Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !
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Mars 2016

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LE

CULTE DE MAMMON


SERMON

Prêché dans le temple de Saint-Gervais le8 Septembre 1859

JOUR DU JEUNE GENEVOIS


J. COUGNARD

Pasteur à Genève

GENÈVE

IMPRIMERIE RAMBOZ ET SCHUCHARDT

1859



On m'a demandé de publier ce discours, qui n'était nullement destiné à l'impression. II fait suite, en quelque sorte, à un précédent sermon de Jeûne, où j'avais montré que  l'amour de l'argent est un piège pour la délicatesse et la probité, ce qui expliquera au lecteur pourquoi cette considération importante n'a pas trouvé place dans les pages qui suivent. Puissent-elles, avec l'aide de Dieu, produire quelques bons effets dans les âmes! 

Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon.

Matth. VI, 24.


Mes bien-aimés Frères,

Dans ce jour institué par nos ancêtres pour inviter toute âme chrétienne à se recueillir et à se juger devant Dieu; dans ce jour où notre Église se rassemble pour sonder elle-même ses plaies et celles de la nation; dans ce jour où vous attendez de vos conducteurs spirituels une franchise et une sévérité plus qu'ordinaires, mon devoir m'appelle ou bien à vous présenter un tableau général de l'état de la foi et des mœurs dans notre patrie, ou à vous signaler quelque tendance funeste, quelque désordre saillant, quelque symptôme alarmant pour la piété et la moralité publiques. 

C'est à ce dernier parti que je m'arrête, et je n'étonnerai personne dans cette assemblée en vous dénonçant le culte de Mammon, c'est-à-dire l'amour de l'argent et des jouissances matérielles, comme une passion presque universelle, et qui exerce assez de ravages dans nos sentiments et dans nos mœurs pour attirer notre attention dans un jour tel que celui-ci. Je ne sais même si je pourrais trouver un sujet plus important, plus actuel que celui que je vous propose; un sujet qui touche à plus de plaies morales et qui résume plus de maux et plus de dangers que celui-là.

L'amour de l'argent, la poursuite des intérêts matériels, la passion de se pousser sur l'échelle de la fortune et des jouissances
Ah! mes Frères,
avouez que le mal est grand parmi nous; d'autant plus grand qu'il n'atteint pas seulement les incrédules et les indifférents! 

Hélas! ce vent pestilentiel de matérialisme pénètre partout et atteint même les âmes auxquelles pourtant la religion est chère. Il est si difficile de ne pas respirer plus ou moins l'air du siècle! 
Insensiblement, presque involontairement, on s'occupe de ce qui occupe le monde, on s'intéresse à ce qui l'intéresse, on jouit de ce dont il jouit, on estime ce qu’il estime; et quand ce sont les intérêts matériels qui envahissent tout, on est envahi soi-même par les in
térêts matériels. Voilà ce qui nous menace; et, encore une fois, le mal est déjà si grand que la chaire chrétienne manquerait à son mandat si elle ne le signalait pas et ne jugeait pas. Elle y manquerait surtout dans un jour comme celui-ci, où nous n'avons pas seulement en vue l'état moral et le salut de l'individu, mais encore l'état moral et le salut des familles et de la patrie.

Je n'attaque pas, cela va sans dire, cette honnête et légitime recherche de l'argent qui est pour la grande majorité des hommes une nécessité et un devoir. Nous nous entendons bien: j'attaque la passion des richesses, la fièvre d'argent à tous ses degrés, et je dis qu'un homme qui a cette fièvre-là, dont vous connaissez fort bien les symptômes et les effets, ne peut ni servir Dieu chrétiennement, ni être heureux, ni concourir au bonheur des autres.

Oh! puissé-je, dans ce jour si plein de souvenirs et d'émotions religieuses, faire entrer la persuasion dans vos cœurs et gagner la cause du spiritualisme qui est celle de Jésus-Christ, celle de la patrie et celle de votre salut!

La base de la religion pratique, la condition du progrès religieux, le mobile de l'amélioration du cœur et de la vie, c'est l'union de l'âme avec Dieu. L'homme qui pense à son Créateur et qui aime à se recueillir devant lui; l'homme qui, au milieu de ses occupations, de ses délassements, de ses joies et de ses chagrins, sait élever son esprit vers l'Esprit infini dont l'amour et la sagesse gouvernent le monde, cet homme-là est sauvé, car il est impossible que cette union de l'âme avec Dieu ne produise pas de bons sentiments et une bonne conduite; il est sauvé s'il est vrai que le premier et le plus grand commandement soit celui-ci: Tu aimeras le Seigneur ton Dieu.

Mais un homme qui se lève et qui se couche la tête remplie de pensées, de désirs et de projets tout terrestres; qui aime avant tout l'argent et ce que l'argent procure; qui songe sans cesse aux moyens d'augmenter sa fortune et ses jouissances; qui regarde chaque jour aux quatre côtés du ciel pour y chercher un signe qui puisse servir de base à quelque spéculation, — un tel homme peut-il être uni à Dieu par la pensée, par le cœur et par la volonté?

Sa pensée! 
Mais elle se fatigue à rêver un bonheur où Dieu n'entre pour rien, et, par conséquent, l'idée de Dieu ne se trouve même pas sur son chemin.  Son cœur! 
Mais il est tout entier aux biens de ce monde. Dans ses espérances, dans ses joies, dans ses déceptions, Dieu n'a point de place. Par quel côté, je vous le demande, ces choses-là touchent-elles à 
Dieu? 
Sa volonté! 
Elle est trempée, tenace, énergique, mais employée à quoi? À devenir homme? Non, mais à devenir riche. Quel rapport entre ce but et celui que Dieu assigne à notre existence?

Un tel homme peut fort bien, à un certain point de vue, mériter l'estime générale. Il peut fort bien craindre Dieu ou l'opinion publique, assez pour éviter le crime, le désordre et l'indélicatesse. Mais si le christianisme est une vie spirituelle produite par le contact de l'âme avec Dieu, cet homme-là n'est certainement pas chrétien.

Il pourra bien peut-être s'imaginer qu'il l'est, et, le dimanche, par exemple, qui n'est pas un jour d'affaires, se rendre dans un temple et y assister au culte divin. 
Mais ce ne sont pas les formes qui font le chrétien: c'est l'esprit et la vie, et quand on n'a pas un temple dans son cœur, ce qu'on vient faire au temple est bien froid, bien stérile, bien mort. 
Ce qu'on y fait n'est pas en harmonie avec l'activité ordinaire. 
C'est une parenthèse religieuse dans une phrase mondaine. 
C'est le nom de Dieu dans une page de chiffres.... 
Qu'est-ce que cela pour l'âme et sa destinée? Rien. Une heure après qu'il est sorti du temple, cet homme est déjà ressaisi par ses intérêts temporels et ne pense plus à autre chose.

0 mes Frères, vous qui n'êtes pas à ce point dévorés de cette fièvre, mais qui pourtant ne vivez pas impunément dans ce siècle d'argent, de luxe et de jouissances, ne sentez-vous pas souvent que tout cela vous distrait de Dieu, alanguit vos prières et vous rend le recueillement difficile? Ces symptômes ne vous alarment-ils pas? 
Ah! prenez-y garde! Vous êtes dans une voie où l'on ne rencontre plus Dieu que rarement, et, pour un être intelligent, pour un être qui a une conscience et qui doit rendre compte, oublier Dieu c'est déchoir, et cette déchéance est une pente sur laquelle on glisse d'une manière rapide et terrible.

Quand on néglige le premier et le plus grand commandement, est-il besoin de dire qu'on néglige aussi bientôt le second qui lui est semblable? 
L'amour des hommes peut-il exister longtemps, peut-il être ardent, constant, actif, dans un cœur qui est détaché de Dieu, c'est-à-dire détaché du principe du devoir et du dévouement? 
Tout se tient dans la religion et
dans l'âme humaine, et quand on est préoccupé du désir d'amasser, de briller, de jouir, le même désir qui fait négliger Dieu, fait aussi négliger les hommes; car ce désir fait qu'on ne pense qu'à soi et à sa position dans le monde. Matérialisme et égoïsme! deux frères qui se donnent la main et qui étouffent ce sentiment divin, ce généreux besoin des belles âmes: la charité.

La charité! Eh! comment avoir le désir de faire du bien si vous êtes tout occupés de vous-mêmes, si vous ne cherchez pas les occasions de connaître les souffrances de vos frères? 
Ah! il faut avoir au cœur de la sollicitude chrétienne, il faut s'intéresser aux malheureux, pour trouver ceux qui sont vraiment dignes d'intérêt et pour s'émouvoir de leurs peines. Si vous ne voyez que ceux qui s'affichent, vous avez un bandeau sur les yeux; vous passez à côté des plus poignantes misères sans les connaître; vous vivez entourés de douleur sans vous en douter, et vous n'apercevrez tout cela que lorsque vous détournerez un peu vos yeux de vos intérêts pour les fixer sur la condition des autres hommes.

La charité! Eh! où trouver les moyens de faire du bien quand on a tant de besoins factices qu'on met au rang des nécessités de la vie? quand on regarde la simplicité comme une dégradation; quand on croit se devoir à soi-même de faire une certaine figure dans le monde; quand on redoute comme de grands malheurs la médiocrité et l'obligation du travail. «Il faut que je vive comme on vit dans ma position. Il faut que mes enfants aient chacun telle fortune. Ils ne doivent pas déchoir.» Allez parler de pauvres à un tel homme, qui se trouve pauvre lui-même et qui se tourmente de sa pauvreté factice tout autant que si elle était réelle!

La charité! Ah! quand on veut être utile, faire du bien selon ses facultés et ses forces, vivre d'une vie dévouée, bénie de Dieu et des hommes; quand on se propose ce noble but, on ne peut l'atteindre qu'en rompant avec le matérialisme sous toutes ses formes. 
Le luxe dans les demeures, le luxe dans les vêtements, la recherche dans les aliments, le besoin de dissipation et de plaisir, tout cela engloutit beaucoup d'argent, et tout cela, par conséquent, coupe les ailes de la charité. Quand on ne sait se priver de rien, dans quelque position que l'on soit, on ne donne rien.

Et c'est un fait malheureusement constaté que ce refroidissement des cœurs qui s'opère parmi nous. De toutes parts s'étalent aux yeux des signes de prospérité matérielle. On voit sortir de terre des édifices et se créer partout des établissements qui prouvent l'existence de grandes ressources. À voir les habitudes et l'apparence extérieure de la population, on peut croire que l'aisance est plus générale qu'autrefois. Et pourtant se fait-il plus de bien? 
La charité augmente-t-elle avec la prospérité? Loin de là. On s'accorde plus d'éclat, plus de sensualité à la maison, plus de plaisirs au dehors, et l'on s'accorde d'autant moins la plus vive, la plus pure et la plus chrétienne des joies, celle d'aider son prochain au prix de généreux sacrifices.

Il y a une chose pénible à dire, mais que je dirai cependant aujourd'hui, une chose qui montre mieux que toutes les autres combien nos principes s'affaiblissent: c'est que les femmes de toutes conditions devancent souvent les hommes sur le chemin de la dissipation. Il y en a toujours plus qui renient cette simplicité, cette solidité de caractère qui distinguait jadis la femme genevoise et que tout le brillant extérieur ne remplacera jamais.

Quelle chute! La femme, dont la mission providentielle est la charité, l'affection dévouée pour tout ce qui souffre sur la terre; la femme, à qui Dieu a remis tout spécialement le département des misères humaines, parce qu'elle seule apporte à cette œuvre la douceur, la patience et les soins délicats qu'elle exige, — la femme protestante qui ne veut pas de sœurs de charité, parce qu'elle veut l'être elle-même, parce qu'elle ne veut pas exercer par procuration ce saint et beau privilège quand la femme, créée pour ces humbles dévouements qui font tant de bien dans le monde, néglige cette mission sublime pour s'occuper des mesquins intérêts de la vanité; quand elle pense avant tout à briller et à faire admirer ce qu'il y a de moins admirable en elle; quand, à l'heure de donner sa dernière pite aux pauvres, comme la veuve de l'Évangile, elle devient dans sa maison une source de dépense et par conséquent d'avarice, — alors, mon Dieu! qui aimera? qui se dévouera? Qui entretiendra dans le monde le divin flambeau de la charité?

Ah! Dieu soit loué! il y a encore parmi nous des femmes chrétiennes qui se souviennent de Marthe, de Marie et de Dorcas, et dont le cœur nourrit la flamme céleste du dévouement. Mais l'esprit de cupidité et de folie agit profondément sur les âmes et y développe un effrayant égoïsme. 

Frères et sœurs en Jésus-Christ, veillez sur vos cœurs et ne vous laissez pas détourner de la loi royale! Gardez l'amour de Dieu! gardez l'amour des hommes! Ces biens-là valent mieux que tout l'or et que tous les plaisirs du monde!

Une passion qui vous attache aux intérêts matériels et vous détourne de la source éternelle du beau et du bien, ne peut pas vous rendre plus heureux. 

L'homme ne vit pas seulement de pain. 
Dieu vous a faits trop grands, mes Frères, il vous a donné un cœur trop profond et trop avide pour que vous puissiez trouver le bonheur dans les satisfactions des sens et de la vanité. 
L'argent peut fournir à votre corps le vivre et le couvert; il peut vous donner un éclat et une influence que le monde envie, mais les joies les plus pures, les plus nécessaires à l'homme, ne s'achètent ni ne se vendent, et la poursuite ardente des richesses, au lieu de vous rapprocher de ces joies-là, vous en éloigne et vous rend incapables de les goûter.
Faut-il vous le démontrer, mes Frères? 
Est-ce que votre expérience personnelle, peut-être, et à coup sûr vos observations journalières sur les personnes dont vous pouvez connaître les sentiments et la vie; est-ce que la vue seule de cette foule
 cupide, qui se presse sur toutes les routes de la fortune, ne vous a pas fait dire cent fois en vous-mêmes: Il faut gagner pour vivre et non vivre pour gagner? Les vrais biens de l'homme, les biens supérieurs que son âme réclame dès que son corps n'a plus faim et froid, il les trouve en lui-même, dans sa famille et dans sa patrie, — et ces biens-là, l'argent ne les donne pas et l'amour de l'argent les repousse loin de nous.

L'amour de l'argent rabaisse l'homme et lui ôte la paix et la liberté. 
On peut être pauvre, humble, ignoré; on peut être une de ces innombrables personnes qui font de leurs deux mains l'œuvre mécanique de l'humanité, et avoir cependant toute la grandeur morale de sa nature. On peut être droit, pur, utile, dévoué, — et qu'y a-t-il de plus beau et de plus noble que cela, dans un état et sous un habit quelconque? 

Mais qu'y a-t-il de plus mesquin, de plus étranger à la dignité humaine, qu'un être qui ne voit de grandeur que dans l'argent et de bonheur que par l'argent; qu'un être qui emploie toutes ses facultés, toute son âme, toute sa vie à acquérir des richesses, pour jouir de cette considération grossière que le vulgaire accorde à la fortune, ou peut-être pour se procurer des jouissances encore plus indignes d'une créature supérieure? Est-ce là votre vocation, mes Frères?

Est-ce à cela que Dieu destinait cet admirable ensemble d'intelligence, d'imagination, de sensibilité, de forces physiques et morales qui distingue l'homme? 
Ah! quand on se méconnaît ainsi soi-même, on doit s'attendre à une immense déception, et cette déception est si intimement unie à la possession des biens matériels et des avantages mondains, qu'elle se lit sur le front de ceux qui en font leur vie et qu'on la respire dans leurs maisons et jusque dans leurs fêtes. 
Où trouve-t-on plus d'ennui, plus de dégoût de la terre, plus de scepticisme à l'endroit du bonheur, que chez ces heureux du siècle qui ont tout ce que les autres désirent? Et quelle agitation, quel trouble, quelle fièvre perpétuelle chez ceux qui poursuivent ce nuage doré et ne peuvent réussir à l'atteindre! Oh! que de misères et quelle servitude dans cette recherche passionnée! Et c'est pour être heureux qu'on ajoute des besoins factices aux besoins déjà si impérieux de la nature. Et c'est pour être heureux qu'on se soumet à ce travail ardent qui ne produit rien pour l'esprit, rien pour le cœur, mais tout pour la vanité, la sensualité et la dissipation! C'est pour être heureux qu'on remplit sa maison de bruit et de superfluités, au détriment des vrais biens que Dieu y avait cachés et dont on ne sait pas jouir!

0 mes Frères, les vrais biens, ceux que rien n'égale et que rien ne remplace, ceux qui sont la première condition du bonheur et qui tiennent la plus grande et la plus sainte place dans l'existence; ceux qui coûtent le moins et qui sont après le ciel ce qu'il y a de plus nécessaire aux cœurs droits et purs; — les vrais biens sont dans la famille, et l'amour de l'argent les trouble, les ternit et souvent les sacrifie misérablement aux plus grossiers avantages.

Ah! c'est ici, mes Frères, que le mal est grand, si grand que le cœur se serre quand on se retrace les douloureux tableaux que vous ne connaissez que trop, tous tant que vous êtes.

Combien de familles où des questions d'intérêt entretiennent des divisions déplorables, qui séparent ceux que la nature a unis par les liens les plus sacrés!
Combien de familles qui pourraient jouir d'un bien-être humble et paisible, et que la fièvre du gain maintient dans une agitation et dans des angoisses perpétuelles!
Combien de familles d'où l'intimité, la confiance, les joies domestiques sont bannies par la préoccupation exclusive des affaires, ou par les soucis d'un coûteux train de vie!
Combien de familles qui se forment, non sous l'inspiration de l'affection et de l'estime, mais sous l'impulsion de la cupidité et de l'orgueil, et qui, nées comme une association commerciale, donnent tout ce que peut donner la fortune et rien de ce que le cœur seul peut donner!

Quelle pitié que de voir ainsi profaner ce qu'il y a de plus doux et de plus sacré sur la terre! 
La famille! ce foyer des affections pures, profondes, éternelles! 
La famille! cette aspiration de la jeunesse, cette joie de l'âge mûr, cette consolation de la vieillesse, cet appui précieux dans la douleur, dans la maladie et dans la mort! 
La famille! ce refuge où le cœur vient s'abriter après le travail et la lutte; où il oublie la malice et les injures du dehors; où il se recueille avant d'aller braver les orages du monde! 
La famille a été battue par le vent desséchant de l'avarice. Ce souffle impur a pénétré dans le sanctuaire du bonheur, et y a flétri les plus belles fleurs du coeur et de la vie!

Et que sera-ce donc de cette autre famille moins intime, mais sacrée aussi, qui se nomme la patrie!
Le patriotisme résistera-t-il, peut-il résister à l'amour des richesses et des jouissances matérielles? 
Ces passions vulgaires sont-elles compatibles avec les vertus civiques, et surtout avec ce dévouement ardent, avec cet attachement indestructible qui anima dans tous les temps les vrais citoyens, et qui est le plus ferme rempart d'une nation? Est-ce le matérialisme qui dictait au Juif exilé sur les riches bords de l'Euphrate, ce cri sublime: Jérusalem, si je t'oublie! Non, mais c'est le matérialisme qui souffle au cœur envahi par les intérêts mondains cette basse maxime: Là où on est bien, là est la patrie! 

Ah! mes Frères, où en serions-nous et que deviendrions-nous, si la patrie n'était pas pour nous autre chose! Il faudrait démolir ces temples où se rassemble aujourd'hui la vieille Genève. Il faudrait voiler ce monument où nous avons inscrit les noms des martyrs de l'Escalade.

Mais non, nous n'avons pas dégénéré à ce point; je puis le dire même en un jour comme celui-ci. Notre patriotisme est peut-être entamé, mais il n'est pas éteint. Sur toute la surface de la terre, partout où la science, le commerce ou l'industrie ont conduit un enfant de l'antique république, demandez-lui où est sa patrie. Ce n'est pas le pays où il mange, boit et dort, c'est la ville lointaine aux bords des eaux limpides; c'est la ville des vieux souvenirs, des vieilles célébrités et des vieilles libertés, c'est Genève où il reviendra si Dieu bénit son intelligence et son travail.

C'est que nous avons une patrie, mes Frères. La ville que vous habitez n'est pas une localité quelconque peuplée de trente ou quarante mille âmes. C'est une cité qui a un passé, un nom dans l'histoire, et de la gloire de quoi en couvrir tous ses enfants. Ce n'est pas seulement le pays qu'ont habité vos ancêtres, le pays qui est le siège de vos affaires et où demeurent vos parents et vos amis. C'est le pays de la Réforme et des lumières; c'est la ville du Refuge, la vieille, orageuse et illustre république. C'est Genève, enfin, car ce nom dit tout, et il n'y en a pas tant sur la terre qui aient une si claire signification.

Vous avez une patrie, mes Frères, et le titre de citoyens de Genève est un si bel héritage, il vous impose une si honorable responsabilité, que tout ce que je vous demande, c'est de vous rappeler ce que vous êtes et ce qu'est votre pays. Oui rappelez-vous, mes Frères....

Est-ce l'argent qui a fait l'honneur et la gloire de notre patrie? Est-ce le luxe qui lui a donné son rang parmi les nations? Est-ce une ville de confort et de plaisir que les puissances ont honorée en lui rendant son indépendance? Ah! si elle n'avait été qu'une place commerciale, on ne se fût pas occupé d'elle, et on l'eût bien laissée, petite ville de province, ensevelie dans un grand empire. Et si jamais l'argent devenait sa divinité nationale et le seul appui de son indépendance; si elle perdait le lustre que lui ont donné la religion, les mœurs et la science; si ses enfants, oubliant ses traditions intellectuelles et morales, réussissaient à en faire une ville comme les autres, une ville de faiseurs d'or, une ville où l'on gagne, où l'on joue, où l'on brille, où l'on s'amuse; — alors il n'y aurait plus de Genève; le monde ne la reconnaîtrait plus que dans l'histoire, et l'immense intérêt qui s'est attaché si longtemps à cette cité s'éteindrait bien vite, quand on y verrait l'esprit étouffé sous la matière.

0 mes Frères, travaillez, entreprenez, fabriquez, bâtissez, prospérez — ce n'est pas là qu'est le mal, mais au nom de vos âmes, de vos familles et de votre patrie, ayez une vie supérieure qui se ranime après les affaires, et qui soit votre vraie vie; ayez un intérêt digne de votre nature! digne de votre bourgeoisie terrestre et de votre bourgeoisie céleste, un intérêt qui vous élève au-dessus de la sensualité, du luxe et de mesquines prétentions mondaines. 

Aspirez à laisser sur la terre autre chose qu'un grand capital. 
Est-ce là tout ce qu'ont laissé vos pères? 
Est-ce là ce qui a fait l'auréole de leur patrie? 
Est-ce là que doivent se borner les vœux d'un homme et d'un chrétien?

0 Dieu! est-ce donc en vain que ton Fils a réhabilité la pauvreté, la simplicité, l'humilité sur la terre? 
Est-ce en vain qu'il nous a proposé de plus nobles satisfactions que celles des sens et de la vanité? 
Est-ce en vain qu'il nous a révélé la vraie vocation, la vraie patrie, le vrai bonheur et la vraie dignité de l'homme? 

Les rachetés de Jésus-Christ renieraient-ils la vie spirituelle dont quelques étincelles ont suffi pour faire d'eux ce qu'ils sont maintenant? Si une telle chute doit attrister le ciel, oh! du moins que ce ne soit pas nous qui en donnions le spectacle! Que la terre sainte de la Réforme et des martyrs reste digne de ses souvenirs et de ses morts! Que ton Esprit y vive et y agisse! qu'il y entretienne le feu sacré dans les cœurs et dans les intelligences! qu'il ranime les cendres assoupies, et que le foyer de vérité et de charité qui a brillé dans nos murs, ne s'y éteigne qu'avec la vie du dernier enfant de Genève!