Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

ÉPÎTRE AUX ROMAINS

INTRODUCTION

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Paul tint parole aux Corinthiens. La dernière lettre qu'il leur adressa, celle-là précisément que nous venons de lire, fut suivie de près d'une visite aux églises de la Grèce (Actes XX, 2 suiv.), parmi lesquelles celle de Corinthe était la plus importante à cette époque. Il passa trois mois dans ces contrées, et il est probable qu'une bonne partie de ce temps fut consacrée à un séjour dans la capitale de l'Achaïe. Ce séjour tomberait au printemps — d'après nos combinaisons chronologiques ce serait celui de l'an 60 — car bien avant la Pentecôte l'apôtre était déjà de retour en Asie et se proposait de passer la fête à Jérusalem (Actes XX, 16). Nous ne savons absolument rien sur ses rapports ultérieurs avec l'église de Corinthe. Nous ignorons si la paix et l'ordre y furent rétablis et les abus corrigés. Comme, à quelques dizaines d'années de là, Clément de Rome se trouve dans le cas d'adresser aux Corinthiens des exhortations analogues à celles que leurs discordes intestines avaient autrefois provoquées de la part du fondateur de leur communauté, il faudra bien penser que le mal n'avait point été extirpé avec la racine. C'est que la maison de Dieu n'est pas édifiée en un seul jour et que les espérances enthousiastes des premiers continuateurs de l'œuvre évangélique ont été hors de proportion avec la mesure des temps que les desseins de la Providence s'étaient réservés pour leur accomplissement. Mais si l'effet ne fut pas immédiatement en rapport avec le zèle qu'ils avaient mis à l'amener, leur prédication et leur exemple n'ont pas été perdus pour l'humanité et continuent à porter des fruits plus riches peut-être que ceux qu'ils ont pu autrefois récolter directement.

Cependant quel qu'ait été l'accueil fait à Paul à Corinthe lors de cette dernière visite, il est certain qu'il ne s'y préoccupait pas exclusivement des intérêts actuels de cette église particulière. Ses pensées se tournaient de préférence vers l'avenir, et son infatigable activité cherchait au loin un nouveau champ à exploiter. En effet, il pouvait contempler avec satisfaction celui qu'il avait cultivé jusqu'ici. Il avait jeté la semence de l'Évangile dans une grande partie du monde civilisé. Depuis Jérusalem jusqu'en Illyrie (Rom. XV, 19), de nombreuses et florissantes communautés avaient été fondées par lui, et commençaient déjà à faire rayonner la nouvelle lumière dans leurs cercles respectifs. Sa tâche à lui, telle qu'il se l'était imposée, pouvait lui sembler accomplie quant aux régions qu'il avait parcourues. Mais son horizon géographique était plus vaste, l'empire romain plus étendu. Son centre surtout, la capitale, vers laquelle convergeaient alors tous les mouvements de la vie publique, attirait son attention et promettait à ses forces non encore épuisées un emploi digne de son génie et de son courage. Il venait de ramasser, dans les églises de l'Asie et de la Grèce, des sommes d'argent, assez considérables à ce qu'il paraît, qu'il destinait aux chrétiens de Jérusalem, généralement peu aisés dans l'origine et appauvris encore par un système d'économie sociale des plus mal combinés (Actes II, 45; IV, 32), et dont les effets paraissent avoir été rendus irrémédiables par des calamités publiques (ibid., chap. XI, 28 suiv.). Il se proposait de leur apporter lui-même le produit de cette grande collecte organisée par ses soins, soit pour réparer, autant qu'il était en lui, les torts qu'il avait eus autrefois envers les fidèles de la métropole lorsque, poussé par un fanatisme aveugle, il se mettait au service de la persécution officielle, soit pour prouver, par cet acte de fraternelle charité, combien peu il méritait les soupçons et l'inimitié de ceux qui voyaient en lui un apostat. Ce voyage de Jérusalem devait être en même temps l'occasion d'une série de visites d'adieux, après lesquelles il comptait se rendre à Rome, afin d'en faire un nouveau centre d'action, une espèce de quartier général, d'où il continuerait ses courses jusque vers l'extrême occident. Voilà quel était le cadre de ses plans pour l'avenir, tel qu'il se dessinait dans son imagination lors de son séjour à Corinthe, et qu'il l'a retracé de sa propre main lorsque ses projets furent complètement arrêtés dans son esprit (Rom. XV, 22 suiv.).

En invoquant un passage de l'épître aux Romains à propos des projets de voyage que Paul doit avoir formés au moment où il allait quitter Corinthe, nous avons implicitement déclaré que cette épître a dû être écrite à cette époque. C'est d'ailleurs l'opinion générale des exégètes et des historiens qui se sont occupés du siècle apostolique, et peut-être la question la moins controversée de toutes celles qui concernent la chronologie de la vie de notre apôtre. En effet, il y déclare qu'il n'y a plus pour lui de place, c'est-à-dire de besogne essentielle, dans les contrées où il a travaillé jusqu'ici, et il y parle de la collecte dont il va porter le produit à Jérusalem. Or, nous savons par les deux épîtres aux Corinthiens que cette collecte avait été Tune des grandes affaires de l'année précédente, que Paul avait arrangé les choses de manière qu'à son arrivée à Corinthe tout fût prêt (1 Cor. XVI, 3 suiv. 2 Cor. IX, 4), et que l'argent devait être porté à sa destination par des députés des différentes communautés. Ce sont ces députés que nous retrouvons sans peine dans la nomenclature des compagnons de voyage de l'apôtre contenue dans le passage des Actes cité plus haut. D'un autre côté, ceux au nom desquels l'auteur salue les chrétiens de Rome (chap. XVI, 21 suiv.), pour autant que nous les connaissons d'ailleurs, peuvent s'être trouvés simultanément avec lui à Corinthe. C'est du moins le cas pour Timothée (comp. 2 Cor. I, 1, et Actes XX, 4), pour Gaïus (1 Cor. I, 14) et pour Éraste (2 Tim. IV, 20). La chose est moins sûre pour Sosipater, bien que ce nom puisse sans inconvénient être identifié avec celui de Sopater, que nous trouvons dans la société de Paul après son départ (Actes, 1. c). La date et le lieu de la rédaction de l'épître aux Romains nous paraissent donc être suffisamment déterminés.

Ce point préliminaire établi, la question la plus importante, et à vrai dire la seule un peu difficile, est celle qui concerne l'église de Rome elle-même, ses origines, sa condition religieuse et le genre de rapports dans lesquels l'auteur se proposait d'entrer avec elle; en d'autres termes, le but prochain qu'il avait en vue en l'écrivant. À cet égard, il convient de rappeler tout d'abord que l'épître aux Romains se distingue de toutes les autres que nous possédons de Paul. Celles-ci s'adressent à des églises qu'il avait fondées lui-même, ou du moins avec lesquelles il avait pu entretenir antérieurement des relations plus ou moins directes. En écrivant aux chrétiens de la capitale, auxquels il avait été jusque-là complètement étranger, il dérogeait à ses habitudes. Il se trouve ici placé sur un terrain nouveau pour lui, et l'écrit qu'il compose se ressentira de cette origine exceptionnelle et aura son cachet propre plus ou moins marqué.

Le fait que Paul lui-même n'a pas été le fondateur de l'église de Rome n'a pas besoin d'être démontré, bien que l'ignorance des générations suivantes ait pu se tromper à cet égard (Denys de Corinthe dans Eusèbe, Hist, ecclés., IV, 23.). Il dit aux Romains (chap. XV, 20; comp. 2 Cor. X, 15 suiv.) que malgré son vif désir d'aller les voir, il s'en est trouvé empêché jusqu'ici, parce qu'il s'était fait un devoir d'honneur de ne point prêcher l'Évangile là où Christ avait été proclamé par d'autres, pour ne pas avoir l'air de vouloir asseoir son édifice sur un fondement étranger. Mais par qui donc cette église, qui ne tarda pas à devenir la plus importante de toute la chrétienté, a-t-elle été primitivement fondée? À défaut de renseignements positifs qui nous manquent absolument, les écrits du Nouveau Testament n'en disant rien, la tradition, fondée dans l'origine sur des malentendus et fortifiée par l'intérêt politique, fait hommage de cette œuvre à Pierre, qu'elle décore volontiers du surnom de prince des apôtres, et pour lequel elle revendique des privilèges à la fois personnels et héréditaires, consacrés par la bouche auguste du Seigneur lui-même. Elle ajoute que Pierre a été le premier évêque de Rome, dans le sens qu'on a attaché à ce titre à partir du second siècle, et qu'il y a occupé le siège épiscopal pendant une période de vingt-cinq ans. Cette tradition, qui a défrayé la polémique entre protestants et catholiques dès le dix-septième siècle, ne nous arrêtera pas ici. Il nous suffira de dire: 1° que les textes apostoliques constatent la présence de Pierre en Asie au moins jusqu'à l'année 52 (Actes XV. Gal. II, et si l'on veut 1 Pierre V, 13); 2° que dans notre épître il n'y a pas la moindre trace de la présence de Pierre à Rome, tandis que Paul n'aurait guère pu l'ignorer, ni surtout ne pas en tenir compte; 3° que le récit des Actes relatif à l'arrivée de Paul à Rome (chap. XXVIII) n'en fait pas mention; 4° qu'aucune des épîtres écrites pendant la captivité romaine ne prononce le nom de Pierre comme se trouvant là, bien que les noms propres y abondent. Cette dernière remarque, qui a déjà une valeur incontestable si toutes les épîtres pauliniennes sont authentiques, en aurait une bien plus grande encore si, dans le nombre, il y en avait de plus récentes. Nous serons donc suffisamment autorisés à laisser Pierre de côté, et à chercher à nous rendre compte de l'origine probable de l'église de Rome par des combinaisons indépendantes de la tradition catholique.

Selon toute apparence, l'introduction du christianisme à Rome n'a pas été l'œuvre d'une mission spéciale et intentionnelle. C'est pour ainsi dire accidentellement, par suite des relations incessantes entre la province et la capitale, que l'Évangile a été connu dans celle-ci. Il convient de songer ici avant tout aux pèlerinages qui amenaient chaque année des milliers de Juifs au temple de Jéhova et dans les synagogues de la Palestine, et de rappeler l'immense mouvement religieux que les espérances messianiques paraissent avoir produit dans ce pays (Actes XXI, 20). La présence de Juifs d'Italie parmi les auditeurs des apôtres est signalée dès la première Pentecôte (ibid., chap. II, 10), elle n'aura pas fait défaut plus tard, puisqu'ils possédaient une synagogue particulière à Jérusalem dans laquelle ils pouvaient entendre Étienne (ibid., chap. VI, 9). Or, le nombre des Juifs établis à Rome était très considérable dès l'époque de Pompée, qui y avait fait transporter beaucoup de prisonniers. D'abord esclaves, ensuite affranchis, ils formaient ainsi le noyau d'une espèce de colonie, grossie plus tard par des gens venus librement pour leurs affaires, et occupaient du temps d'Auguste un quartier entier au delà du Tibre, où ils ne tardèrent pas à devenir l'objet des antipathies populaires et de la surveillance soupçonneuse de la police. Que les idées chrétiennes, telles qu'elles s'étaient formées au début, et plus ou moins bien comprises, aient trouvé accès dans ce milieu, cela est non seulement vraisemblable, mais affirmé par les témoignages non suspects des auteurs profanes mêmes. Ainsi à l'époque où Paul arrivait pour la première fois à Corinthe, sept ans avant la rédaction de son épître aux Romains, l'empereur Claude avait rendu un édit contre les Juifs de la capitale, lesquels, selon le dire de Suétone (Claude 25; comp. Actes XVIII, 2), avaient troublé l’ordre public à l'instigation d'un certain Chrestus. On a vu là de tout temps, et avec raison ce nous semble, un indice de ce que, les croyances chrétiennes ayant jeté la désunion dans la synagogue, la police, sans s'enquérir autrement de la nature de cette affaire, avait pris le parti de bannir en masse tous les individus de nationalité israélite, autant pour donner une satisfaction au préjugé que pour rétablir la paix par le moyen le plus expéditif et le plus radical. Nous n'aurons pas besoin d'ajouter que des mesures de ce genre, à cause de leur violence même, ne pouvaient produire qu'un effet temporaire, et qu'au plus tard à la mort de l'empereur elles cessèrent d'avoir force de loi. La communauté, en admettant.même qu'elle ait été dispersée momentanément à la suite de cet édit, a dû se reformer bientôt, et en tout cas elle existait à l'époque où nous sommes arrivés.

Mais enfin, quelle était cette communauté de Rome, quels étaient ses éléments, ses tendances, son esprit? Ici nous nous trouvons en face de deux opinions diamétralement opposées. Un certain nombre d'historiens, se prévalant du fait que les Juifs de la capitale ne formaient qu'une imperceptible minorité dans la masse des habitants, a pensé que la majorité des membres de l'église a dû se composer de convertis du paganisme. D'autres, au contraire, s'en tenant de préférence à ce que nous venons de dire sur l'origine probable de cette église, n'ont guère voulu y voir que des Juifs. Les uns et les autres ont invoqué tour à tour, à l'appui de leur thèse, une série de passages de l’épître. Il est de fait que Paul paraît s'adresser directement à un public juif en écrivant ce qui forme, d'après la division reçue, la dernière moitié du second chapitre (v. 17 suiv.). Ce n'est qu'en face d'un pareil public qu'il pouvait appeler Abraham notre père (chap. IV, 1). Ce n'est qu'à des lecteurs d'origine judaïque qu'il pouvait dire qu'ils devaient connaître la loi mosaïque (chap. VII, 1), et qu'en devenant chrétiens ils étaient morts à cette loi et n'avaient plus rien de commun avec la servitude de sa lettre (chap. VII, 4 suiv.). Il y aurait d'autres passages encore à citer pour établir le fait qu'en se représentant ses futurs lecteurs l'auteur songeait à d'anciens coreligionnaires. Mais ceux que nous venons d'indiquer sont suffisamment significatifs. D'un autre côté, on fait valoir des textes non moins explicites et même plus significatifs encore, s'il est possible, pour établir l'origine païenne des membres de l'église de Rome. Ainsi dès le début Paul s'introduit auprès d'eux en faisant valoir sa mission d'apôtre des gentils, en ajoutant très nettement qu'à ce titre il se devait à eux comme aux autres nations (chap. I, 5 suiv., 13 suiv. ; comp. chap. XV, 15), c'est-à-dire, d'après le sens bien connu que les Juifs attachaient à ce terme, aux autres païens. À plusieurs reprises il parle des Juifs comme de tierces personnes, et paraît s'adresser à des hommes qui n'avaient rien de commun avec eux (chap. IX, 1 suiv. ; X, 1 suiv.; XI, 11 suiv.). Au contraire, il affirme sans détour l'origine païenne de ses lecteurs (chap. XI, 13); il les compare à des branches sauvages greffées sur l'arbre du peuple de Dieu (chap. XI, 17 suiv.); il les considère comme exempts des préjugés judaïques et leur donne des instructions pratiques en vue de ces tendances libérales (chap. XIV, 1 suiv., 20; XV, 1 suiv.). En tout cas il semble que l'élément juif ne pouvait former, dans l'église de Rome, qu'une faible minorité, puisque l'apôtre a pu le comparer à ce qui est dit dans l'histoire du prophète Élie du petit reste des fidèles en Israël (chap. XI, 5), pour l'opposer, non pas certes à une majorité d'incrédules et d'idolâtres, comme c'est le cas dans la relation du livre des Rois, mais à un nombre plus considérable d'élus sortis du paganisme.

La portée de tous ces textes pris isolément ne saurait être contestée et l'on est amené à se demander comment l'apôtre a pu se contredire ainsi, en apparence du moins, en se plaçant successivement à différents points de vue. La question s'est compliquée encore en tant qu'on s'est efforcé de découvrir, précisément dans ce rapport si peu clair des deux éléments, le but particulier de l'épître entière. Y avait-il à Rome des dissensions intérieures entre les deux partis que nous voyons aux prises ailleurs, dissensions que l'apôtre aurait dû prendre à tâche de raccommoder? Avait-il à modérer le libéralisme outré des uns, comme à Corinthe, ou à blâmer l'étroitesse d'esprit des autres, comme en Galatie? Venait-il se défendre lui-même contre une injuste appréciation de son ministère et de son enseignement, ou voulait-il simplement introduire celui-ci dans une sphère pour ainsi dire encore neutre? Rien que la possibilité de soulever toutes ces questions et d'y rattacher des discussions interminables, accuse, nous ne voulons pas dire un manque de précision dans les expressions de l'auteur, ou de netteté dans la position qu'il prend, mais plutôt une erreur quelconque dans les méthodes critiques et exégétiques appliquées à son ouvrage, peut-être quelque préjugé dont l'influence à peine soupçonnée a pu fourvoyer la science. À notre avis, il y a deux faits de nature diverse qui ne paraissent pas avoir été suffisamment pris en considération dans l'examen de l'état des choses à Rome, et du point de vue où l'apôtre se place.

D'abord il nous semble que l’épître aux Romains, si F on fait abstraction du commencement et de la fin (c'est-à-dire de la première moitié du premier chapitre et de la seconde moitié du quinzième), doit être considérée beaucoup plus comme un exposé théorique de l'essence de l'Évangile tel que Paul le comprenait et l'enseignait, que comme une lettre pastorale ordinaire, dans laquelle les intérêts particuliers d'une localité, les besoins momentanés d'un cercle restreint auraient occupé la place principale, ou même absorbé toute l'attention de l'auteur. Que l'élément juif ou l'élément païen ait prédominé dans cette société chrétienne de Rome, que Paul n'entrevoyait que de loin, et dont il voulait seulement faire la connaissance à son prochain voyage, là n'est pas la question. Il savait ce que citait que ces deux éléments, pour les avoir vus et pratiqués en maint autre endroit; il savait parfaitement dans quel rapport naturel l'un ou l'autre se mettait avec l'Évangile, quelle chance de succès lui-même avait chez chacun d'eux, quelles dispositions, quelles aspirations, quels préjugés chaque groupe apportait avec lui, à quelles méprises les idées nouvelles étaient exposées par suite de la divergence radicale des convictions antérieures avec lesquelles elles se trouvaient mises en contact. Les conditions faites à son enseignement étaient partout les mêmes. À deux cents lieues de distance, et sans avoir jamais mis le pied dans Rome, il était d'avance orienté sur le degré d'intelligence religieuse qu'il pouvait y rencontrer de côté et d'autre, et il mesurait d'un coup d'œil parfaitement sûr la différence des niveaux: différence assez sensible, sans doute, entre, les deux points de vue familiers au commun des fidèles, mais incomparablement plus grande quand il les mettait tous les deux en regard de ses propres conceptions. 

L'épître aux Romains, si nous ne nous trompons fort, parle moins des Romains ou aux Romains eux-mêmes, que des rapports généraux de l'Évangile avec les différents éléments de la société parmi lesquels l'Église de Christ se recrutait partout; et les Juifs ou les païens que nous voyons apostrophés dans les divers passages cités plus haut, ne sont pas les individus actuellement présents dans la capitale et exerçant une influence quelconque sur le développement chrétien de la communauté, mais des types, tels qu'ils se rencontraient aussi ailleurs, tels que l'apôtre les avait sous les yeux au moment où il écrivait. Qu'on veuille seulement remarquer que dans notre épître (surtout si on la compare à celle aux Galates) il n'y a pas de polémique directe, nous pourrions dire de polémique appliquée; il ne s'agit pas de circoncision, de disputes, de schismes, mais de théories et de principes. Or, les esprits à fleur de terre, nous voulons dire les gens que Paul rencontrait généralement sur son chemin, ne se préoccupaient guère des principes et des théories. Il a donc plutôt affaire à un public idéal. Malgré la vivacité incisive et pressante de l'argumentation dialectique, le discours se maintient généralement à la hauteur de l'exposé systématique, de la catéchèse, comme auraient dit les anciens. Aussi l'épître aux Romains, par cette raison même, a-t-elle toujours été regardée comme la plus importante, la plus complète, la plus lucide dans la collection des épîtres pauliniennes; comme celle où la théologie chrétienne et spécialement la théologie protestante pouvaient puiser le plus largement, sans risquer de prendre pour des vérités absolues ce qui peut-être n'avait eu qu'une valeur relative dans un discours de circonstance.

Voici maintenant le second fait que nous voulions signaler à l'attention de nos lecteurs. Paul, tout en raisonnant, comme nous venons de le dire, d'une manière essentiellement théorique, a dû tenir compte de la réalité des conceptions ou tendances divergentes avec lesquelles l'Évangile se trouvait journellement en contact et en conflit. Il suppose que ces tendances et ces conceptions existent à Rome comme ailleurs, et c'est là ce qui nous explique comment on a pu trouver tour à tour des textes qui en signalaient la présence, et qu'on a eu seulement tort de vouloir interpréter de manière à faire valoir les uns exclusivement et aux dépens des autres. Se serait-il trompé dans cette supposition, et les commentateurs, qui tiennent à donner à l'église de Rome une couleur uniforme, soit judaïque, soit païenne, auraient-ils raison? Nous ne le pensons pas. Les passages en apparence contradictoires que nous avons cités, et ce que l'exorde et la péroraison de l'épître disent plus particulièrement des chrétiens de Rome eux-mêmes, tout cela s'explique sans peine si nous ne perdons pas de vue les trois points suivants qui ne soulèveront guère d'objection: 1° Le christianisme n'a pu être introduit à Rome que par des Juifs, et n'y a donc pu être autre chose dans ces premiers temps que ce qu'il était en Palestine; seulement il ne faut pas supposer aux Juifs de la dispersion cette rigidité ascétique et pharisaïque qui se pratiquait même parmi les fidèles chrétiens aux abords du temple de Jérusalem. 2° A Rome, comme ailleurs, il a dû se former des relations entre les Juifs et des hommes d'origine païenne, entre autres dans la classe des esclaves et des affranchis affiliés à la synagogue, et plus disposés que bien d'autres à embrasser les nouvelles croyances, surtout parce qu'elles leur ouvraient une perspective consolante pour l'avenir. 3° Chez ces chrétiens d'origine païenne il ne faut pas chercher une conception religieuse de tout point conforme à celle de Paul. À cette époque, et tant que les épîtres n'étaient pas encore entre les mains de tout le monde, le paulinisme, comme théorie de l'Évangile, ne franchit guère les limites de la sphère d'activité personnelle de l'apôtre. La présence d'anciens païens plus ou moins nombreux dans le sein de l'église de Rome ne peut donc pas avoir donné à celle-ci une nuance ou une tendance bien différente de celle qui caractérisait la grande majorité des communautés formées au début.

D'après tout ce que nous venons de dire, la nature particulière de cette épître, son but, son ton, son contenu, s'expliquent sans trop de peine. Poussé par un ardent désir de porter la bonne nouvelle jusqu'aux dernières limites de son horizon géographique (Rom. XV, 24), et rempli d'une espérance enthousiaste au sujet de ce qu'il était nécessaire et possible d'atteindre dans un avenir prochain (chap. XI, 25), Paul, ne songeant plus qu'à ce lointain occident inconnu à ses ancêtres, à ce nouveau monde à découvrir et à conquérir, avait jeté les yeux sur Rome (chap. I, 11 suiv.; XV, 23. Actes XIX, 21), comme sur un centre d'où la lumière de l'Évangile rayonnerait pour éclairer des régions en ce moment encore plongées dans les plus profondes ténèbres, comme elle avait rayonné autrefois de Jérusalem et d'Antioche, et naguère de Corinthe et d'Éphèse. Mais il ne veut pas y arriver comme un étranger; il s'annonce, il s'introduit par des salutations cordiales d'abord et des protestations d'amitié, mais surtout en exposant d'avance et franchement ce qu'il va apporter avec lui, ce qui ne pouvait être que très imparfaitement connu dans la société à laquelle il s'adresse, ce qui risquait même d'y être travesti par l'erreur ou la malveillance, et rejeté par le préjugé. Ceci nous explique aussi le soin particulier que l'auteur met à se prémunir contre le reproche qu'on lui faisait habituellement ailleurs, d'avoir déserté la cause sacrée de sa nation et d'avoir fait bon marché de ses prérogatives imprescriptibles. Ces prérogatives sont expressément réservées: c'est toujours au Juif que la grâce est offerte d'abord (chap. I, 16, etc.); c'est toujours lui qui est le dépositaire de tout ce que Dieu a fait pour le salut du monde (chap. III, 1; IX, 4), et pour celui d'Israël, l'apôtre lui-même est prêt à donner sa vie. Seulement il s'agit d'écarter les malentendus et de ne point interpréter ces privilèges de manière à voiler ou à entraver les desseins généraux de la Providence. Mais il y a plus. 

La position dans laquelle l'auteur se place à l'égard de ses lecteurs, nous fait aussi comprendre le cadre de l'enseignement dans lequel il se renferme. Nous avons dit que l'épître aux Romains est entre toutes la plus complète, au point de vue théologique, et la plus systématique. Cela est vrai, et pourtant elle est loin d'épuiser le trésor des vérités religieuses qui devaient former le sujet des prédications des apôtres. L'universalité du péché et le salut à obtenir uniquement par la grâce au moyen de la foi, voilà en deux mots la substance de tout notre texte. Rien de bien spécial sur la personne de Christ; son œuvre même plutôt effleurée qu'approfondie; la perspective de l'avenir, qui ailleurs occupe une si large place dans les croyances chrétiennes, à peine esquissées, et cela d'une manière plutôt idéale que positive; sans compter d'autres lacunes qu'y trouve le théologien familiarisé avec tout ce qui constitue aujourd'hui la richesse du dogme de l'Église. C'est que ces derniers éléments étaient à peine ébauchés alors, ou n'avaient encore donné lieu à aucune discussion de principes: car, à vrai dire, le seul travail théologique de l'époque portait sur le rapport entre l'Évangile et la Loi. Or, ce rapport étant étudié ici sous toutes ses faces, et, comme nous l'avons dit, d'une manière essentiellement théorique, et beaucoup moins dans ses applications à la vie pratique et sociale, on peut affirmer que l'épître aux Romains est un vrai traité de théologie évangélique, en ce qu'il réunit en faisceau, et combine et dispose avec une parfaite entente, ce qui dans les autres épîtres se présente à nous sporadiquement, occasionnellement, quelquefois même sous la forme d'une allusion plus ou moins obscure, ou d'une polémique qui nécessite, de la part du lecteur, une opération d'analyse et de triage..

En parlant d'un exposé systématique, nous nous servons d'un terme dont l'emploi sera peut-être contesté. Si l'on voulait juger les choses au point de vue de nos méthodes modernes, il serait facile d'arriver à la conviction que l'apôtre n'a pas suivi dans son travail une marche rigoureusement logique. Ainsi, pour n'en donner qu'un seul exemple, le tableau si admirablement vrai, si profondément psychologique de la lutte du bien et du mal dans l'homme naturel, de cette lutte qui est l’un des faits primordiaux, et la prémisse même de la théologie de l'Évangile, ce tableau ne se trouve que vers la fin de ce qu'on est convenu d'appeler la partie dogmatique de l'épître (chap. VII, 7 suiv.), et bien auparavant déjà il est question de la régénération qui exclut le péché (chap. VI, 2), et antérieurement encore l'apôtre dépeint les conséquences heureuses de la réconciliation de l'homme avec Dieu (chap. V, 1 suiv.). Cependant dans l'évolution naturelle des faits, ces divers éléments devraient se suivre dans un ordre diamétralement opposé. Mais nous ne voulons pas trop nous hâter de faire à l'apôtre le reproche d'un manque de logique, par la raison qu'il ne dispose point son plan d'après le cadre auquel notre science est accoutumée. Il y a moyen de le comprendre et de le justifier de manière que la logique y trouve son compte. À cet effet, nous nous permettrons de proposer l'analyse suivante. 

Après le préambule (chap. I, 1-15), destiné à introduire l'auteur auprès de ses lecteurs, celui-ci, par une transition on ne peut plus simple et naturelle, arrive à poser en deux mots (chap. 1,16, 17) sa thèse fondamentale, qu'il va développer dans les pages suivantes, et qui dans ces développements formera le programme de la théologie qu'il a l'habitude d'enseigner, et que par des raisons bien légitimes il appelle son évangile. Cette thèse, énoncée à la fois au moyen d'une formule conçue par l'apôtre et d'une parole de l'Écriture qui lui sert d'épigraphe et de sanction, n'est autre, on le sait, que celle de la justification par la foi. C'est par la foi seule que s'obtient la justice acceptée par Dieu, et par suite le salut. Cette thèse se fonde tout d'abord sur un fait acquis à l'expérience, mais qu'il importait de constater, pour le cas que la faiblesse intéressée du jugement humain eût osé le contester. Ce fait, prémisse essentielle de l'évangile paulinien, c'est l'universalité du péché parmi les hommes. Tous tant qu'ils sont, païens ou Juifs, sont pécheurs; nul n'accomplit ses devoirs dans la mesure que Dieu exige, nul ne réalise par ses actes la parfaite justice demandée par le suprême législateur: au contraire, on dirait qu'ils s'étudient à multiplier les transgressions et à se plonger dans la corruption. À cet égard, et malgré les prétentions des uns ou des autres, il n'y a pas de différence entre les deux grandes fractions de l'humanité. Les privilèges que la révélation accorde à Israël, et dont Paul ne conteste ni l'authenticité ni l'importance, ne changent rien au fait en question (chap. I, 18-III, 20). Il est donc impossible que la justice, c'est-à-dire l'approbation absolue de Dieu, s'obtienne par les oeuvres accomplies en vertu d'une loi, que ce soit la loi naturelle de la conscience ou la loi positive du Sinaï, par la raison que personne au monde ne parvient par lui-même à satisfaire à ses exigences. 

Ceci étant établi, l'auteur revient à la thèse énoncée d'abord. Cette justice peut et doit s'obtenir par une autre voie, savoir par la foi en Christ, lequel, par la grâce de Dieu, est devenu le rédempteur de l'humanité (chap. III, 21-26). Ces trois notions, de la grâce qui offre, de la rédemption qui procure, et de la foi qui accepte, forment donc la substance de l'Évangile, et c'est par le concours de Dieu, de Christ et de l'homme, déterminé par elles, que s'accomplit le salut qu'il est impossible de réaliser autrement. Par là même il est clair que l'homme n'a pas à faire valoir des titres ou des mérites quelconques en vue desquels le salut lui reviendrait de droit. La condition est la même pour tous, et cette condition les met tous dans un rapport de dépendance à l'égard de la libre volonté de Dieu et de l'œuvre de Christ (chap. III, 27-30). L'auteur sent bien qu'il se heurte ici contre les conceptions traditionnelles fondées sur les textes de l'Ancien Testament. Aussi, avant d'aller plus loin, a-t-il soin de montrer que l’Écriture, mieux comprise, abonde dans son sens et qu'elle exprime même directement la pensée de l'Évangile qu'on prétend lui être étrangère ou contraire (chap. III, 31-IV, 25). Mais cette pensée n'est pas seulement sanctionnée d'avance par une autorité indiscutable, elle assure aussi à l'homme qui se l'approprie la perspective d'un bien qu'il chercherait en vain par une autre voie, et qu'il n'a surtout jamais pu obtenir par ses propres efforts moraux: c'est la paix avec Dieu, la seule vraie justification accordée au faible mortel, c'est-à-dire la déclaration de son juge, qu'il veut bien ne pas tenir compte des péchés du passé, en vue de la foi, de l'humble acceptation de cette preuve de l'amour divin et du changement radical dans les dispositions naturelles qui en est la conséquence (chap. V, 1-11). Cette perspective, ou si l'on veut, le tableau de l'état des choses que l'Évangile proclame comme le rapport normal qui doit s'établir entre Dieu et l'homme, forme pendant avec le tableau de la culpabilité universelle constatée plus haut, et l'apôtre s'arrête un instant pour comparer ces deux grandes phases de l'histoire morale et religieuse de l'humanité (chap. V, 12-21). Ce que nous appellerions, dans notre langage moderne, l'exposé purement théorique du principe, s'arrête ici. L'apôtre va se livrer désormais à des applications, à des considérations pratiques, lesquelles cependant se présentent ici sous une forme particulière, recommandée par les besoins de la situation donnée, comme la réfutation d'objections qu'on pouvait faire au dogme de l'Évangile du point de vue soit de la théologie de la synagogue, soit de l'éthique rationnelle et vulgaire. 

Une première objection pouvait porter sur de prétendues conséquences dangereuses de la théorie. Si c'est la grâce de Dieu qui sauve, et si cette grâce est d'autant plus digne d'admiration que les péchés ont été plus nombreux, n'est-ce pas là une prime accordée au péché? L'apôtre s'empresse de démontrer l'absurdité de cette objection, et de proclamer hautement l'incompatibilité absolue du péché avec le nouvel ordre de choses (chap. VI). Une seconde objection pouvait être dérivée de la valeur et de l'autorité de la loi positive (mosaïque). Mais cette loi n'existe plus pour le croyant, ou plutôt elle n'est plus ce qu'elle a été, elle a changé elle-même de nature. Autrefois en lutte incessante avec les convoitises charnelles généralement victorieuses, elle était plutôt une. occasion provocatrice de chutes et de transgressions, concourant ainsi à nous conduire à la misère et à la mort. Maintenant, au contraire, elle est devenue esprit, en d'autres termes, notre propre nature étant changée par son union avec Christ mort et, ressuscité, l'esprit de Dieu, qui est devenu le principe actif de notre existence morale, s'identifie avec la loi divine et, nous devenant homogène, lui assure la victoire (chap. VII, 1 -VIII, 11). De là, des exhortations sérieuses à l'adresse de ceux auxquels l'Évangile est proposé, et des promesses rassurantes, brillantes même, pour leur vie future (chap. VIII, 12-39). Enfin il y avait une troisième objection à combattre, moins importante à notre point de vue moderne, mais d'une grande portée dans ces temps-là. Elle se basait encore sur le fait de la loi, considérée maintenant non plus comme manifestation officielle de la vérité morale, mais comme un engagement imprescriptible de la parole de Dieu envers un peuple privilégié. Les promesses faites à Israël se rattachaient à la loi: si la loi n'a plus de valeur, que deviennent ces promesses? On comprend de quelle force une objection pareille devait être dans la bouche d'un Juif tant soit peu au courant de la science de l'école. La réponse (chap. IX-XI) forme l'un des épisodes les plus importants de l'épître, celui en tout cas qui a le plus préoccupé la théologie spéculative. Elle aborde, ou du moins elle effleure les problèmes les plus ardus de la métaphysique, et à cette occasion elle nous révèle ce que nous oserons appeler la philosophie de l'histoire dans le système paulinien. À ces divers titres, elle mérite une étude des plus approfondies que nous réservons au commentaire. L'apôtre est arrivé au terme de son exposé théorique et apologétique. Il ajoute quelques pages d'enseignement populaire. En face des bienfaits de Dieu, il y a certainement pour l'homme des devoirs à remplir. Au fond, il n'y a qu'un seul devoir: c'est celui de la foi, de l'acceptation de la grâce offerte, du renoncement à soi-même, qui l'engage à s'abandonner à l'action régénératrice de l'esprit de Dieu. Dans ses manifestations concrètes, la nouvelle vie est multiple, les devoirs sont nombreux. L'apôtre en énumère rapidement un certain nombre; à d'autres, il s'arrête plus longtemps, selon les besoins ou l'inspiration du moment (chap. XII, XIII). Parmi ces derniers il y a surtout ceux qui se rapportent à la divergence des points de vue religieux auxquels les individus d'origine ou de tendance différente pouvaient se trouver placés à l'égard de la valeur des prescriptions légales du judaïsme (chap. XIV, 1-XV, 13). Enfin, l'auteur revient à ses rapports personnels avec les membres de l'église de Rome, à ses projets, aux circonstances du moment, et il termine par une doxologie ou glorification finale du souverain auteur du salut (chap. XV, 14-33; XVI, 21-27.


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Il nous reste à examiner une dernière question relative à notre épître, c'est celle de son intégrité. Nous est-elle parvenue dans sa forme primitive et sans altération? Cette question a été amenée, discutée et résolue en divers sens, déjà au siècle passé et encore de nos jours, en vue de plusieurs faits assez singuliers. Origène paraît insinuer que les deux derniers chapitres manquaient dans l'exemplaire de Marcion. Des savants modernes, peu disposés à regarder ce philosophe comme le faussaire qu'il devait être d'après les dires des Pères, furent ainsi amenés à penser que, dans l'origine, l'épître se serait terminée avec le chap. XIV, et que le reste pourrait être soit une addition plus récente et par conséquent non authentique, soit quelque composition de l'apôtre même, mais étrangère au corps de l'épître aux Romains. Ce qui donna beaucoup de crédit à cette conjecture, c'est une circonstance des plus curieuses, constatée par la critique du texte. Dans plus de deux cents manuscrits, ainsi que dans plusieurs versions anciennes, les trois versets qui terminent l'épître (chap. XVI, 25-27) se trouvent placés immédiatement après le chap. XIV. Plusieurs Pères attestent le même fait pour les manuscrits de leur temps, et dans une série d'éditions modernes du texte, on leur a assigné cette même place supposée légitime. Il y a même des copies dans lesquelles le paragraphe final se lit aux deux endroits, tandis que dans d'autres il manque absolument. Tout cela prouve que déjà dans la plus haute antiquité, et pour une cause quelconque, le texte s'est trouvé sujet à caution à cet égard. Rappelons cependant que la forme reçue de ce texte, qui place les trois versets en question tout à la fin de l'épître, se fonde sur le témoignage d'un certain nombre de manuscrits très anciens et de tous les Latins. Enfin il conviendra encore de faire remarquer que les formules de clôture sont singulièrement nombreuses dans ces deux chapitres (XV, 13, 33; XVI, (16), 20, 24), indépendamment de celle dont nous venons de parler.

La question relative à la vraie place de la formule finale est très embarrassante, ou pour mieux dire insoluble. Si l'auteur a écrit cette doxologie en terminant l'opuscule entier, comment expliquer que quelqu'un ait eu l'idée de la placer au milieu du texte, où elle est plus ou moins gênante? Mais on comprend qu'ayant voulu déposer la plume après avoir écrit le 14e chapitre, et ayant clos son discours par une courte prière, il se soit ravisé, pour ajouter encore quelques pages. H y a d'autres exemples de ce même fait dans différentes épîtres pauliniennes, par ex. 2 Cor. IX, Philipp. III, et surtout Éph. III, 20, 21, passage qui présente l'analogie la plus frappante avec le nôtre. On peut donc admettre que les trois derniers versets doivent se placer après le chap, XIV sans qu'il en résulte le moindre préjugé défavorable à l'authenticité du quinzième. Notre commentaire prouvera surabondamment que rien dans ce dernier ne trahit une plume étrangère, qu'il n'y a rien qui ne puisse s'expliquer parfaitement au point de vue que nous avons démontré avoir été celui de l'apôtre. D'un autre côté, il faudra bien reconnaître que si Paul a placé sa formule finale au chap. XIV, ce n'est qu'un caprice bien audacieux, et tel qu'il n'en existe pas d'autre exemple, qui a pu remanier son texte pour lui donner sa forme actuelle. Et ce remaniement était tout à fait superflu, l'épître se terminant très convenablement avec le verset XVI, 24. Dans cet état de choses, nous aimons mieux ne point décider la question, d'autant plus que l'intelligence du texte ne dépend en aucune façon de la solution préalable du problème. Nous nous permettrons cependant une conjecture, laquelle, sans aboutir à une décision péremptoire relativement à celui-ci, nous expliquerait du moins comment il a pu naître. Nous supposons simplement que l'épître (de même que toutes celles à destination spéciale) a été écrite — non dans un cahier, mais sur un certain nombre de feuilles détachées, et que ces feuilles, déjà entre les mains des premiers copistes, ont pu être dérangées de manière que la vraie place de l'une d'elles soit devenue incertaine. (Quant aux doutes soulevés à l'égard du chap. XV tout entier, nous en parlerons dans le commentaire.)

Voici, du reste, un argument à faire valoir en faveur de cette conjecture, lequel nous semble être d'une grande portée. Il y a dans notre épître aux Romains un autre passage encore, une page entière, qui ne se trouve pas à sa place, et qui même doit être absolument étrangère à cet écrit. C'est notre conviction la plus entière, que les vingt premiers versets du dernier chapitre (XVI, 1-20) sont adressés, non aux membres de l'église de Rome, mais à ceux de l'église d'Éphèse, soit que nous n'ayons là qu'un fragment d'une lettre plus étendue, soit que (comme nous nous représentons la chose) c'ait été un simple billet de recommandation écrit à la hâte, au moment du départ de la personne qui devait l'emporter. Voici nos raisons: Parmi les personnes auxquelles l'apôtre adresse des salutations, nous rencontrons, au v. 3, Aquila et sa femme Prisca, qui avaient quitté Rome depuis longtemps (Act. XVIII, 2), et qui demeuraient maintenant à Éphèse, tant avant (1 Cor. XVI, 19) qu'après la rédaction de l'épître aux Romains (2 Tim. IV, 19); au v. 5, un certain Epénète, qualifié du titre honorifique de premier converti dans la province d'Asie, dont le chef-lieu était Éphèse, où Paul avait effectivement commencé autrefois ses travaux apostoliques dans cette partie de l'empire (Act. XVIII, 19); au v. 6, une certaine Marie, qui lui avait rendu de grands services; au v. 7, deux anciens disciples, Andronique et Junien, qui avaient embrassé le christianisme bien avant Paul et qui avaient été incarcérés avec lui; au v. 13, un certain Rufus, dont la mère a eu pour l'apôtre des soins maternels; enfin, une série d'autres personnes qu'il appelle ses bien-aimés, ou ses collaborateurs. Gomment aurait-il connu tout ce monde, si ç'avaient été des habitants de Rome? Gomment aurait-il travaillé et souffert avec eux? Comment lui auraient-ils rendu des services personnels et particuliers? Nous n'insisterons pas sur ce que la plupart des noms qu'ils portent sont des noms grecs, mais nous relèverons ce fait, que pas un seul de tous ces noms ne se retrouve dans les épîtres écrites de Rome, notamment dans la seconde à Timothée, où pourtant il y en a plusieurs. Enfin, les recommandations faites au v. 17 et 18 ne sont motivées par rien dans tout le corps de l'épître. Nous concluons de tout cela que nous avons là un billet adressé aux chrétiens d'Éphèse. Ce billet a-t-il été écrit à Corinthe à la même époque que l'épître aux Romains, et la diaconesse Phœbé a-t-elle emporté les deux pièces, sauf à expédier la grande épître d'Éphèse à Rome, ou à l'y porter elle-même dans la suite de son voyage? Ou bien le billet aux Éphésiens a-t-il été écrit à Rome, beaucoup plus tard, et le hasard a-t-il voulu, dans l'un et dans l'autre cas, qu'il fût joint à l'épître aux Romains? Nous avouons que, pour notre part, cette dernière combinaison nous paraît beaucoup moins plausible que la première.

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