Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

MESSAGES AU FÉMININ

SA PREMIÈRE LUTTE

***

I


Elles causaient très intimement sans doute, car la tête de l'aînée — une tête fine de jeune femme élégante — se penchait d’un geste caressant sur l’épaule de la cadette — une menue fillette de seize ans.

Que lui disait-elle, la grande sœur si écoutée d’habitude, à sa Marguerite dont les yeux bleus étaient tout près de se voiler de larmes, dont la lèvre tremblait, comme si elle résistait à grand-peine à quelque entraînante proposition?.. Mais non! elle ne céderait pas, car tout à coup son regard brilla:

Oh! Claire, c’est inutile, tout ce que tu me dis là! Je ne suis pas à plaindre du tout! Et, avec son aide, je continuerai à servir Dieu.

Vraiment! et qui t’en empêche? dit la voix moqueuse de la sœur aînée. Sers-le tant que tu voudras! Je le sers, moi aussi... mais ce que je veux de toi c’est que tu ne poses plus pour la dévotion outrée, comme tu le fais depuis quelque temps, que tu ne te refuses pas cette malheureuse petite soirée.

Pour qui crois-tu que je l’aie préparée, dis? Pour qui ai-je invité précisément ceux, que tu préfères parmi nos cousins et nos amis? Voyons, ce n’est pas pour moi, méchante sœurette!

Non, je le sais! dit Marguerite en passant ses bras autour du cou de sa sœur, tu es bonne et aimable pour moi, bien plus que je ne le mérite. Mais n’insiste pas, je t’en prie, c’est si dur de devoir te refuser!

Devoir me refuser! Vous verrez qu’elle me passera bientôt au rang de persécutrice! Et cela parce que je ne veux pas qu’elle se cloître à seize ans et devienne avant l’heure une de ces excellentes vieilles filles qui, entre leurs visites de pauvres et leurs distributions de traités, sont parfaitement insupportables!

Oh! Claire!...

Non. tais-toi! Tu me fâches, à la fin! Tout ce que je te dis est plus sérieux que cela n’en a l’air. Avec ta piété exagérée, tu briseras ton avenir, tout simplement. Ça ne se marie pas facilement, les filles pieuses, tu sais! Car je suppose bien que tu te mettras en tête de n’épouser que quelqu’un qui ait tes idées... En attendant, tu viendras demain, je le veux!

Marguerite était tout en larmes maintenant et ce fut d’une voix brisée par les sanglots qu’elle essaya de répondre.

Oh! ma sœur chérie! est-il possible que tu me comprennes si mal! C’est dur de t’entendre!...

Voyons, mignonne, pardonne-moi, dit Claire plus doucement. J’ai été trop vive, comme toujours. Je te comprends, au fond, va, et je ne te voudrais pas autrement; mais je connais ta sincérité, ton enthousiasme, et j’ai peur que tu te laisses entraîner trop loin, dans les extrêmes. Parlons raison, à présent. Je ne donne pas un bal, ni même une grande soirée dansante, j’ai seulement réuni un peu de jeunesse pour fêter mon anniversaire; pense à la mine que je prendrai s’il me faut dire à nos invités: Ma sœur n’a pas voulu venir! — Voyons, est-ce possible?

Dansera-t-on? demanda Marguerite.

Comment veux-tu que je puisse le prévoir? C’est assez probable et je ne les en empêcherai pas! Mais, danserait-on, où serait le mal, je te prie?

Marguerite ne répondit pas; dans son âme troublée, cette question se répétait en écho: où serait le mal, en effet?

Voilà tout, chérie, reprit Claire, il n’y aura ni grande toilette à faire, ni cohue d’invités, rien qui puisse effaroucher ma timide pâquerette; ce sera une gentille réunion dont tu feras le plus bel ornement, comme ou dit en style pompeux! Allons, est-ce promis?

Je... réfléchirai, murmura Marguerite.

Quand elle rentra au jardin, après avoir accompagné sa sœur jusqu’au seuil de la porte, Marguerite se sentit incapable de jouir du coucher de soleil qui baignait les arbres d’une chaude lumière; la pensée lui vint d’aller voir son amie Annette, une pauvre jeune fille malade qu’elle visitait avec amour.

Mais pendant qu’elle suivait distraitement le chemin ombreux qui conduisait en dehors de la ville, un fouillis de pensées se heurtaient dans sa tête et, les dominant toutes, une grande tristesse l’envahissait.

Faudrait-il donc résister à Claire?

Pour rester fidèle au Sauveur qu’elle aimait depuis quelque temps comme son Sauveur, faudrait-il peiner sa sœur chérie? Ou bien, n’avait-elle pas raison, Claire, de la mettre en garde contre le danger de l’étroitesse et de l’exaltation?

Tout plaisir serait donc défendu?

Oh! comme cela paraissait étrange et nouveau à la jeune fille qui jusqu’alors avait suivi tout doucement le Maître, ne trouvant sur ses pas que des joies toujours nouvelles!

Marguerite était encore une bien jeune servante de Jésus. Quelques mois à peine avaient passé depuis le jour où, dans sa petite chambre de pensionnaire, sous l’influence bénie d’une compagne plus âgée, elle, avait «choisi la vie.»

Rentrée depuis lors à la maison, aucune difficulté ne s’était dressée devant elle. Son père l’aimait d’une affection passionnée, et trop heureux d’avoir à son foyer solitaire — car sa femme était morte depuis longtemps et Claire venait de se marier — une fraîche vision de printemps, il laissait Marguerite libre de diriger sa vie.

Celui à qui elle s’était donnée avait-il vu, dans son infinie sagesse, le danger que courait son âme?

L’heure était-elle venue où la plante fragile pouvait affronter l’orage sans en sortir brisée? Jésus le savait sans doute.

Depuis quelques semaines l’attitude de Claire avait changé. La sœur aînée avait paru désapprouver plusieurs projets que lui avait soumis Marguerite et, jour après jour, les nuages s’étaient amoncelés jusqu’à la conversation de tout à l'heure. Oh! dans cette première lutte inévitable entre le monde et Dieu saurait-elle triompher?

Cette question qui se pose tôt ou tard à tout coeur sincère «veux tu être fidèle»? saurait-elle répondre: Maître, je le serai!


II

Pauvre petite Annette! Elle, du moins, n'aurait jamais à débattre avec sa conscience un problème du genre de celui qui troublait Marguerite.

Étendue depuis des mois sur un lit de souffrances, la jeune fille — à peu près seize ans aussi, mais ses traits étirés, ses yeux trop brillants la faisaient paraître plus âgée — savait qu’elle ne s’en relèverait sans doute jamais.

Sa mère, une vaillante comme on en trouve tant parmi ces humbles femmes du peuple, avait travaillé pendant de longues veilles lassantes pour lui procurer tous les soins qu’elle réclamait. Mais rien n’avait amélioré l'état de l'enfant.

La maladie articulaire, traitée trop tard, n’avait pu être guérie, et maintenant l’anémie avait pris le dessus. Annette s’en allait, elle l’avait compris aux pleurs de sa mère, (vite cachés sous un sourire, pourtant); aux visites du médecin, de plus en plus rares et brèves, comme s’il n’y avait plus rien à faire qu’à laisser ce pauvre être maladif s'échapper d’une vie qui lui avait été mauvaise.

Les légers nuages, pareils à de grands oiseaux roses, passaient lentement sur le ciel, et de son lit, la petite malade les suivait avec ses yeux profonds. Elle était toute seule, car sa mère était allée rendre son ouvrage, mais elle ne s’ennuyait pas, elle rêvait pendant des heures, à des choses très douces qui lui mettaient toujours un sourire aux lèvres.

Marguerite entra, et dans cette pauvre chambrette sa fraîche jeunesse jeta comme un rayonnement.

Oh! Mademoiselle! s’écria Annette, que je suis heureuse de vous voir! J’ai tellement pensé à vous, aujourd’hui!

À moi? Pourquoi donc?

Je ne sais pas... Vous savez, j’ai si peu de temps devant moi maintenant que je voudrais Ie.passer tout entier à penser à ceux que j’aime....

Marguerite se pencha vers elle: Mon amie, ne dites pas cela! Je ne suis pas encore prête à l’accepter.

Pourquoi, puisque cela me rend heureuse? dit Annette de sa voix caressante.

Vraiment heureuse? Savez-vous que ce n’est presque pas naturel?

L’autre enfant, celle qui allait partir, eut un regard surpris.

Est-ce que je pourrais ne pas être heureuse de vivre désormais avec Jésus, loin de la souffrance et de la maladie?

Oui, oh! vous avez raison! Ce doit être bon de n’avoir plus à lutter!

Annette regarda son amie d’un air anxieux. Ce ton lassé ressemblait si peu à la joie confiante qui lui était habituelle. «Si j’osais vous demander, dit-elle en hésitant, il me semble que... vous avez du chagrin, Mademoiselle!... »

Elle s’arrêta, car c’était vraiment bien hardi de sa part, une telle question.

Oui c’est vrai! s’écria Marguerite. Et tenez, j’aime mieux tout vous dire, vous m’aiderez.

Alors elle raconta tout, ses hésitations, son trouble et les craintes qui venaient d’assombrir sa vie; qu’on pensez-vous? dit-elle.

Ne sera-ce pas plus mal de fâcher ma sœur en lui refusant, que d’y aller en priant Jésus de me garder?

Et puis, si c’était un grand bal, je saurais que ce n’est vraiment pas ma place, mais la danse entre cousins, comme cela... est-ce tellement mal?

Je ne sais pas, dit Annette naïvement, mais j’ai souvent pensé que la danse est une de ces choses qu’on ne peut pas faire pour Jésus.

Oui, dit lentement Marguerite, mais, me voyez-vous refusant cette soirée?

Je ne crois pas que vous puissiez refuser, reprit l’autre jeune fille. Madame Claire l’exigera, mais vous pouvez demander à Jésus de venir avec vous!

Que vous êtes originale! Expliquez-moi, je vous en prie!

Je veux dire, reprit Annette, que là aussi il faut être témoin de notre Maître. Puisque vous ne pouvez pas refuser, allez-y, mais ne dites que ce qu'il approuverait, ne faites que ce que vous pouvez faire pour Lui!

Et ne dansez pas, n’est-ce pas? Oh! vous ne savez pas quel supplice vous me proposez! Être le point, de mire de tout le salon, me mettre ainsi en avant! non, je ne puis pas!..

Un silence se fit dans la chambrette. L’une des jeunes filles livrait avec son cœur un rude combat, l’autre pensive, sa pâle figure penchée anxieusement sur son amie, attachait sur elle un de ces regards qui voient «au-delà», comme on ont ceux dont le service ici-bas est près de finir.

Oh! mon amie, que vous devez me trouver égoïste et lâche!

Mademoiselle! dit Annette d’un ton attristé, pourrais-je penser cela? Je me disais seulement que mon unique regret, en partant... serait d’avoir pu faire si peu pour Lui! C’est beau d’être forte, vaillante, de pouvoir partout Le glorifier!

Marguerite baissa la tête. Qu’étaient ses craintes devant ce pur et simple amour?

Où donc avait disparu ce regret vague, presque inavoué, qui s’était glissé dans son âme, regret de s’être donnée si tôt?

Être fidèle, partout, toujours, ne l'avait-elle pas promis avec un élan de joie profonde, au jour de sa conversion?

Et maintenant si la lutte était venue, si la route s’obscurcissait, s’il devenait plus difficile d’être un joyeux témoin, abandonnerait-elle lâchement le combat?

Oh! non, cela ne pouvait être! Par Sa force, elle vaincrait!

(À suivre)

J. MADLEN

Organe des Unions chrétiennes de jeunes filles – 20 janvier 1894





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