête industrie, et si le désir d’un gain rapide ne se fût emparé de mon cœur. La loterie a été la première cause de ma chute: j'ai voulu devenir riche, et je suis tombé dans la tentation (I Timothée 6: 9). Si j’avais opposé à ma passion plus de résistance, ma femme ne resterait pas veuve, et mon fils orphelin au milieu d’un monde qui leur reprochera peut-être mon crime; et moi-même je ne serais pas condamné à passer dans les fers le reste de mon existence. Puissé-je inspirer à tous ceux qui m’écoutent l’horreur de ce jeu, et leur persuader de le fuir, comme une peste qui détruit la paix de la conscience et le bonheur domestique!... »

Les gendarmes s’approchèrent alors pour le reconduire en prison; les assistants le suivirent des yeux avec intérêt, et plus d’une prière en sa faveur s’éleva vers le ciel.

C’est, en effet, une grande source de gain

QUE LA PIÉTÉ AVEC LE CONTENTEMENT;

car nous n’avons rien apporté dans le monde,

et il est évident que nous n’en pouvons rien emporter;

si donc nous avons la nourriture et le vêtement,

CELA NOUS SUFFIRA.

(I Timothée 6: 6-8)





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