Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

BIOGRAPHIE RELIGIEUSE

FRÉD. AUG. ALPH. GONTHIER

Ministre de l’Évangile.


***


Frédéric-Auguste-Alphonse Gonthier naquit dans une petite ville du canton de Vaud, le 21 décembre 1775. Il eut le bonheur d'avoir des parents pieux, qui l’élevèrent dans la connaissance de l’Évangile et dans la pratique des vertus chrétiennes. Une piété calme et forte, cette piété des anciens temps, moins «faiseur de phrases» que la nôtre, mais plus profonde, plus solide, et qui s’entrelaçait mieux, s’il est permis de le dire, à toute la traîne de la vie, régnait dans la maison du jeune Gonthier.

Son père voyait surtout dans le Christianisme un moyen de sanctification, et le sacrifice de Jésus lui montrait le droit absolu de Dieu sur l’obéissance de l’homme.

Sa mère comprenait surtout l'Évangile comme une œuvre de grâce, et s’attachait plus volontiers à y voir un magnifique témoignage de l’amour divin.

Entre eux, il y avait contraste, non opposition; leur point de vue était différent, non leur foi ni leurs œuvres; ils avaient la diversité dans l’unité; au fond, leurs convictions religieuses étaient les mêmes, et elles se confondaient sans effort dans leur prière commune.


Ce désaccord apparent, joint à une parfaite harmonie, exerça l’influence la plus heureuse sur le développement religieux du jeune Gonthier; il lui apprit à tenir compte des différences de caractère, d’esprit, de tempérament, d’habitudes, de langage, et à ne pas enfermer tout le Christianisme sous des formes sectaires. Cette grande leçon de ses premières années, qui de nous ignore que M. Gonthier la pratiqua jusqu'aux portes du tombeau?

Il quitta le toit paternel vers l'âge de quatorze ans pour faire ses études à l’Académie de Lausanne. C’était en 1787 , époque où la philosophie sceptique écrasait, de son sceptre de fer, toutes les idées qui voulaient franchir le cercle matériel qu’elle avait tracé autour des intelligences. Notre jeune étudiant n’était pas encore au terme de ses études que déjà la révolution française agitait sur l’Europe les torches de la guerre universelle et vomissait au loin ses principes athées.

Les murs épais des sanctuaires de l’étude furent impuissants à garantir les jeunes gens de cette vaste contagion.

«J’arrivais à peine, raconte M. Gonthier lui-même, qu’à moi, jeune homme, presque enfant encore, un étudiant en théologie, qui disait m’avoir pris en amitié, et vouloir m’arracher au premier ennui, me mit en main l’un des romans les plus licencieux qu’ait enfantés la corruption de cet âge. Mon coeur se serra à cette lecture, et mes larmes coulèrent.»

Cependant, il lutta contre le torrent de l’irréligion, soutenu par les souvenirs et par les pieux exemples de la maison paternelle; il comprit que son cœur devait se tourner vers Dieu, se donner à Dieu; et ce fut sous l’influence de ces convictions chrétiennes qu’il demanda et reçut la vocation au saint ministère.


Après avoir rempli les fonctions de pasteur stationnaire dans une ville du canton de Vaud, M. Gonthier devint l’un des pasteurs de l’église de Nîmes. Il y arriva au printemps de 1805. La gloire militaire absorbait alors toutes les pensées, tous les intérêts et toutes les passions. Le bruit d’une victoire tombait à peine que le bruit d’une autre faisait entendre son immense retentissement. Au milieu de ces cris de guerre et de gloire qui trouvaient tant d’échos dans un pays où les triomphes militaires ont toujours occupé le premier rang, la religion, pauvre exilée qui venait de rentrer en France, et qui se cachait timidement à l’ombre des drapeaux d’un conquérant, la religion ne semblait être sortie de sa retraite que pour mourir dans les lieux autrefois témoins de sa puissance.

Les temples étaient demeurés déserts presque partout. À Nîmes, sur une population de quinze mille protestants, cinquante personnes prenaient part à la Sainte-Cène. Et si quelque jeune homme se sentait pressé du besoin de s’approcher des autels, il s’en allait à dix lieues de là, dans les Cévennes, recevoir le pain de la communion.


M. Gonthier reconnut combien les devoirs d’un pasteur étaient difficiles dans de telles circonstances. Il s’attacha (nous empruntons ici les termes de la notice) à rendre sa prédication la plus claire, la plus attrayante et la plus pressante qu’il lui fut possible. Des moyens de l’éloquence, il possédait LE PREMIER, LA FOI.

En idées, il n’était pas inférieur à son auditoire. En sentiments, il était inépuisable. Sa pensée était aussi vive, aussi prompte, aussi saillante que celle d’aucun homme du Midi. Mais sa mémoire le servait mal.

Comme il avait beaucoup à lutter contre elle, il s’imposa le devoir d’apprendre les sermons de manière à ne laisser, à l'heure du débit, aucun travail à la faculté retardataire:

«Je ne prêchais, nous a-t-il dit, qu’après une triple préparation.

À la première, je gravais en moi les idées et les expressions de mon discours;

à la seconde, je m’attachais à vaincre les défauts de ma prononciation, et à acquérir une manière lente, accentuée, la plus propre à faire arriver aux âmes la pensée qui m’animait;

un troisième travail achevait de me rendre si entièrement maître de mes phrases, qu’elles se succédaient dans leur ordre, et comme d’elles-mêmes, dans mon esprit.»


Sa mémoire cessa dès lors d’entraver la liberté de sa pensée et d’en gêner les mouvements. Dès lors aussi sa parole coula facile, entraînante. Sa prédication attira la foule. Les temples se remplirent, et il y eut de nouveau des âmes attentives à la prédication de la Parole de Dieu.

Mais si longue et si pénible que fût cette triple préparation, M. Gonthier ne se borna point à ses travaux de prédicateur.

Il visitait assidûment les malades, les mourants, toutes les familles de son troupeau. Il annonçait, comme Saint Paul, les choses qui étaient utiles, et en public, et de maison en maison.

Bientôt on vint à lui de toutes parts pour lui demander conseil, et pour s’ouvrir à lui sur des matières délicates. Ses jours étaient alors si remplis qu’il ne lui restait, le plus souvent, que les dernières heures du soir à donner à sa femme et à son enfant.

M.Gonthier avait beaucoup de tact dans ses conversations particulières, une grande connaissance des hommes, et surtout cette affection du cœur qui se fait sentir à tous, même aux personnes les plus endurcies. Nous regrettons de ne pouvoir en rapporter qu’une ou deux preuves.

Un ancien militaire se présenta un jour chez M. Gonthier, moitié grondant, moitié honteux, assez embarrassé, à tout prendre, du rôle qu’il venait remplir.

Je ne sais, finit-il par dire, ce que je viens faire chez vous, Monsieur; à vous parler franchement, c’est ma femme qui m’a arraché la promesse de venir vous voir; je n'aime pas la chagriner, la bonne âme, et me voici.

M. Gonthier le fit asseoir. Alors, dans un simple récit, le vétéran raconta qu’uni par le mariage à une femme pieuse et qu’il aimait tendrement, il se voyait, sans trop savoir pourquoi, tourmenté par elle parce qu’il était, lui soldat, sans religion. Né, élevé au régiment, il n’avait jamais entendu parler de ces choses, si n’était depuis que sa femme lui en fatiguait les oreilles. C’était encore supportable, jusqu’à ce qu’elle eut entendu un sermon de M. Gonthier sur ce texte: Qui sait, ô femme, si tu ne sauveras point ton mari? Mais de ce jour, elle n’avait plus eu de repos qu'il ne lui eût promis de faire la démarche dont il s’acquittait à cette heure.

Pardonnez-moi, Monsieur, dit-il en terminant, de venir vous donner une peine inutile; mais je sais combien vous êtes bon, et vous conviendrez que ce que je fais, je le devais pour la paix du ménage.

M. Gonthier fit accueil à la franchise du brave. Dans cette première conversation, il s’attacha à gagner sa confiance, et réussit à lui faire désirer un second entretien. Après une deuxième visite, notre soldat exprima l’intention positive d’être instruit dans la religion. À la troisième:

M. Gonthier, dit-il, j'entrerai à l’avenir chez vous par la porte ordinaire, et non par la porte secrète (celle-ci servait à introduire les personnes qui avaient des motifs de ne pas rendre publique leur visite au pasteur).

Après avoir reçu quelques instructions:

Eh! Pourquoi, M. Gonthier, dit encore notre soldat, ajouterais-je à vos fatigues, tandis que je puis prendre part à la leçon ordinaire des enfants? Je viendrai désormais avec les catéchumènes.

Il fit comme il le disait.

Lorsque le moment de la fête de Pâques approcha, M. Gonthier lui demanda s’il voulait être admis à la Cène, et à quelle époque il désirait que se fît son admission particulière.

Particulière! et pourquoi? Ah! Monsieur, ce n’est pas au moment où je reçois de mon Dieu cette grâce excellente qu’il m’arrivera d’avoir honte de lui; j’irai avec les enfants.

Et quand l’heure de communier dans le temple avec les jeunes catéchumènes fut venue, le vétéran y alla.


Une autre fois, M. Gonthier entra chez une femme veuve depuis peu de temps, et dont les enfants, au nombre de huit, étaient si profondément divisés par l’intérêt que tout rapprochement paraissait impossible. Ce fut chose difficile à M. Gonthier que de faire entendre sa voix au milieu des torrents d’injures qu’ils s’adressaient. Enfin, réunissant tout ce que lui donna de forces le sentiment d’une grande obligation à remplir, il parvint à les dominer, à gagner leur attention, à les toucher, à les entraîner; et, tout émus, ils se promirent l’oubli du passé, se jetèrent dans les bras les uns des autres, sollicitèrent et obtinrent le pardon de leur mère; puis, ployant le genou, ils adressèrent, avec l’homme de paix, une prière d’action de grâces à Dieu, dont l’Esprit venait de descendre sur leur maison.

C’est ainsi que ce digne serviteur de Christ allait de lieu en lieu faisant du bien. Les catholiques eux-mêmes, oubliant leurs vieilles inimitiés, demandaient au pasteur protestant des conseils et des directions.

Mais tandis que M. Gonthier se dévouait à instruire ses semblables, il fut instruit d'en haut par la leçon du malheur, qui semble d'abord un sujet de tristesse et non pas de joie, mais qui produit ensuite un fruit paisible de justice à ceux qui ont été ainsi exercés.


Le 12 mai 1808, M. Gonthier eut la douleur de perdre sa femme, femme si chère à son cœur, modèle de piété, de bonté, d’amour conjugal et maternel. Au moment de partir, elle lui dit: Mon ami, Dieu te reste, il consolera ton âme! et le nom de Jésus-Christ fut le dernier qui sortit de ses lèvres déjà glacées par le souffle de la mort.

Sa fille ne tarda pas à la suivre dans la tombe, et M. Gonthier se trouva seul; seul, mais avec Dieu, mais avec Jésus-Christ et les espérances d’une bienheureuse immortalité.

Quinze ans après, M. Gonthier disait à ses neveux: Ces deux jours, le 12 mai et le 17 juin, ces jours où tout mon cœur fut brisé, sont, je n’en doute en aucune manière, les jours où mon Dieu m’a témoigné le plus d’amour.

Depuis qu’il eut perdu sa femme et sa fille, M. Gonthier se consacra plus complètement encore, s’il était possible, aux travaux de son ministère. Ses occupations et ses visites devinrent si nombreuses qu’il ne lui resta, pour la composition de ses sermons, que le temps qu’il mettait à aller d'une maison à l’autre, d’une affaire à une autre affaire. La nuit, il devait souvent se relever jusqu’à trois et quatre fois pour se rendre chez des malades.


Sa santé s’altéra sous le faix de si lourds travaux; ii perdit le sommeil, et vit de jour en jour s’accroître cet état d’irritabilité, de souffrance et d’épuisement qu’il conserva toute sa vie. Ses vieux parents, parvenus l'un et l’autre à la blanche vieillesse, et craignant que leur fils ne succombât sous le fardeau de ses fonctions, l’invitèrent de la manière la plus pressante à revenir dans le canton de Vaud; le consistoire de Nîmes ne négligea ni instances, ni prières pour garder le pieux pasteur dont-il appréciait les éminents services; mais M. Gonthier ne pouvait rester sourd à la voix de son vieux père; il partit, après avoir desservi l’église de Nîmes pendant neuf ans, et se retira dans la petite paroisse de Ballaigues, sur les confins de la Suisse et de la France.


***


Nous avons laissé M. Gonthier à Ballaigues. Il y porta ses profondes convictions chrétiennes, son zèle, son dévouement, et il y trouva, comme à Nîmes, le respect, la reconnaissance et l’affection de son troupeau.

En voici une preuve que nous aimons à citer.

Les habitants de Ballaigues apprirent que M. Gonthier voulait acheter un petit bois pour s’en faire un but de promenade et un lieu de repos. Ils s’empressèrent de venir l’inviter à choisir dans les bois de la commune le lieu qui lui agréerait; et quand il l'eut choisi, ils le prièrent de l’accepter pour tout le temps qu’il habiterait avec eux.

Mais ne se bornant pas là, ils apportèrent à cette place des pierres, des planches et de la mousse pour servir aux arrangements que M. Gonthier se proposait de faire.

Puis, craignant que les bestiaux, en pâturant, ne salissent ou n’endommageassent cette partie du bois, ils se rendirent tous, un jour,de grand matin , chargés de matériaux de clôture; ils passèrent sans faire de bruit sous les fenêtres de leur pasteur, et quand M. Gonthier visita son ermitage, il le vit, avec surprise, entouré d’une palissade qui venait d'être achevée.

Cependant il fut encore forcé de quitter la paroisse de Ballaigues, parce que la nature de ce poste ne lui permettait pas «d’avoir un suffragant au besoin. Il vint à Saint-Cergues, autre paroisse de montagne. Étrangers et amis accouraient en grand nombre, pendant la courte saison de l’été, pour passer quelques jours auprès de lui. M. Gonthier aimait à promener ses hôtes dans les environs charmants de Saint-Cergues. Il répandait un charme inexprimable sur tout ce qu’offrait le chemin. Enfant, il se délectait à la vue d’un simple arbrisseau. Un bleuet (c’était la fleur de sa Louise) lui faisait verser des larmes.

Doué d’un sens exquis pour les beautés de la nature, il n’y avait pas de tranquille vallon, pas de vue lointaine, pas de lieu si ordinaire dont il ne sut faire ressortir le caractère particulier. Tout devenait poésie, tout s’embellissait de la présence de Dieu.

Il avait surtout un tact prompt et sûr pour saisir les harmonies de la nature et de la grâce, du monde et de l'âme humaine. Jésus lui avait appris à écouter la terre parler ainsi des choses du ciel. On ne le quittait pas sans avoir l’âme émue, sérieuse et recueillie.

M. Gonthier fut bientôt appelé à remplir de tristes et douloureux devoirs; il descendit de sa demeure des montagnes pour fermer les yeux de son père et de sa mère, qui moururent presque en même temps. O mon cher, mon cher fils! ce fut la dernière parole du père de M. Gonthier.

Celui-ci revint à Saint-Cergues, brisé de fatigue et de douleur. C’était un coup dont sa santé ne devait plus se relever. Il ne fit que languir pendant les quelques mois qu’il passa à la montagne. Sa faiblesse était si grande qu’il devait fréquemment s’interrompre et s’asseoir durant sa prédication. Après le service, il avait beaucoup de peine, appuyé sur le bras d’un de ses amis, à franchir les vingt pas qui séparent le temple de la cure, et se jetait, tout haletant, sur la première chaise qui lui était offerte. Il fallut donc quitter aussi Saint-Cergues, et M. Gonthier descendit à Rolle, petite ville située sur les bords du lac Léman, pour y remplir la place de premier pasteur.

C’était en 1818. Quelques jeunes gens dont la prudence n‘égala pas toujours la piété, fervents et courageux comme on doit toujours l’être, mais enthousiastes et fougueux comme on l’est parfois dans l’enfance de la vie nouvelle, réveillaient alors l’antique orthodoxie qui s'était prise à dormir sur la couche que lui avaient faite les formes liturgiques et la décadence des convictions chrétiennes.

M. Gonthier, homme de foi et d’amour, n'avait point partagé ce sommeil, il apprit, cependant, au milieu des orages soulevés par le retour de la vie religieuse, à s’exprimer d’une manière plus juste, plus forte et mieux empreinte de la simplicité de l’Évangile; il se dépouilla de quelques formes légales, et sans cesser de montrer le ciel comme la récompense d’une vie sainte, il prêcha plus clairement qu'il ne l’avait fait, la gratuité de cette récompense, l’indignité de l’homme, le besoin pour toute âme d’une nouvelle naissance, et l’immense amour attesté au monde par le don de Jésus-Christ.

Mais il ne tarda pas à éprouver les atteintes d’une fièvre chronique, et la charge de l’église de Rolle devint trop pesante pour sa constitution affaiblie.

Ne lui restait-il donc plus qu’à végéter inutile sur la terre?

Sa carrière pastorale était-elle terminée?

Où que voulait de lui le Seigneur?

Comme il agitait en lui-même ces questions, et qu’il considérait son avenir avec anxiété, il vint à vaquer dans une église voisine un poste inférieur par le rang et par le reveuu à celui qu’il occupait, mais qui n’imposait qu’une tâche bien plus légère. Les fonctions de diacre à Nyon étaient presque renfermées dans la prédication du dimanche.

M. Gonthier espéra, si quelque force lui était rendue, de pouvoir reprendre l’exercice de son ministère dans un poste aussi doux. Au grand étonnement de plusieurs, il demanda la place vacante, et rompant, non sans douleur, le lien qui l’unissait à l'église de Rolle et les rapports qu’il y avait formés durant trois ans de ministère, il vint s’asseoir à Nyon, au terme de son pèlerinage. Mais cette fois encore son attente fut déçue.


Quelques essais de prédication, bien que faits à de longs intervalles, excitèrent en lui un état convulsif si violent et si prolongé qu’il dut s’abstenir complètement de remonter dans la chaire chrétienne.

Pour obéir aux conseils de l’art, M. Gonthier entreprit plusieurs voyages, et dirigea particulièrement ses pas vers le midi de la France. Il se rendait le plus souvent à Marseille et à Hyères. Dès qu’il était arrivé dans la chaude et pure atmosphère de la Provence, il sentait ses nerfs se détendre, ses sensations renaître et son existence se renouveler. Au reste, en diligence comme dans sa famille, dans les hôtelleries comme dans sa maison, M. Gonthier confessait Jésus Christ, et répandait au-dehors ses profondes convictions. Nous allons en rapporter deux, exemples:

«Je me tenais, dit M. Gonthier, dans mon silence obligé, quand un mot sorti de la bouche d’un des voyageurs porta l’entretien de tous sur le sujet de la religion. Il se trouva que notre intérieur de voiture se composait de personnes appartenant à des nuances bien diverses de scepticisme et de foi.

Dans leur nombre était un homme fort instruit, fort aimable, et qui parla du sentiment religieux avec égard, avec respect, mais comme d’un bien qui lui était et lui demeurerait probablement toujours étranger. Je ne pus rester davantage sans prendre part à l'entretien; j’y versai ma conviction. La conversation continua entre le spirituel interlocuteur qui y répandait les jugements de son esprit, d’un esprit riche et fécond, et moi, qui y mis mon cœur, ma foi, mon être tout entier.

Las, enfin, d’une lutte où nous combattions à armes inégales, touché aussi par des manières nobles, généreuses, et quelquefois par un accent qui me paraissait venir de l’âme, je ne pus retenir un mot qui s’échappa du plus profond de mon cœur. — Ah! Monsieur, lui dis-je, vous allez me juger bien singulier, bien dur, mais il est un vœu qu’il m’est impossible de ne pas former à votre égard... c’est que vous ayez quelque jour un grand malheur. — Les empreintes de la douleur écrites sur mon visage disaient assez que j’avais fait l’expérience de ce dont je parlais, et le sentiment profond dont j’étais animé avait passé dans ma voix.

Il y eut quelques moments de silence et d’un religieux recueillement. Quand la conversation recommença, ce fut sous une impression sérieuse. L’homme qui y avait pris le plus de part continua d’y apporter un vif intérêt; mais il se montra moins léger, moins préoccupé de ses propres idées, plus humble et le cœur plus ouvert. Tous, lui surtout, me témoignèrent une affection croissante...... Dès lors, j’ai reçu plusieurs lettres, pleines d’un intérêt qui me touche, de la part de l'homme à qui j’avais laissé lire tout entière la pensée de mon cœur. J’ai gardé du récit que je viens de vous faire cette instruction, que nous devons craindre bien moins que nous ne faisons d’ordinaire, de laisser paraître des convictions qui portent avec elles la paix de Jésus.»

Une autre fois, au sortir de Marseille, M. Gonthier se rencontra dans une voiture avec le directeur d’une de ces missions catholiques et monarchiques, qui exploitaient la France au profit de l'autel et du trône.

Le missionnaire était dans la ferveur de son zèle. Se voyant vis-à-vis d’un homme doux et d’excellentes manières, il n’eut rien de plus pressé que d’essayer d’en faire un prosélyte. Il jugea le succès facile, quand il apprit que l’inconnu avait assisté à plusieurs services de la mission, comme un homme à qui les choses religieuses étaient du plus grand prix. Déjà même il lui parlait comme à l’un des siens, quand son compagnon de voyage, humble, simple, mais avec un langage qui montrait beaucoup de jugement et de savoir, signala les différences qui existent entre la vraie religion et celle qu’il avait entendu prêcher par les missionnaires.

Le directeur de la mission ultramontaine n’était pas accoutumé à la contradiction; il fut surpris:

Quoi! n’êtes-vous point catholique?

 Je ne le suis pas.

 Et qu’êtes-vous donc?

 Je suis ministre de l’Église réformée.

Se remettant bientôt, le missionnaire sortit ses arguments contre la réforme. M. Gonthier, on peut le croire, y répondit sans peine, et avec autant de mesure que d’habileté. Son adversaire n’avançait pas un argument auquel il n’eût une réponse. Lorsqu’on fut au moment de se séparer, le directeur de la mission, prenant le ton d’autorité qu’il jugeait convenable à son caractère, somma l’humble pasteur chrétien d’éviter la perdition qui l’attendait, en se plaçant sous l’abri de l’Église apostolique et romaine.

 Ah! Monsieur, lui répondit M. Gonthier avec l’accent d’une âme qui connaît son Sauveur, si vous saviez le bonheur qu’il y a d'appartenir entièrement à Jésus-Christ!

Ne pouvant plus se livrer à la prédication ni aux autres travaux du saint ministère, M. Gonthier se sentit pressé de consacrer sa plume au service du Seigneur. C’était la seule voie dans laquelle il pouvait encore amener des âmes à Christ, et il y entra. En 1824 il fit paraître ses Exercices de piété pour la communion, ouvrage devenu classique et qui restera dans notre littérature chrétienne. Puis, il publia, d’année en année, d’autres écrits bien connus, les Mélanges évangéliques, la Collection de Lettres chrétiennes, la Petite Bibliothèque des Pères de l'Église, etc.

Dans l’espace de huit ans, il est sorti vingt-quatre mille exemplaires de ces ouvrages des presses de Genève. Ce n’est pas ici le lieu d'apprécier les talents littéraires de M. Gonthier. Deux mots suffiront pour exprimer notre pensée sur ce pieux écrivain: il est le Fénélon de l'Église réformée. L'illustre archevêque de Cambrai n'avait pas un cœur plus humble, une âme plus pure, une foi plus vive, un zèle plus fervent. Tous deux laissent voir dans leurs écrits la profonde piété qui les anime, et une inépuisable charité pour les âmes de leurs frères.

Tous deux s'attachent à montrer dans le Christianisme une religion d’amour, et songent moins à terrasser le lecteur par une puissante dialectique qu’à le conduire au Sauveur par le langage d’une ardente affection.

Plus heureux que le cygne de Cambrai, le pasteur de Nyon ne fut pas entraîné à prendre part aux tristes controverses de son temps; il traversa une époque difficile, sans se mêler aux querelles des partis religieux, si ce n’est qu’il priait pour tous devant le trône du Prince de la paix.


Nous approchons du jour où M. Gonthier dut rendre à la poudre qui était sortie de la poudre. Il eut encore à gémir sur la perte de plusieurs membres de sa famille auxquels il était attaché par les liens les plus doux, et ses yeux, qui avaient tant pleuré sur la tombe de sa femme et de sa fille, retrouvèrent des larmes pour de nouveaux malheurs.

Il y a quelque chose de solennel et d’attendrissant tout à la fois à suivre ce digne serviteur de Christ dans les derniers temps de sa vie. Il est souffrant, faible, épuisé, poursuivi d’un mal cruel qui ne lui permet pas même de s’entretenir avec les siens; et quand sa voix se fait entendre à de longs intervalles, c’est pour bénir la main qui le frappe? Il ne dort plus; il prend à peine un peu de nourriture, le moindre effort lui pèse et l’accable, il fait malaisément quelques pas dans sa chambre; mais s’il faut remplir un devoir d’amour, c’est encore lui, il est là tout entier, il se ranime, il a des forces, de l’énergie, il semble renaître avec toute l’activité, tout le dévouement de ses jeunes années!

Déjà la maladie est à son dernier stade, il a un pied dans la fosse, il ne reste plus qu’une ombre pâle et froide de lui-même, et il assemble autour de sa couche les membres de son troupeau; il leur adresse les plus pressantes exhortations, les plus touchants adieux, et l’on s’étonne de trouver cette abondance de vie dans une enveloppe que la mort a marquée de sa terrible empreinte.

Mais n’essayons pas de reproduire dans cette rapide esquisse des scènes qui doivent être accompagnées de tous leurs détails. Il faut les lire dans la biographie même à la laquelle nous n’emprunterons plus que le récit des derniers moments de M. Gonthier.

«Dès le matin (26 mai 1834) il crut remarquer les signes avant-coureurs du départ. Il désira voir un médecin.

Vous savez que le Chrétien ne craint pas le jour de sa mort, lui dit-il, il est son jour de fête. Veuillez me dire si vous croyez l’heure prochaine.

Peut-être aujourd’hui, fut la réponse; peut-être demain. Alors il laissa tomber des larmes de bénédiction et de joie. Tous les traits de son visage exprimèrent la reconnaissance envers Dieu.

Il nous appela: — Mes enfants, nous dit-il, je vous bénis pour tout le bien que vous m’avez fait; je vous bénis vous et vos enfants.....

De moment en moment il disait, avec l’accent d’un parfait espoir, ce seul mot, Jésus! parole puissante qui le couvrait pleinement; nom de paix, qui lui suffisait; abri sûr, qui ne lui manqua pas un instant. Quand il le prononçait, sa main s’efforçait de montrer le ciel, et ses yeux rayonnaient d’une céleste joie.

Son collègue, M. Dupraz, lut quelques versets des Écritures, et pria auprès de son lit; le mourant le bénit avec effusion. Jésus! Jésus! ne se lassa-t-il pas de redire avec l’expression de l'amour et du bonheur,....

Puis vinrent les dernières agitations. Nul trouble, nulle agonie. L'âme était en paix; mais de la souffrance encore: les sueurs le disaient assez.

Enfin, c’était vers six heures, ses yeux se fixèrent une dernière fois sur nous, et ils ne se fermèrent plus. La sueur se glaça. Nous élevâmes notre cœur au ciel.»

Archives du christianisme 1834 10 25

Archives du christianisme 1834 11 08



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