Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

MARTYRE ET REFUGE

DISCOURS ANNIVERSAIRE

DU TROISIÈME JUBILÉ DE LA RÉFORMATION FRANÇAISE.
PRÊCHÉ LE 29 MAI 1859 DANS LE TEMPLE DE LA MADELEINE, A GENÈVE,

Par J. GABEREL,

Ancien Pasteur.

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TEXTE. 
Épître aux Hébreux, chapitre X, versets 32, 33:

«Rappelez dans votre mémoire ces premiers jours où, après avoir été éclairés, vous soutîntes de grands combats en souffrant beaucoup, quand, d'un côté, vous fûtes exposés devant les hommes à des outrages et à des persécutions, et que, de l'autre, vous prîtes part aux maux de ceux qui étaient dans les mêmes souffrances.»


EXORDE.


En 1559, après trente années, environ, d'efforts, de labeurs et de périls, les communautés évangéliques établies sur la terre de France voulurent s'organiser plus sûrement dans l'unité de l'esprit, et resserrer le lien de la paix intérieure.

Dans ce but, les Églises réformées envoyèrent à Paris les pasteurs qui pouvaient, sans trop d'inconvénients, quitter, pour quelques jours, leurs paroisses. Le moment semblait mal choisi pour une assemblée délibérante; la persécution sévissait avec la dernière rigueur; nobles et bourgeois tombaient victimes des espions et des assassins du roi de France. Mais les pasteurs, qui, depuis tant d'années, dirigeaient les Églises sous la croix, ne songeaient guère à leurs dangers personnels, lorsqu'il s'agissait du service du Maître. Aussi, le 26 mai 1559 eut lieu la première réunion générale du clergé réformé de France.

Ce synode organisa l'Église avec une sagesse et une sévérité dignes des grands jours de l'histoire chrétienne. On forma un ensemble de lois ecclésiastiques, qui furent unanimement observées durant plus de deux siècles.

L'anniversaire de cette assemblée constituante de la réforme française n'avait pas encore pu être célébré. En effet, il faut de la sécurité et de la paix pour fêter les grands souvenirs nationaux, et l'on sait que les jours de paix et de sécurité furent bien rares pour nos frères de France.

Pouvaient-ils songer à un jubilé, lorsqu'en 1659 on préludait à la révocation de l'édit de Nantes par des interdictions illégales de leur culte?

Pouvaient-ils célébrer un jubilé en 1759? Pas mieux qu'un siècle plus tôt!

Car, tandis qu'à Paris et à Ferney on philosophait paisiblement sur la liberté de conscience, dans le midi du royaume on traquait encore les pasteurs, on punissait les délits de culte par l'amende et la prison!!

Aussi, maintenant que Dieu leur accorde le calme et la liberté religieuse, on conçoit l'empressement des Églises françaises pour fêter le souvenir de l'acte courageux qui leur donna jadis une forte et sérieuse organisation.

On comprend que nos frères de France aient demandé pour ce jour des prières et des marques de sympathie chrétienne aux Églises sœurs qui invoquent avec eux le seul Nom qui ait été donné aux hommes pour être sauvés.

Et parmi les Églises évangéliques de l'Europe centrale, en est-il une qui soit mieux placée que Genève pour fêter ces grands souvenirs?

Genève, qui doit aux missionnaires français les premières lueurs et les premières victoires de sa réformation;

Genève, qui renvoie bientôt sur la terre de France des légions de pasteurs pour étendre les croyances évangéliques;

Genève, qui, pendant près de deux siècles, chaque fois que le fanatisme ensanglante les contrées voisines ouvre ses portes et ses bras pour protéger les bannis de l'Évangile aux dépens de sa propre existence;

Genève, l'Église du Refuge, est bien placée pour fêter le Jubilé de l'Église du Martyre.

Unissons, mes Frères, nos esprits et nos cœurs dans ce rappel des jours où nos ancêtres, après avoir été éclairés, soutinrent de grands combats, et prirent part aux maux de ceux qui étaient dans les mêmes souffrances, et Dieu veuille que cette solennité soit un jour favorable pour les adorateurs en esprit et en vérité.

Amen.



§1

L'ÉGLISE DU MARTYRE.

Lorsqu'une révolution donne à un peuple une constitution libérale, on en célèbre avec enthousiasme les anniversaires. Mais, dans ces souvenirs, il y a trop souvent des pages sanglantes qu'on voudrait effacer, des journées où les plus mauvaises passions prirent la place des principes, de la liberté et de la justice.

Heureuses les révolutions, les conquêtes intellectuelles et sociales, dont l'origine et les progrès sont exempts de ces violences!

Heureuses les réformes dont les auteurs, persécutés pour la justice, savent, pour toutes représailles, bénir ceux qui les maudissent, prier pour ceux qui les maltraitent.... Le Père céleste fait lever son soleil sur leur œuvre...

Mes Frères, ce saint et glorieux souvenir est le privilège de la réformation française.

En effet, considérons-la dans son origine, sa marche, ses épreuves... Partout son esprit se montre sérieusement évangélique.

Dès le milieu du 15e siècle, dès 1450, un concert unanime de reproches s'élève au sein de l'Église romaine contre les conducteurs chargés de maintenir intact le dépôt de la foi chrétienne. Toutes les consciences droites, toutes les bouches sincères, protestent contre la corruption du clergé. Nous n'avons plus besoin de chercher dans les lettres de nos réformateurs les preuves de cette dégradation ecclésiastique; les protestations des prélats et les plaintes des saints canonisés nous suffisent.

Et pour ne parler que de notre pays... Le 7 mai 1493, l'évêque de Genève, devant tout le clergé du diocèse assemblé dans la cathédrale de Saint-Pierre, prononce ces paroles: «Nos prêtres vivent dans le monde sans gravité ni tempérance; ils sont enclins à tous les vices, et, chose honteuse, ils mènent une conduite plus exécrable que le reste du troupeau (Antoine Champion, évêque de Genève de 1491 à 95. Constitutiones synodales Genevensis, mai 1493.)

Et lorsqu'enfin Rome s'émeut à ce concert universel de récriminations; lorsqu'elle songe sérieusement à ce futur concile de Trente, qui doit réorganiser et sauver l'Église.... comment ses meilleurs amis, ses intimes conseillers, accueillent-ils ce projet (Turin, Archives de cour; Correspondances romaines, 1530; l'évêque Joseph Lanco.)? La réforme de l'Église s'avance, disent-ils, mais pour l'effectuer ne faudrait-il pas un clergé descendu du ciel? celui qui existe voudra-t-il renoncer au luxe, aux mondanités de toute espèce?»

Et ce doute était légitime, puisque 60 ans plus tard saint François de Sales a le courage d'écrire (Vie de saint François de Sales, par son neveu Augustin de Sales; édition originale, 1632, pages 216, 361, 363.): «Nos religieux font blasphémer le nom du Seigneur par les ennemis qui disent chaque jour: Où est le Dieu de ces gens-là?»

Ainsi l'arbre de vie, à l'ombre duquel tous les peuples doivent s'asseoir, a vu ses rameaux dépérir, ses feuilles se dessécher!

Qui lui redonnera la force et la vigueur? Depuis trois siècles, les héros chrétiens de l'Église de Rome se lamentent sur ces symptômes de dégradation et de mort; ils frappent sans pitié sur les vicieux et les coupables qui déshonorent le christianisme. Mais à quoi sert d'émonder, de jeter au feu les branches qui ne portent point de bons fruits, si les sources mêmes de la sainteté et de la foi sont taries!

Ah! pour redonner vigueur et force au grand arbre, il faut retrouver et ramener sur ses racines l'eau jaillissante en vie éternelle.

Oui, les eaux du puits de Jacob versées au pied de la plante de sénevé.... l'Évangile retrouvé! Voilà l'œuvre bénie, la cause véritable des succès obtenus par les réformateurs au 16e siècle.

Oui, la Bible redonnée tout entière à l'Église! la Bible traduite en langue vulgaire par des docteurs qui, plus tard, payèrent de leurs têtes le courage d'avoir remis la lumière sur le chandelier!

La Bible ne formant, plus ces énormes in-folios relégués dans les bibliothèques....

La Bible condensée en un petit format; le Nouveau Testament, qui peut se cacher dans le creux de la main; l'Évangile, que des hardis colporteurs transportent en tous lieux «sous ombre de vendre des marchandises communes!»

La Bible imprimée dès 1524 aux frais des princesses de France «pour l'édification des fidèles, sans en excepter aucun (L'édition du Nouveau Testament in-18 publiée en 1525 par Le Fèvre d'Etaples, fut imprimée dans l'espace de trois mois; les feuilles de l'exemplaire de la Bibliothèque de Genève portent les dates du tirage. L'édition de 1543, in-42, est microscopique, et nos Sociétés bibliques n'ont point atteint un format aussi exigu.).

La Bible déposée dans la salle du château, sur le comptoir du négociant, au foyer de l'agriculteur, dans le sac du soldat Voilà le levier qui remue la conscience humaine et fait chanceler tous les abus de l'Église de Rome.

Mais attribuerons-nous une espèce d'action magique à cette lecture de la Bible? Admettrons-nous un miracle positif de l'Esprit saint? Miracle par lequel des populations entièrement ignorantes ont instantanément compris les vérités du Livre de vie et discerné les erreurs qu'il condamne?

Ah! sans doute, nous ne voulons pas dire que durant ces jours de grande fermentation religieuse il n'y ait pas eu des manifestations puissantes de l'esprit du Dieu qui nous parle comme un ami s'adresse à son ami, qui éclaire la conscience et améliore le cœur!

Mais à côté de l'œuvre invisible de Dieu, il y a l'œuvre visible de l'homme, et nos réformateurs connaissaient à merveille les lois du progrès de la vérité dans ce monde. Ils savaient que pour assurer le triomphe d'une cause, il faut longtemps préparer les esprits, instruire les populations, leur présenter des croyances claires, précises; des articles de foi brefs, positifs; des bulletins, en un mot, qui puissent être compris par des hommes de toutes les classes... Aussi ces missionnaires multiplient ces feuilles volantes, ces thèses, ces placards (Turin, bibliothèque de Victor-Emmanuel II, Lettres de Marin Justignani, ambassadeur sarde, à François ITM. «Ces sectes prétendent enseigner l'Évangile dans sa pureté et prêcher la liberté chrétienne; l'hérésie pullula en France, en 1526, par le moyen de placards, de cartes contenant des affirmations contraires à la religion chrétienne.») où la vérité évangélique et les erreurs de Rome sont exposées avec autant de clarté que de précision.

Ces gentilshommes, ces étudiants, ces docteurs, se font colporteurs, ils se font maîtres d'école, ils proposent pour sujet de lecture et d'études les passages les plus saillants des Saints Livres, les pages de l'Évangile volontairement oubliées dans le rituel romain, et, nous dit un grand historien moderne, «ces évangéliques, malgré les dangers qu'ils ne bravent ni ne fuient, travaillent prudemment, mais courageusement à s'étendre. Tant qu'ils restent en petit nombre, ils se bornent dans leurs secrètes et périlleuses réunions à prier Dieu en commun, à lire les Livres Saints. Mais dès qu'ils sont assez nombreux, ils élisent un pasteur de l'école de Genève, afin qu'à la lecture de la Parole évangélique s'ajoute la prédication et l'usage des sacrements.» (Mignet, Journal des Savants, 1556 et 57; Compte-rendu des lettres de Calvin; Jules Bonnet.)

Et cette œuvre évangélique fait de tels progrès, qu'en moins de trente années les réformés de France peuvent dire comme Tertullien au sénat de Rome: «Nous ne sommes que d'hier, et déjà nous remplissons vos villes, vos campagnes, vos armées. Nous ne vous laissons que vos temples!»

Oui, cette œuvre évangélique s'avance, elle couvre le royaume entier; et voici ses gloires et ses dangers retracés dans ces immortelles paroles de Calvin (Calvin à Bullinger, Lettres latines; Jules Bonnet.):

«Il est incroyable de voir avec quelle impétuosité et quel zèle mes jeunes hommes se dévouent au progrès de l'Évangile. Ils demandent du service pour les églises sous la croix avec l'avidité qu'on met à solliciter les bénéfices du pape. Ils assiègent ma porte pour obtenir une portion du champ à cultiver. Jamais souverain n'eut de courtisans plus empressés que les miens. Je cherche à les retenir; je leur montre l'édit qui ordonne la destruction de toute demeure où le culte aurait été célébré. Je leur annonce que dans vingt villes les fidèles ont été massacrés par les populations furieuses... Rien ne les arrête, quoiqu'il faille s'attendre à des choses plus cruelles encore.»

Oui, des choses plus cruelles encore se passèrent sur la terre de France!

Mais nous ne voulons pas vous parler des échafauds et des bûchers !... Nous ne voulons pas redire cette histoire dont les lugubres pages ont été naguère si éloquemment décrites dans ce temple (Conférences de M. Ath. Coquerel fils, pasteur. Décembre 1858.).

Nous ne voulons pas rouvrir ces impérissables annales de la conscience et de la foi, où nos pères ont prouvé que rien au monde ne pouvait les séparer de l'amour que Dieu leur a témoigné en Jésus-Christ.... Il nous tarde d'en venir au grand fait historique dont nous célébrons aujourd'hui la mémoire.


C'était le 26 mai 1559. En face des gibets élevés dans les carrefours, des bûchers amoncelés en place de Grève, au milieu de ce Paris qui fourmille d'assassins, malgré ce souverain qui feint de trembler pour sa couronne et voudrait l'affermir en extirpant de son royaume jusqu'au dernier des évangéliques (Macard, pasteur de Paris, 1558. Lettre à Calvin, volume 112, Bibliothèque de Genève.), tous les députés des églises de France qui ont pu faire le voyage se rassemblent dans une obscure demeure de la capitale. Ils délibèrent trois jours, et de leurs délibérations ressort une organisation puissante et sérieuse pour l'Église de France, un code de lois assez énergiques pour soutenir la réforme dans ses plus rudes épreuves.

Et d'abord ces pasteurs, qui depuis trente années travaillent au péril de leur vie à l'œuvre évangélique, s'imposent à eux-mêmes les règlements les plus minutieux et les plus sévères; ils prennent toutes les précautions imaginables pour préserver le clergé protestant de l'ignorance et des misères morales dont Rome avait tant à souffrir.

Puis cette assemblée résume la doctrine évangélique telle que les docteurs l'ont conçue en articles formels et précis.

C'est la CONFESSION DE FOI à laquelle chacun doit soumettre son intelligence.

Cette mesure était éminemment utile. Dans ces années de lutte, la Réforme était accusée de tout renverser et de tout détruire en fait de religion. On attribuait aux protestants les plus absurdes dénégations touchant la nature de Dieu et de Jésus-Christ. On imprimait que les évangéliques permettaient, autorisaient les plus affreux désordres. Il fallait donc répondre par les affirmations les plus formelles en fait de dogme et de morale.

Et la confession de foi fut publiée.

Mais cette mesure, nécessaire tant que le protestantisme se trouvait en état de siège, cette institution éminemment défensive a fait son temps. Les circonstances ont changé, la Réforme a pris droit de cité dans l'Europe centrale; et, par un progrès lent, mais régulier, les confessions de foi, les dogmes concentrés dans quelques formules théologiques, ont cédé la place au principe de la Réforme accepté dans toute son étendue, savoir, l'Évangile librement interprété sous le regard de Dieu par la raison et la conscience de chaque chrétien.

Et vous connaissez la ville qui a précédé d'un siècle le monde protestant dans cette voie bénie de la liberté et de la tolérance.

Mais ce qui nous frappe le plus dans les actes de cette assemblée constituante des réformés français, c'est l'adoption de la DISCIPLINE ECCLÉSIASTIQUE.

La discipline ecclésiastique, c'est l'engagement irrévocable d'observer la loi évangélique dans ses plus rigoureux détails. C'est plus encore: c'est le droit conféré à des tribunaux sans appel de punir par l'amende, la prison ou la mort, les violations des ordonnances divines que les tribunaux ordinaires ne peuvent atteindre.

Cette discipline, qui va plus loin que l'Évangile, qui prétend sur cette terre punir des fautes sur lesquelles le juge suprême seul doit prononcer au grand jour des rétributions; cette discipline, inapplicable en des temps où la liberté évangélique règne sans réserve; cette discipline aurait constitué une véritable tyrannie si elle n'eût pas été l'héroïsme de l'abnégation chez des hommes qui l'acceptèrent librement et sans contrainte.

Et si les réformés du 16e siècle ont accepté librement et sans contrainte cette discipline, c'est que ses lois et ses rigueurs étaient d'accord avec leurs mœurs, leurs habitudes religieuses.

Nous n'aimons pas dans la chaire protestante faire l'éloge des vivants ni des morts, surtout lorsqu'il s'agit, comme aujourd'hui, d'affaires de famille, de souvenirs de nos ancêtres; mais lorsque dans les plus ardents adversaires de la Réforme nous trouvons des aveux et des louanges touchant les hommes du 16e siècle, nous sera-t-il permis de les prononcer après eux?

Ne pouvons-nous pas redire que dans un grand nombre de châteaux protestants, les salles, au lieu de retentir des éclats de la joie bruyante et des clameurs de la débauche, entendirent les lectures de la Bible et les chants des Psaumes?

N'est-il pas de notoriété publique dans l'histoire de France, que la droiture, la conscience, l'inébranlable probité des négociants français devinrent proverbiales?..

Le grand Colbert n'a-t-il pas, sous Louis XIV, peuplé de protestants le ministère des finances? «parce que, disait-il, il les sait trop honnêtes pour commettre la moindre faute.»

Et qui mieux que Florimond de Remond, le plus ardent adversaire de la réforme, a su décrire ce caractère: «Il semblerait que la chrétienté fût revenue à sa première innocence, et que cette sainte Réformation dût ramener le siècle d'or (De Triqueli, Florimond, VII, page 865.)».

Tels sont, mes Frères, les actes glorieux dont nous fêtons aujourd'hui la mémoire.



§ II.

L'ÉGLISE DU REFUGE.

Lorsqu'un principe, une vérité, froissent les intérêts, condamnent les erreurs et flagellent les vices du temps, bientôt les passions et le fanatisme s'unissent pour se délivrer de ce rude censeur.

Tel fut le sort des réformés sur la terre de France.

Les courtisans dissolus de Louis XIV ne purent supporter le blâme indirect qu'infligeait à leur mondanité la conduite d'un grand nombre de seigneurs protestants. Les prélats, plongés dans la mollesse de la capitale, détestaient les pasteurs fidèles à leur poste, au milieu des fatigues et des privations incessantes de leur rude ministère. La bourgeoisie se montrait jalouse de ces corporations réformées dont le travail et l'industrie avancée enrichissaient les cités et fécondaient les campagnes. Aussi, bientôt la jalousie du peuple, la rancune des nobles, le fanatisme du clergé, la bigoterie superstitieuse du souverain, anéantirent les libertés octroyées aux.protestants par Henri IV, en 1598. Un siècle plus tard (1685) on enlève aux réformés tous leurs emplois; on leur interdit de se réunir pour adorer Dieu en esprit et en vérité; on tourmente les vieillards et les mourants pour obtenir des abjurations; on jette les morts à la voirie; on s'empare des enfants pour leur apprendre à détester, à renier la foi de leurs pères; on livre le foyer domestique aux brutalités des soldats, et lorsque l'existence est devenue intolérable, et que les réformés prennent le parti de quitter un séjour plus dangereux qu'une province ravagée par l'ennemi, on use à leur égard d'une cruauté inconnue même à l'Inquisition espagnole; on les traque comme des bêtes fauves, on leur interdit la sortie du royaume sous peine des galères et de la vie.


Alors l'Europe est témoin d'un spectacle dont l'histoire du monde civilisé n'offre aucun autre exemple.

Trois cent mille citoyens qui abandonnent terres, châteaux, négoce, fonctions honorifiques, professions lucratives, métiers, fabriques et chaumières, pour chercher à l'étranger le privilège d'adorer l'Éternel selon leur conscience!!!

Trois cent mille fugitifs! Bon Dieu! lorsque de nos jours quelques centaines de proscrits passent les Alpes pour échapper au despotisme, nous épuisons notre sympathie!

Trois cent mille fugitifs! Et la première étape de la première armée de ces infortunés, c'est Genève, pauvre petite ville de 17,000 âmes! Genève, cité sans territoire, sans soldats, sans forces extérieures! C'est à Genève que les réfugiés affluent d'abord par centaines, bientôt par milliers... Et la charité de nos pères prévient tout, supporte toutes les misères matérielles et religieuses. Mais bientôt, aux obligations de l'hospitalité donnée à trois mille réfugiés, se joignent les dangers politiques les plus sérieux. Le despote qui décime ses sujets ne peut souffrir que cette infime cité devienne l'asile des victimes de son fanatisme. Le puissant Louis XIV ne se plaindra pas de l'hospitalité de la Prusse, de la Hollande, de l'Angleterre; mais à la petite Genève il adresse les plus arrogantes menaces; il envoie des troupes à la frontière; il anéantira la ville protestante si elle continue à servir de refuge à ses frères en la foi.

Alors que font les magistrats, les pasteurs, les citoyens genevois?

Afin de conserver le privilège d'être écrasés, ruinés par ces flots incessants de voyageurs, ils déploient la ruse, la diplomatie, qu'on met ordinairement en œuvre pour s'assurer des plus grands avantages politiques et matériels. Ils feignent d'obéir aux injonctions de Louis XIV; et c'est lorsque le nombre des réfugiés à Genève dépasse trois mille; c'est lorsque, dans les demeures spacieuses de la cité, comme dans les petits appartements du faubourg, il n'y a plus une place disponible; lorsqu'ainsi chaque foyer genevois prend sa part de cette héroïque charité... — alors seulement ils engagent les derniers venus à passer sur le territoire helvétique, afin de jouir de la large et puissante hospitalité de Berne, de Neuchâtel, de Zurich et de Bâle.

Mais, dira-t-on, cette colossale émigration fut passagère. Le sacrifice d'une ville de 17,000 âmes, qui soutint 3000 réfugiés, dura peu.... quelques semaines, deux mois au plus!

Mes Frères! cette émigration commença au mois d'octobre 1685, et les cohortes d'exilés furent si nombreuses et si pressées, que, quinze ans plus tard, en 1700, notre ville entretenait encore ses 3000 réfugiés.

Et ce qui relève cette œuvre, ce qui lui imprime un caractère éminemment chrétien, c'est que ni bourgeois, ni magistrats, ni pasteurs, ne songent à s'applaudir, à se faire un mérite de ces sacrifices inouïs. Pas le moindre éloge dans les actes officiels, les mémoires et les prédications du temps. Cet héroïsme de la charité, ce martyre du devoir, demeure tellement caché en Dieu, que ces faits, qui devraient être transmis de génération en génération, comme nos plus beaux titres de gloire nationale, sont à peine connus de nos jours, à peine mentionnés dans notre histoire.

Ah! la cité du refuge de 1700 était bien la digne héritière de ceux qui, un siècle auparavant, avaient tout souffert pour adorer le Dieu de l'Évangile en pleine liberté de conscience.

Au mois de décembre 1805, dans une des cérémonies du sacre de Napoléon Ier, un vénérable et courageux pasteur genevois, qui présidait la députation des Églises de France, remercia l'empereur de la garantie formelle qu'il avait donnée à la liberté religieuse, en présence de tous les représentants du monde civilisé.

Napoléon Ier répondit ces immortelles paroles: «Je maintiendrai la liberté des cultes, car l'empire de la loi finit là où commence l'empire indéfini de la conscience.»

Mes Frères, cet empire indéfini de la conscience, cette liberté, qui atteint les plus intimes profondeurs de l'âme humaine, où existe-t-elle aujourd'hui entière, complète, sans réserve?

La France possède-t-elle cette liberté de conscience?

Ah! sans doute, dans les temps qui ne sont plus, une législation imparfaite en matière religieuse était noblement interprétée par des hommes amis de toutes les libertés sociales et politiques.

Sans doute aujourd'hui les plus hautes intelligences, les grandes corporations chargées des progrès de la science et de la pensée, demandent et conservent la liberté de conscience.

Mais pourquoi de si pénibles contrastes? Pourquoi cette magistrature française, la première du monde lorsqu'il s'agit de sauvegarder les intérêts civils et matériels; pourquoi ces nobles légistes, lorsqu'ils prononcent sur des questions religieuses, oublient-ils parfois que l'empire de la loi finit là où commence l'empire indéfini de la conscience?

Est-ce sur la terre allemande que nous trouvons la liberté de culte pleine, entière, sans réserve?

Hélas! que d'abus d'autorité, que de despotisme en affaires religieuses, que de restrictions misérables, ridicules même au droit de servir Dieu selon la conscience et la foi de chaque chrétien.

Est-ce dans notre Suisse que règne la liberté de conscience?

Hélas! même sur cette terre natale de la liberté politique, il faut savoir que dans certains cantons on prétend encore aujourd'hui forcer les parents à donner à leurs enfants un baptême qui répugne à leurs opinions religieuses!

Et même chez nos plus proches voisins, c'est d'hier seulement qu'on a consacré dans la loi cette liberté religieuse illimitée que la conscience et le cœur du peuple vaudois réclamaient avec autant de dignité que de constante énergie.

Ah! puisque l'empire indéfini de la conscience est un privilège si tardif, si pénible à obtenir, ne rendrons-nous pas hommage à cette Savoie, à ce Piémont, naguère imbus des idées ultramontaines les plus étroites, et transformés si rapidement à l'exemple des pays les plus libres du monde? — Oui, c'est un beau spectacle que de voir un souverain, des hommes d'État, pénétrés des saines libertés de notre siècle, établir en moins de dix ans cet empire indéfini de la conscience, et briser les entraves séculaires de la pensée et de la parole.

Et toi, Genève! qui as devancé d'un siècle l'Europe civilisée dans la proclamation de cet empire indéfini de la conscience:

Genève, où dès lors a régné cette liberté de pensée, de paroles, d'associations et de culte, n'as-tu rien à faire pour sauvegarder ce trésor?

Ne voudras-tu pas mettre tes sentiments intimes d'accord avec la liberté légale?

Genève, tu possèdes la liberté de pensée! Dieu nous donne de voir en ton sein la raison, le bon sens, la modération, la plus élémentaire équité, diriger les partis! Dieu veuille que désormais les opinions sincères ne soient plus considérées comme des notes de blâme, et les services rendus comme des motifs d'exclusion!

Genève, tu possèdes la liberté des cultes! Dieu nous donne de voir les jours où toute manifestation chrétienne, tout acte religieux, raisonnable et sincère, soit accepté comme un symptôme favorable, sans acception de temple ni de personnes!

Genève, tu possèdes la liberté de conscience! Dieu veuille que tous les hommes de franche volonté s'unissent pour combattre l'implacable adversaire de la liberté, celui qui se sert des bénéfices actuels de l'indépendance pour mettre plus tard la pensée et la conscience à la chaîne!

Nos pères, avec leur foi, leur invincible espérance, ont gagné leur part de liberté sous le soleil de justice. Dieu veuille que dans cent années, dans ces mêmes temples, nos arrière-neveux rendent de nous ce témoignage, que par notre charité nous avons marché dans la voie qui est de beaucoup la plus excellente, et transmis, sans tache incorruptible, le glorieux héritage des temps qui ne sont plus!