Table des matières

Valeurs spirituelles et Saint-Esprit


« C'est de Lui et par Lui et pour Lui que sont toutes choses. .» Rom. 11, 36

 

Il est peu d'expressions aussi galvaudées et confusément répandues dans les esprits par la presse et les déclarations diverses que celle de valeurs spirituelles. Il est à remarquer qu'elles sont invoquées le plus souvent par des incroyants, au moment où ils veulent en un certain sens se réclamer du christianisme, et lui rendre quelque politesse. Car il est entendu qu'un chrétien est automatiquement le «défenseur des valeurs spirituelles», et qu'on pourra toujours le rencontrer sur ce terrain et s'y faire de lui un allié. Vu de l'extérieur, en effet, le christianisme apparaît fréquemment aux incrédules comme un système de défense de certaines valeurs spirituelles. Ils ont même décrété que c'était là sa raison d'être, son essence même, tellement, que bon nombre de chrétiens ont fini par le croire et par s'estimer préposés à la garde des valeurs dites spirituelles. Et s'il arrivait que l'un d'entre eux protestât et affirmât : Pardon ! Un chrétien croit au Saint-Esprit, on lui répliquerait : Mais c'est ce que je voulais dire. Cela revient au même.

 

Autrement dit: on pense que croire au Saint-Esprit c'est croire à la sainteté des valeurs spirituelles; on pense que le Saint-Esprit n'est que la façon singulière et condensée d'exprimer l'ensemble de ces diverses valeurs. Ou plus communément on pense que le Saint-Esprit c'est la valeur spirituelle suprême, le sommet de toutes nos valeurs. Cela est très rassurant, très confortable. De degré en degré on débouche dans le Saint-Esprit. Tout est en somme une question de vocabulaire. Le chrétien est celui qui baptise Saint-Esprit ce que les hommes appellent valeurs spirituelles, de même qu'il baptise Dieu ce que les autres appellent idéal, sang ou nation. De sorte que tout le monde est d'accord; aucune question ne se pose. 111 en serait ainsi, assurément, si l'on s'en tenait aux, conventions d'usage, et si l'on consentait au péché qui, une fois de plus, trouve ici sa mesure en confondant l'homme et Dieu, en adorant la créature au lieu du Créateur.

Aussi tout véritable chrétien sera-t-il profondément gêné quand on l'affublera du titre de défenseur des valeurs spirituelles car il se doutera du malentendu, il sentira qu'avec ce système on veut simplement le réduire au silence, ramener l'absolue et bouleversante nouveauté de son message à des catégories bien connues dans lesquelles les diverses formes de l'incrédulité se sentiront à l'aise. Sans doute verrons-nous tout à l'heure que la foi chrétienne est bien en fin de compte le seul rempart efficace des valeurs spirituelles. Mais n'allons pas tout compromettre par notre hâte à affirmer comme une chose naturelle ce qui peut nous être accordé comme une grâce miraculeuse. Lier d'emblée le Saint-Esprit aux valeurs spirituelles serait le bon moyen de les perdre l'un et les autres.

Il faudrait commencer par savoir ce que l'on dit, quand on parle de valeurs spirituelles. Car ceux qui les annexent volontiers au christianisme confondent ce dernier avec une certaine forme de spiritualisme ou d'idéalisme, par opposition au matérialisme. Mais, faudrait-il alors lier le paganisme aux valeurs matérielles ? Cela serait absurde. Pourquoi sommes-nous si volontiers manichéen et jugeons-nous ce qui est spirituel comme venant de Dieu et ce qui est matériel comme venant du diable ? Valeurs spirituelles et christianisme, nous assimilons tout cela avec l'homme délivré de la matière, détaché du monde sensible et visible; nous cantonnons les valeurs spirituelles dans le domaine des idées, et le Saint-Esprit dans celui de la piété. Or un tel point de vue est celui de notre incrédulité. Car il n'est bibliquement de valeurs spirituelles qu'incarnées. Il n'est de valeurs spirituelles que là où les éléments divers de la création (objets, sons, couleurs, langage) sont pénétrés, transposés, animés par une personne humaine. Quand, au jour de la création, Dieu donne à Adam l'ordre de cultiver le jardin d'Eden, il n'est point là question seulement de jardinage (bien que l'art des jardins soit aussi une des valeurs spirituelles authentiques de l'humanité et que l'âme des rachetés doive être un jour comme un jardin bien arrosé » (Jér. 31, 12). Il est question de toute la culture, de tout ce que l'homme est appelé à faire de la Création mise à sa disposition. «Placé dans le jardin d'Eden pour le cultiver et le garder» : tel était l'ordre du Créateur dans lequel il faut chercher l'origine de tout ce que nous pouvons appeler «valeurs spirituelles» ou culture. Selon cet ordre il y a valeurs spirituelles partout où l'homme intervient dans sa liberté et dans sa personnalité de créature pour ordonner, pour informer, pour dominer la nature. Les valeurs spirituelles, c'est le jeu de toutes les choses de la terre aux mains de l'homme. Ce sont toutes les formes que peut prendre la création de Dieu dans les mains de la créature de Dieu. Ce n'est jamais un monde supra-terrestre, mais c'est la terre soumise à l'homme et cultivée par l'homme soumis lui-même à la Parole créatrice, et précisément libre, libre de se soumettre la terre dans la mesure où il est soumis lui-même à la Parole de Dieu, libre de créer des valeurs spirituelles dans la mesure où il est lui-même soumis à la liberté de l'Esprit créateur.

Du point de vue de la création, nous voyons déjà toute la différence : les valeurs spirituelles sont les créations de l'homme sous l'empire du Saint-Esprit dans la liberté créatrice qu'il reçoit du Saint-Esprit. Mais le Saint-Esprit c'est le Créateur lui-même. C'est celui dont l'homme reçoit son existence, la personnalité, sa liberté. Entre les valeurs spirituelles et le Saint-Esprit, il y a toute la distance des créations de l'homme au créateur de l'homme. Toute la distance mais aussi tout le rapport, l'homme constituant le trait d'union entre les valeurs spirituelles et le Saint-Esprit.

 

Nous parlons ici de l'homme dans l'intégrité de la création et de ce travail qu'il accomplissait dans le repos de Dieu, au septième jour. Mais, par la chute, l'homme a entraîné dans l'abîme toute la création et tout ce qu'il devait y cultiver. Dieu avait placé l'homme entre sa création et lui. L'homme reste toujours entre les valeurs spirituelles et le Saint-Esprit. L'homme ne peut pas déchoir et les valeurs spirituelles demeurer comme si elles étaient des créations directes du Saint-Esprit. L'homme ne peut se perdre sans perdre avec lui tout ce qui lui avait été remis. Entre les valeurs spirituelles et le Saint-Esprit il y a toujours l'homme, mais il y a maintenant l'homme déchu, l'homme pécheur, l'homme esclave du Malin. Aucune valeur spirituelle ne saurait être reliée au Saint-Esprit sans passer par cet homme, sans porter la marque de la déchéance humaine. Aucune valeur de la création n'est demeurée dans son intégrité première, subsistant en marge de la chute dans une pureté inhumaine. Car les valeurs spirituelles sont des valeurs humaines que nous ne saurions détacher de l'homme pour les suspendre à Dieu. Et toute valeur spirituelle, toute oeuvre d'art qui aurait la prétention d'être divine et d'échapper à la réalité du péché et de la chute, ne parviendrait qu'à être inhumaine et par conséquent bien plutôt diabolique que divine. C'est à ces valeurs-là, c'est à cette humanité qui refuse sa condition, à ce « monde», qu'il nous est ordonné de renoncer. On peut dire que l'espoir de sauver quelques valeurs spirituelles du désastre de la chute, d'y retrouver des éléments du paradis perdu, d'en faire un moyen de connaissance de Dieu, un pont jeté sur l'abîme, une révélation de l'éternité, est une tentative démoniaque et une ignorance du Saint-Esprit, le seul révélateur et de Dieu et des valeurs humaines.

Qu'il soit donc bien entendu qu'entre le Saint-Esprit, notre Créateur, et toutes valeurs spirituelles s'interpose l'homme déchu, et le jugement de Dieu sur cet homme, c'est-à-dire la Croix; et qu'en aucun moment on ne pourra remonter directement des valeurs au Saint-Esprit sans passer par l'agonie de Jésus-Christ.

Mais ici une grande question se pose: Si l'homme a entraîné dans sa chute toute cette création dont il avait la garde, toutes ces valeurs qu'il lui fallait soumettre et cultiver, comment dans ces conditions l'homme séparé du Saint-Esprit, son Créateur, a-t-il pu maintenir une si prodigieuse activité créatrice, une telle profusion de valeurs spirituelles ? Comment s'expliquer l'incomparable gloire de l'homme perdu ? Comment comprendre, en vérité, le développement de la culture humaine, la naissance et l'épanouissement des civilisations à l'intérieur de ce cercle infernal d'orgueil où l'homme s'est enfermé ? Comment situer l'étrange et merveilleux pouvoir d'invention de cet homme au coeur du monde qu'il a entraîné dans la mort. Comment cet homme, qui a fait entrer la mort et la corruption dans le monde, qui est devenu par sa révolte, non seulement un homme mort, mais une source de mort, peut-il donner de pareils signes de vie, que sont tous les grands monuments de la culture humaine ? Nous serions tentés de dire: comment de telles facultés sont-elles demeurées à l'homme révolté ? Car on peut bien dire que la grandeur de l'homme pécheur est plus étrange encore et plus inexplicable que sa détresse et que les valeurs spirituelles du monde de la chute posent à notre réflexion chrétienne un problème plus difficile que la coupe débordante de son iniquité.

Mais déjà nous avons mal posé la question car il ne s'agit pas de ce qui est demeuré à l'homme déchu. Il n'est pas juste de penser que la splendeur de la création tombée soit un reste de son intégrité première, autrement dit que l'homme ait pu sauver quoi que ce soit du désastre et conserver dans sa révolte jusqu'à la moindre parcelle de vie, la moindre possibilité créatrice. Sa splendeur n'est pas un reste. Elle ne nous tourne pas vers son passé mais vers son avenir. Elle ne nous dit pas d'abord ce qu'il a perdu, mais ce qui lui est promis, Les valeurs spirituelles sont des signes du Royaume qui vient avant de l'être du paradis perdu. Elles existent, non point parce que l'homme serait demeuré capable de quoi que ce soit d'authentique une fois séparé de Dieu, mais parce que Dieu, à l'instant même de la chute, lui fait la promesse de Jésus-Christ, qu'il le maintient dans sa patience pour le jour du salut et met l'héritage d'Adam à l'abri de la lame d'épée flamboyante pour le jour de sa guérison. Il n'est aucun intervalle entre l'instant de la séparation et le don que Dieu fait à l'homme de son Fils. Pas une seule seconde Adam ne vit dans l'ordre d'une nature demeurée bonne à demi: il se trouve aussitôt, par l'alliance de grâce, dans l'ordre de la promesse, c'est-à-dire d'une nature radicalement corrompue et en même temps renouvelée, justifiée, sanctifiée et promise à la Résurrection. Pas une minute de la vie d'Adam, pas une parcelle de sa nature n'échappe à la Promesse: cela signifie que le monde subsiste, que l'homme a du temps, le temps de peindre, de danser, de chanter, de lire et de voyager, le temps de se cultiver lui et ses enfants et son jardin, uniquement parce que le Fils de Dieu, en s'incarnant, a vécu tout son temps, a ramassé jusqu'aux dernières miettes de sa nature éparse, a assumé toutes ces valeurs afin que, les ayant fait passer par la Croix, les ayant dépouillées sur la Croix de la convoitise qui les rongeait, elles fussent destinées à la gloire du Royaume de Dieu.

Ainsi l'histoire du monde, et par conséquent de la culture humaine, se déroule exclusivement sous le signe de la promesse de Dieu. Adam n'est ce qu'il est à l'instant de la chute que parce que Christ meurt sur la croix et ressuscite le troisième jour. Tout comme chacun de nous est ce qu'il est à cause de la Croix et de la Résurrection, qu'il le sache ou qu'il l'ignore. Tout pouvoir a été donné à celui que nous avons fait mourir, que cela nous plaise ou non. Jésus-Christ règne. Les valeurs spirituelles et toute la splendeur dont l'homme est capable, de même que l'ordre juridique et social, sont les valeurs de son règne et non des restes de bonté naturelle1. «Tout a été fait par Lui et pour Lui et toutes choses subsistent en Lui» (Col. 1). Ainsi la capacité culturelle et politique de l'homme déchu est bien suspendue à l'Esprit du Seigneur, à l'Esprit de la Promesse qui supporte l'histoire de l'humanité.

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Alliance d'Abraham et de Noé

Mais si nous voulons y voir clair, nous serons ici obligés de prendre garde à ce fait que, dans la Bible, la promesse de Dieu se décompose en deux alliances distinctes, l'alliance d'Abraham - l'alliance particulière que Dieu accorde à son peuple puis à son Eglise, dont le signe est la circoncision, puis le baptême; dont le contenu est la liberté de croire, d'aimer et d'espérer; n'entrent dans cette alliance que ceux qui ont personnellement reçu le don du Saint-Esprit. - Mais c'est aussi et c'est d'abord l'alliance de Noé - l'alliance générale que Dieu conclut à la sortie du déluge avec tous les êtres vivants et dont le signe est l'arc-en-ciel. « L'arc sera dans les nuées, dit Dieu. C'est là le signe de l'alliance que j'ai établie entre moi et toutes les créatures qui sont sur la terre. » Alliance faite avec le monde entier, alliance de conservation du monde pour qu'il ne périsse pas tant que l'Eglise n'a pu faire retentir jusqu'à ses extrémités la promesse du Royaume. C'est en vertu de cette alliance que Dieu «ne cesse par ses bienfaits de donner des témoignages de ce qu'il est, en vous accordant la nourriture avec abondance, et en remplissant vos coeurs de joie » (Actes 14, 17). Ainsi tout ce qui remplit nos coeurs de joie, tout ce que nous aimons sur la terre : l'ordre et la justice et la culture et la beauté, toutes les valeurs spirituelles de l'humanité, croissent non point grâce à un restant de divinité demeurée dans l'homme perdu, mais grâce à ce soleil que Dieu dans sa patience « fait lever sur les méchants et sur les bons, sur les justes et les injustes » (Matth. 5, 45).

 

« Et le soleil n'est point nommé Mais sa puissance est parmi nous. »

St-John Perse

 

Le soleil n'est point nommé dans l'alliance de Noé. Les hommes ne savent pas pour qui et en qui leur joie subsiste. Mais dans l'alliance d'Abraham il est nommé. Le soleil de justice porte le seul nom donné pour le salut des hommes. C'est le nom de Jésus-Christ. L'alliance de Noé n'est pas conclue pour elle-même, mais pour le jour où ce nom retentira et c'est la puissance de ce nom, encore imprononcé, qui fonde l'alliance de Noé. C'est le Saint-Esprit qui garde au monde la possibilité d'être l'héritage de Celui qui vient.

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L'avenir des valeurs spirituelles

Tel est l'angle sous lequel il nous faut donc envisager le rapport des valeurs spirituelles et du Saint-Esprit. Et il s'agit de ne pas considérer cela comme une subtilité théologique, car il y va précisément de la subsistance même de ces valeurs dans le monde présent. En effet, s'il était question de ce qu'il est demeuré de puissance à la nature humaine, s'il existait un ordre naturel, indépendamment de la promesse de Dieu et de la Résurrection du Christ, nous pourrions être tranquilles au sujet de ces valeurs. Elles demeureraient quoi que les hommes fissent de la Parole de Dieu, elles s'épanouiraient incontestablement dans un monde qui proclame avec l'insistance que l'on sait la valeur de la nature et où l'on enseigne:

 

« Celui qui pousse l'irrespect au point de renier la loi du sang est la créature la plus impie qui se meuve sur la surface de la terre. En vérité, il n'y a pas d'autre péché pour l'homme que de transgresser les lois de la nature, de la création et par conséquent les lois de Dieu.2» Comment s'émouvoir du sort des valeurs gardées par une dogmatique aussi solide ?

D'ailleurs la culture antique et le droit romain ne se sont-ils pas épanouis avant que le nom de Jésus ait été prononcé ? De même que l'art chinois, incomparable, n'a pas attendu les missionnaires, certes, pour atteindre à une prodigieuse perfection, et que Karnak n'a point été bâti à la louange du Dieu d'Israël. Les valeurs spirituelles nous apparaissent historiquement comme parfaitement indépendantes de la Parole de Dieu, et capables de reprendre leur indépendance au jour, qui pourrait bien venir, d'une totale élimination du christianisme, et d'un retour pur et simple à ce que nous appelons l'ordre de la nature. Et beaucoup peuvent aujourd'hui rêver de la formation d'une nouvelle culture païenne et d'un nouvel ordre païen dans une véritable postchrétienté. Pourquoi en effet les valeurs d'avant le christianisme ne resteraient-elles pas celles d'après le christianisme ?

 

Ici nous pourrions bien nous faire quelque grave illusion et méconnaître le sens de l'histoire, quand nous pensons qu'une postchrétienté serait le simple rétablissement d'une préchrétienté. Nous ne nous rendons pas compte dans notre indifférence naturelle, que le nom de Jésus-Christ, but de l'alliance de Noé, ne saurait être prononcé impunément sur la terre, que la Parole de Dieu n'est pas une mélodie d'accompagnement, une musique de scène pour le théâtre du monde, et que par conséquent, s'il a existé un ordre préchrétien que Paul appelle dans le livre des Actes «ces temps d'ignorance » et si certains peuples vivent encore plus ou moins dans cet ordre, un tel temps est forcément aboli par la proclamation de l'évangile, et que le monde, s'il ne devient pas par la reconnaissance de cet évangile la chrétienté, devient alors non pas une postchrétienté, mais une antichrétienté, et que nous entrons alors, non pas dans un temps d'ignorance prolongé, dans le règne de celui qui ne s'est pas encore fait connaître, mais bien dans un autre temps, dans le temps de celui que la Bible appelle l'antéchrist. Une postchrétienté ne peut pas ne pas être une antichrétienté. Car la Résurrection de Jésus-Christ ne saurait être annoncée impunément sur la terre. L'Evangile n'est pas inoffensif ni facultatif.

 

Aussi pourrions-nous bien assister au total effondrement des valeurs qui semblaient subsister en elles-mêmes avant que la souveraineté de Jésus ne fût proclamée - et nous y assistons déjà - dans une postchrétienté où cette souveraineté aurait été délibérément rejetée et remplacée par la souveraineté nationale ou tout autre souveraineté que l'on voudra. Car les valeurs spirituelles (la culture et l'ordre social) ne subsistent pas en elles-mêmes, mais en Christ et pour Christ. Elles ont pu se développer dans l'alliance de Noé avant que nous le sachions, elles ne le pourront pas après que nous l'aurons su. Elles ne reprendront pas une indépendance qu'elles n'ont, en fait, jamais eue. Si, au jour de la chute, tout a pu subsister en vue de Jésus-Christ, si tout a pu être sauvé et recommencer à cause de Lui, alors que tout était perdu, si les valeurs spirituelles ont pu prendre naissance dans un ordre qui était déjà celui de la patience et de la grâce, nous ne saurions en conclure que le monde pourrait, en quelque sorte, perdre une seconde fois son Seigneur et subsister par une nouvelle promesse, une nouvelle patience, une seconde rédemption.

 

Nous n'avons pas le droit de penser qu'une postchrétienté pourrait être un climat où se développeraient encore des valeurs spirituelles authentiques. La terrible vérité du chapitre 6 des Hébreux qui s'applique à la vie personnelle du chrétien trouvera aussi sa répercussion historique. Celui qui a goûté la bonne Parole de Dieu « ne peut être amené à une nouvelle repentance, s'il «crucifie à nouveau son Seigneur ». Il semble que l'on puisse dire là aussi: le monde qui a goûté puis rejeté la souveraineté de Jésus-Christ, le monde où a retenti une fois la promesse du Royaume de Dieu et qui a été plus ou moins informé par elle, ne pourra pas être ramené à un certain ordre préchrétien, dans lequel les valeurs spirituelles attendaient leur Seigneur. Un monde qui aurait dépassé le christianisme, dépassé Jésus-Christ, à quoi voulez-vous que ses valeurs soient promises sinon à l'abîme ? Mais des valeurs promises à l'abîme ne sont justement plus des valeurs spirituelles, des valeurs humaines réelles, mais bien des valeurs sataniques. Car il n'est de valeur humaine, en quelque domaine que ce soit, que promise à la Résurrection. Aucune valeur ne saurait avoir un autre sens. L'histoire humaine n'a qu'un seul sens, celui du Royaume de Dieu, où la gloire et la richesse des nations, où toutes les valeurs humaines seront apportées dans la nouvelle Jérusalem et serviront à proclamer l'éternelle gloire de Jésus-Christ (Apoc. 21, 24-26). Même si ce sens au début n'était pas encore révélé, l'histoire cheminait vers ce but, toutes les nations se dirigeaient, sans le savoir, vers la montagne sainte du Dieu d'Israël; c'est bien ce que signifie l'histoire des rois mages. Mais depuis que ce sens a été révélé à tous les peuples, depuis les événements du livre des Actes des apôtres, depuis qu'au jour de la Pentecôte, la Parole de Dieu a éclaté dans le monde, l'histoire qui ne voudrait point recevoir un tel sens, l'histoire qui voudrait regarder au delà de ce but, deviendrait une histoire insensée, une histoire folle, un nihilisme où se décomposerait tout ce qui a le droit de s'appeler valeurs spirituelles, tout ce que l'homme, de par la promesse du Royaume, a pu composer de personnel, de libre et d'authentique.

 

Cela veut donc dire qui si le monde en venait à dépasser résolument Jésus-Christ (cela est possible et nous menace directement), il n'entrerait pas dans un ordre nouveau pour créer des valeurs spirituelles nouvelles ou en retrouver d'anciennes, mais, échappant à la Promesse, il ne pourrait jamais qu'organiser un désordre fondamental et inhumain où tout ce qui fait le prix de la vie, tout ce que nous pouvons aimer sur la terre, tout ce qui constitue notre vocation de créatures se décomposerait; où la violence militaire et policière faite à nos corps, accompagnée de la violence faite à nos âmes par le mensonge obligatoire et universalisé de la propagande, dresserait définitivement le nouvel homme à ne plus pouvoir rien faire qui soit promis au Royaume de Dieu - mais, ayant dépassé le but éternel de l'histoire, à marcher au pas dans le déroulement infini des siècles, comme une caravane qui a manqué le point d'eau qu'elle devait atteindre et qui ne peut plus que marcher pour marcher, en dehors de toute espérance, marcher au pas, marcher vers rien, marcher toujours dans un désert sans fin, la liberté, la dignité humaine et la puissance créatrice étant évanouies faute de toute espérance possible, de toute raison d'être possible.

 

Nous refusions tout à l'heure au chrétien le droit de se laisser promouvoir au rang de défenseur des valeurs spirituelles et nous maintenons ce refus, car nous n'avons rien à défendre, sinon notre espérance du Royaume et de sa justice. Mais voici que par contre-coup il nous faut bien constater qu'à l'avenir les valeurs humaines ne se passeront pas de cette espérance, et affirmer qu'un monde postchrétien ne verrait pas se maintenir ce que nous appelons valeurs spirituelles, mais ne pourrait que sombrer dans la barbarie et le chaos totalitaire; que s'il avait encore le pouvoir d'atteindre à une sorte de splendeur technique et collective, ce serait une splendeur inhumaine et satanique, ce serait l'ordre prévu par Dostoïevski. C'est pourquoi il nous faut conclure que les valeurs spirituelles, bien qu'elles aient pris naissance avant ou hors du christianisme et convergé vers une des douze portes de la nouvelle Jérusalem, auraient vécu le jour où la chrétienté aurait vécu. Bien que les valeurs spirituelles ne soient aucunement l'apanage de l'Eglise, bien qu'elles soient contenues dans l'alliance de Noé et non dans celle d'Abraham, on peut affirmer que le monde ne saurait rejeter le christianisme sans rejeter avec lui l'ensemble de ces valeurs ! Nous le répétons encore : il n'est de valeurs authentiques sur la terre que promises au Royaume de Dieu. Il n'est de gloire et de richesse parmi les nations que celles qui seront apportées au Cortège triomphal de Jésus-Christ le jour de son avènement, après qu'un échantillon en aura été prophétiquement offert par les rois mages à l'enfant de Bethléem.

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Matière et Esprit

Gardons-nous maintenant de penser que le monde postchrétien dont nous parlons soit le matérialisme et que tout se réduise ici à une mise en garde contre ce dernier. Il faut absolument dissiper cette équivoque. Un chrétien ne craint pas plus le matérialisme que le spiritualisme. Et ce que nous appelons valeurs spirituelles ne relève pas plus du spiritualisme que du matérialisme. Ce que la Bible appelle la Bête, c'est-à-dire justement cette domination postchristique et antichristique, est une réalité spirituelle, une domination religieuse, l'emprise du mensonge, l'emprise d'une mystique. N'oublions pas que le diable est un Esprit malin, et que, dit Paul, nous n'avons pas à combattre la chair et le sang, c'est-à-dire la simple réalité humaine intellectuelle et matérielle, mais le Prince de la puissance de l'air, mais les esprits mauvais qui sont dans les régions célestes (Eph. 6). Un monde où se seraient éteintes avec le christianisme toutes les valeurs spirituelles ne serait nullement un monde plus matérialiste que le nôtre3.

 

En tout cas, les démons sont de purs esprits et c'est peut-être là même leur supplice, puisqu'ils sont dévorés par la passion de s'incarner dans un corps humain pour y prendre forme. C'est du moins ce que nous montre un bon nombre de récits évangéliques et en particulier l'étrange histoire du démoniaque de Gadara qui supplie Jésus de le laisser au moins aller dans les pourceaux. Car il est moins terrible d'être difforme que d'être informe. Mieux vaut encore avoir la forme d'un cochon que pas de forme du tout. Et il semble bien que ce soit par un dernier acte de pitié à l'égard de ces démons que Jésus consente à ne pas les laisser devenir des fantômes ou des chimères. On comprend alors pourquoi la Bible jamais n'envisage pour nous un salut qui ne soit pas aussi celui de notre corps («Nous attendons la Rédemption de notre corps », dit Paul) et pourquoi Jésus après s'être incarne, après avoir revêtu notre existence corporelle et spirituelle, n'est point libéré de son corps par la mort pour « passer sur l'autre rive » ou pour « s'envoler vers la demeure paternelle» comme on dit, mais ressuscite le troisième jour, afin de pouvoir à la fin du monde « transformer notre corps misérable pour le rendre semblable à son corps glorifié par le pouvoir qu'il a de s'assujettir toutes choses» (Phil. 2). Tout ce que l'homme fait pour transformer le monde correspond consciemment ou inconsciemment à cette transformation finale de notre être tout entier; c'est un soupir de la création après cette rédemption de notre corps. Aussi vrai que nous sommes promis corps et âme à la Résurrection, aussi vrai que la terre autant que le ciel appartient à Jésus-Christ, les valeurs que nous appelons spirituelles ne peuvent être opposées aux valeurs dites matérielles, ni être détachées de cette matière, où elles s'incarnent et qu'elles dominent.

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Valeurs spirituelles et chrétienté

Il n'est pas certain que nous soyons à l'entrée d'une période antichristique. Nous sommes peut-être au contraire devant une éclosion nouvelle de la chrétienté, ce qui d'ailleurs comportera pour l'Eglise les plus graves tentations.

Serrons de plus près, dans l'ordre de la réconciliation, le rapport du Saint-Esprit et des valeurs humaines. Nous avons dit qu'il n'y avait de valeurs proprement dites que promises à la Résurrection. Or, le Saint-Esprit, qui est notre Créateur, est aussi notre Réconciliateur - en ce sens que c'est Lui et Lui seul qui nous révèle la souveraineté encore cachée de Jésus-Christ. Il nous introduit ainsi dans l'espérance du Royaume de Dieu et dans l'obéissance, et fait de nous les héritiers de la vie éternelle. C'est à bon droit que les liturgies de l'Eglise primitive parlent de l'Esprit de la Promesse, car il est celui qui nous révèle cette destination finale de toutes les valeurs humaines, cet immense concours de la création entière à l'édification de la nouvelle Jérusalem. L'Esprit de la Promesse porte l'histoire de l'humanité. C'est par Lui que le Ressuscite qui siège à la droite de Dieu, par-dessus toute domination, déjà règne sur le monde entier. Mais le monde ne le sait pas. Seul le croyant, c'est-à-dire celui qui a reçu personnellement l'Esprit de la Promesse, à qui la souveraineté de Jésus-Christ a été révélée, et qui est ainsi un membre de l'Eglise, connaît le sens dernier des valeurs spirituelles. Il n'a nullement le monopole de ces valeurs, mais seul, il en connaît la destination; aussi nous garderons-nous d'affirmer que le don du Saint-Esprit augmentera forcément notre potentiel de valeur spirituelle, et par exemple que la conversion d'un artiste en fasse un plus grand artiste, et qu'on devienne un meilleur poète en passant de l'alliance de Noé à celle d'Abraham. Le Saint-Esprit ne fait pas des artistes pas plus qu'il ne fait des gens moraux; il fait des croyants, ce qui est tout autre chose. Ce serait une erreur sectaire de vouloir faire de la réclame au Saint-Esprit par le moyen de l'art chrétien, comme de la morale chrétienne4.

 

Il serait puéril de dire que le peuple d'Israël a de plus grands artistes, de meilleurs poètes ou musiciens que les peuples païens, parce que Dieu lui a donné son Saint-Esprit. Certes il y a dans la littérature d'Israël, dans sa musique et dans son architecture, des valeurs spirituelles qui peuvent rivaliser avec celles de l'Egypte, de la Grèce et de l'Inde. Mais justement il n'est pas question de rivalité. Il ne s'agit pas de mesurer le Saint-Esprit au niveau des valeurs de tel peuple. Et d'ailleurs, le Saint-Esprit, garant de l'alliance de Noé, comme de celle d'Abraham, n'est pas moins responsable des valeurs spirituelles païennes que de celles d'Israël.

Non, ce qui est vrai, c'est que l'Esprit donne un sens, donne leur signification eschatologique aux valeurs spirituelles du peuple d'Israël. Il les rend prophétiques. Il révèle leur destination finale, et en elle, celles de toutes les autres. Ainsi, Bethsaléel dans l'Exode est rempli du Saint-Esprit pour fabriquer toutes sortes d'ustensiles magnifiques pour le tabernacle, signe de l'habitation de Dieu au milieu des hommes après le jugement dernier. Le temple de Salomon avec toutes ses merveilles proclame (d'une manière qui d'ailleurs ne laisse pas de nous inquiéter et de nous sembler prétentieuse) la splendeur future du Royaume de Dieu. La poésie des psaumes et la musique qui les soutient sont l'écho de la louange qui retentira autour du trône de l'Agneau dans l'éternité. Toutes ces choses ne sont par elles-mêmes ni plus belles ni plus significatives que bien d'autres, mais le Saint-Esprit les rend, pour le croyant, significatives. Il en fait des reflets de la gloire du Royaume de Dieu auquel elles sont destinées. Il en fait les termes de la description de ce royaume indescriptible. - Enfin, quand les rois mages déposent leurs trésors aux pieds de Jésus dans l'étable de Bethléem, ce sont leurs plus précieuses valeurs qu'ils offrent là. Nous ne pouvons dire si ces objets étaient plus beaux que ceux qu'Hérode gardait pour lui dans son palais, mais, en tout cas, ces valeurs trouvaient là leur destination, leur emploi définitif, leur signification éternelle. Elles prenaient là, peut-on dire, leur langage. Elles disaient dans la misère de cette étable et par delà l'ignominie de la Croix, la gloire de ce petit enfant.

Si nous voyons le Saint-Esprit jusqu'ici prêter aux formes, aux parfums et aux sons un langage prophétique, les couleurs ne sont point laissées à l'abandon. Quand l'Apocalypse tente de nous décrire la gloire de la Cité sainte, elle énumère les pierres précieuses qui forment le soubassement de la muraille: jaspe, saphir, émeraude, topaze, améthyste, etc... Van Gogh et Breughel, Holbein et Cézanne y eussent trouvé de quoi constituer leur palette. Non, certes, ce que l'homme peut faire avec des couleurs sur une toile pour transfigurer le monde, pour faire pénétrer dans les choses la puissance et la liberté de son regard, cela n'échappe pas à la Promesse, cela peut servir au Saint-Esprit pour illustrer la Bonne nouvelle. Cela peut nous rappeler le jour où Dieu régnera totalement sur le coeur de l'homme et où l'homme alors régnera sur la Création comme il régnait sur elle avant la chute. Car enfin qu'est-ce que la musique, la poésie, la danse, l'architecture, la peinture, sinon le règne de la créature fibre sur les choses, sinon la maîtrise de la personne humaine sur les mots, les gestes, les sons, les couleurs que Dieu lui avait remis pour exprimer sa gloire.

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Répercussions de l'Hérésie

Ici, nous demandons encore si la conscience que le Saint-Esprit donne à l'homme du sens de la culture et des valeurs spirituelles ne devrait pas rendre plus profonde, plus authentique l'inspiration du poète, du musicien ? Ne devrait-elle pas, à tout le moins, le délivrer du mauvais goût, du mensonge artistique, de la vulgarité, ou lui donner la modestie de se taire plutôt que d'encombrer la chrétienté des navets religieux les plus affligeants ? Il le semble, on voudrait pouvoir le dire. Il semble impossible qu'une vraie connaissance de la royauté de Jésus-Christ ne donne pas une impulsion sensible à la culture humaine. Mais alors d'où vient que si souvent nos Eglises aient été et soient encore le refuge du mauvais goût et de la paresse intellectuelle. D'où vient ce déchet musical et pictural de tant de milieux chrétiens ? D'où vient en particulier que les sectes spécialisées dans la manipulation du Saint-Esprit semblent spécialisées dans la laideur ? Il n'est certes pas question de rendre le Saint-Esprit responsable de ces catastrophes culturelles, lesquelles, au contraire, sont dues à diverses formes de désobéissance au Saint-Esprit.

Je voudrais en noter trois :

L'Eglise au siècle dernier, plus qu'à d'autres moments, a confondu les valeurs spirituelles et le Saint-Esprit; elle a cherché dans les valeurs humaines la connaissance de Dieu au lieu de demander au Saint-Esprit la connaissance de Dieu et des valeurs humaines. Cette confusion qui est mensonge, qui est idolâtrie, qui est hérésie, a compromis les valeurs humaines de cette Eglise. Il n'est pas de meilleures façons de perdre les valeurs spirituelles que de les diviniser et de mettre le Saint-Esprit à leur niveau; là où le Saint-Esprit n'est plus «adoré et glorifié, avec le Père et le Fils », mais réduit à une valeur humaine, à la partie divine de l'homme, le mensonge et le vide s'introduisent dans ces valeurs; de même que là où Jésus-Christ est réduit à un homme divin, au plus grand d'entre nous, toute la vraie grandeur de l'homme est perdue, la Promesse est évanouie; ce n'est point de croire en la divinité de Jésus-Christ et en la divinité du Saint-Esprit qui corrompt les valeurs spirituelles, c'est justement de n'y pas croire. L'Eglise qui confond la divinité du Saint-Esprit avec la divinité des valeurs spirituelles perd le sens des valeurs spirituelles, comme en confondant la divinité du Fils unique avec la divinité de l'homme, elle perd le sens de la grandeur humaine. Mieux vaut n'être jamais entré dans une pareille Eglise.

Mais, direz-vous, il y a eu des Eglises, il y a eu des mouvements religieux, où l'on a cru en Jésus-Christ, où l'on a cru au Saint-Esprit, où l'on a attendu le Royaume de Dieu, et qui furent le tombeau des valeurs spirituelles, et qui le sont encore. - Oui, certes, cela se peut. Mais il faut dire alors :

C'est qu'on n'y prend point garde à l'amplitude de la Promesse, à la totalité de l'obéissance et de l'espérance chrétiennes, et à la royauté que Jésus-Christ exerce. C'est qu'on y réduit le salut à une béatitude intérieure, à une piété personnelle, abandonnant au diable les valeurs culturelles, comme aussi les valeurs politiques, devenant indifférent à l'iniquité artistique comme au déshonneur national.

Ou bien encore, c'est que l'on anticipe, on se croit déjà dans le Royaume de Dieu, on oublie que Christ n'est point revenu et que nous sommes seulement des pécheurs sous l'empire de sa Promesse; on se décharge de sa croix, et l'art que l'on fait veut alors être une représentation directe du Royaume de Dieu; les livres que l'on écrit veulent «faire voir » l'état du converti; les valeurs chrétiennes deviennent les valeurs même du Royaume de Dieu, des valeurs divinisées, glorifiées au lieu d'être seulement pardonnées et promises à la gloire. Et c'est alors la glissade inévitable, effroyable dans la mièvrerie, dans l'angélisme, dans la mômerie. C'est la littérature pieuse propre à dégoûter tout homme bien né de la vie chrétienne. C'est l'écoeurante facilité de cette poésie, de cette peinture, de cette musique qui ne coûte rien, aucune recherche, aucun effort, parce qu'elle ne cache rien, et qu'elle veut être l'étalage, la devanture où le trésor du Royaume est exposé, avec indiscrétion, avec impudeur, au heu d'être le champ où le trésor est caché, la pâte que secrètement le levain soulève.

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Répercussion de la foi

Assurément l'hérésie, l'infidélité de l'Eglise est aussi funeste à la culture que le rejet de l'Evangile, parce qu'il est plus grave de prendre en vain le nom de Jésus-Christ que de ne pas le prononcer, parce que le sel qui perd sa saveur n'est plus bon qu'à être foulé aux pieds. Pourtant si l'hérésie peut avoir de telles répercussions, nous pourrions essayer de noter, pour finir, bien qu'avec prudence et réserve, quelques contre-coups culturels d'une vraie foi au Saint-Esprit, essayer d'entrevoir la portée d'une vraie compréhension de la promesse qui nous est faite dans la Bible et que nous résumerons une dernière fois : les valeurs spirituelles ne sont pas les valeurs du Royaume de Dieu. Elles ne sont pas davantage les valeurs d'un monde abandonné à Satan. Elles sont les valeurs d'un monde déchu mais promis tout entier à la Résurrection et porté par la puissance de cette promesse qui est la puissance que Jésus-Christ exerce déjà de par sa Résurrection et son Ascension.

C'est le Saint-Esprit qui ouvre nos oreilles à cette promesse et qui nous donne ainsi tout entiers à Jésus-Christ pour le temps et pour l'éternité. Il n'est aucune limite à la vocation de fidélité et de vérité qui nous est de la sorte adressée dans tous les domaines.

Notons maintenant, parmi bien d'autres possibles, trois de ces répercussions :

L'homme auquel le Saint-Esprit fait voir toutes choses à la lumière de cette Promesse, dans la perspective de la nouvelle Jérusalem, cet homme pourrait bien recevoir une faculté d'étonnement, cette faculté d'émerveillement qui est sans doute ce par quoi il nous est demandé de ressembler aux petits enfants, et sans laquelle nul ne peut recevoir le Royaume.

Mais cette faculté d'émerveillement, ce pouvoir d'enfance, n'est-ce pas le secret de toute poésie, de toute musique, de toute peinture. N'est-ce pas le secret de Mozart ? N'est-ce pas le secret, pour chacun de nous, de toute vraie lecture, de toute véritable audition, de toute compréhension d'une oeuvre d'art ? Il se pourrait donc que le Saint- Esprit, si nous y croyons vraiment, nous rendît plus sensibles aux valeurs de la Terre et ouvrît notre intelligence et notre coeur à l'étonnante valeur du moindre ouvrage où transparaît l'intervention de la personne humaine.

En nous révélant la souveraineté de Jésus-Christ le Saint-Esprit nous rend libres, totalement libres à l'égard de toutes les puissances de ce monde, libres d'aimer Dieu et de le servir quoi qu'il arrive. Mais la liberté n'est-elle pas la condition absolue de toute création artistique, de toute culture digne de ce nom, le seul climat où puisse s'épanouir les valeurs spirituelles ?

Certes il n'est pas question de confondre la liberté que nous donne le Saint-Esprit d'aimer Dieu et d'attendre son Royaume, avec la liberté de l'homme qui crée une oeuvre d'art, avec la liberté du poète, du musicien, du romancier, et de celui qui goûte la poésie, la musique, le roman. Il n'est pas question de confondre la liberté que nous avons tous dans l'alliance de Noé avec celle qu'ont les seuls croyants dans l'alliance d'Abraham. Cependant nous ne dirons pas que les deux libertés sont sans rapport. En nous donnant Jésus-Christ comme unique Seigneur et en libérant ainsi l'Eglise de toute servitude, le Saint-Esprit est, par contre- coup, au milieu du monde asservi, une prodigieuse semence de liberté. Il est impossible que la liberté de l'Eglise ne rejaillisse pas sur les autres libertés. On peut donc dire qu'une Eglise vraiment libre, par sa seule présence au milieu d'une nation, constituera dorénavant la garantie de sa culture et le climat de ses valeurs spirituelles.

En nous engageant au service du seul Seigneur, le Saint-Esprit nous arrache à notre paresse naturelle, à ce chômage, à ce laisser-aller, à cette indifférence, à cet « à quoi bon » de notre existence. Ne pourrait- il pas y avoir ici encore un contre-coup culturel ? Ne faudrait-il pas que nous fussions délivrés par là même de cette consternante paresse qui sévit dans les milieux chrétiens et qui a fait préférer à toute une génération les valses anglaises et les marches militaires aux chorals et aux psaumes ?

 

Et avec cela, nous serions sans doute alors délivrés du mauvais goût qui est l'expression de la paresse artistique et la forme culturelle du péché. Oui, cela pourrait bien être une répercussion de la foi au Saint-Esprit, et un domaine de plus de notre obéissance qui ne serait pas négligeable. Car enfin si la bonne odeur était pour les enfants d'Israël le signe d'un sacrifice agréable à l'Eternel (puisque aujourd'hui l'usage de l'encens est aboli), pourrions-nous monter d'un degré dans l'échelle de nos sens et penser que le goût soit une marque au moins aussi importante de la pureté de notre offrande ? Vous ne voyez pas les rois mages sortant une camelotte japonaise de leurs coffres. Et quel est l'homme qui eût songé à répandre de mauvaises odeurs dans le temple de Jérusalem, à moins que ce ne fût dans l'intention évidente de blasphémer. Mais alors le mauvais goût qui a trop souvent régné dans la vie de nos paroisses n'est-il pas un inconscient blasphème, une manière de prendre en vain le nom de Celui à qui tout appartient et la Promesse qu'il nous a faite de régner avec Lui sur sa Création ?

Si donc notre vie chrétienne est d'offrir à Dieu nos corps en sacrifice vivant, saint, agréable à Dieu; si notre vie personnelle, familiale, ecclésiastique et nationale doit être un tel sacrifice, nous pourrions essayer d'en faire un sacrifice de bon goût, un sacrifice dont la forme extérieure soit un signe de l'amour et de l'espérance dans lesquels il est offert, de sorte que la valeur spirituelle de notre offrande soit un contrecoup de notre foi au Saint-Esprit.

Et puisque, par la grâce du Saint-Esprit, c'est notre vie entière qui est offerte à Dieu, notre Eglise, notre maison, notre pays, ce sacrifice impliquera que nous essayerons par obéissance, par fidélité, et par espérance du Royaume, de ne pas tolérer dans nos Eglises, nos maisons et nos campagnes, dans aucun domaine de la vie culturelle, rien qui soit laid, rien qui soit facile, rien qui soit faux, rien qui cède à l'esprit de richesse ou de vulgarité ou de paresse, rien qui témoigne de notre asservissement à des lieux communs, à des slogans, à des idoles.

Il y aura là une manière de témoigner que par la puissance de l'Esprit saint, l'Eglise dans notre pays est libre, que tout le pays en reçoit sa liberté, qu'ainsi les hommes y sont responsables, que la culture y demeure possible et que les valeurs spirituelles y sont portées sur la promesse du Royaume de Dieu.


N. B. Nous référant à la gloire du Royaume promis nous avons essentiellement parlé des valeurs culturelles. Il resterait une étude à faire qui, se référant à la justice de ce Royaume, aborderait la question des valeurs éthiques.

Si nous sommes appelés à nous joindre au cortège des nations qui apporteront leur gloire et leur richesse à la nouvelle Jérusalem, et s'il est vrai que toute valeur culturelle authentique ne saurait avoir d'autre destination, - à plus forte raison tout le comportement des hommes dans la cité ne peut-il être qualifié et recevoir une valeur éthique que de cette même destination. Ici encore le Saint-Esprit, en révélant à l'Eglise la souveraineté du Christ et le sens de l'histoire, donne au monde sa chance unique, non seulement de culture et de beauté, mais d'abord et surtout de justice, de vérité et de liberté, et par là sa chance unique de vie communautaire, d'entente et de paix relative, sa chance unique d'une vie valable et humaine, malgré la provisoire domination de la puissance des ténèbres.

La justice viendrait en premier lieu, puisqu'elle est la Révélation même de l'Evangile (« Dans l'Evangile est révélée la Justice de Dieu «, Romains 1, 16) et la loi éternelle du Royaume à venir (« Cherchez premièrement le Royaume de Dieu et sa justice », Matthieu 6,33) et parce que tout ce que Dieu a fait pour nous dans son amour, il a dû le faire pour nous justifier. La mort de Jésus sur la croix est en effet la Révélation éclatante et terrible du prix que Dieu attache à sa justice. Nul ne peut recevoir une telle révélation et la proclamer sans devenir celui qui a «faim et soif de la justice » (voir à cet égard dans les Cahiers du Rhône « Le Prix de la Justice»).

Il faudrait ensuite parler de l'honneur, car l'Evangile est la révélation aussi de tout ce que Dieu a fait «pour l'honneur de son nom». Et c'est là que nous apprendrons qu'il existe pour l'homme, même sur le plan humain, un trésor plus précieux que la vie. L'honneur et la dignité d'une créature étant ce qui doit être respecté à tout prix, au prix même de la vie.

Il faudrait parler de la vérité et de la loyauté, parce que la Révélation nous apprend aussi ce que c'est qu'une parole donnée et une parole tenue, - et que s'il est sur la terre un seul homme qui tienne parole, s'il est par conséquent une confiance possible entre les hommes et entre les peuples, c'est pour la seule raison que Dieu est celui qui est fidèle à sa promesse.

Il faudrait parler enfin de liberté. Puisque Dieu se révèle comme le Libérateur, comme celui qui rompt tout lien de servitude et donne aux esclaves la possibilité de leur première démarche libre, tout acte libre, toute pensée libre, proclame la venue du Royaume. Et nul peuple ne pourrait négliger des principes comme l'Habeas corpus, la liberté de conscience et la liberté d'opinion sans négliger la Royauté du Christ et l'amour du prochain.

C'est ainsi qu'un monde échappant à la Révélation n'échapperait ni à l'injustice, ni au déshonneur, ni au cynisme, ni à l'esclavage. On ne bâtit rien qui tienne sur le sable du coeur humain mais sur le rocher de la Parole.

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1 Lire à ce propos: Le Règne de Christ, de CULLMANN, dans les Cahiers bibliques de «Foi et Vie ».

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2 F. Schmidt (Das Reich als Aufgabe).

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3 Encore une fois, répétons-le, il n'existe aucune valeur désincarnée. Et un art tel que la danse qui peut nous apparaître comme une des plus hautes valeurs spirituelles dans la Bible, c'est-à-dire comme un des pointe culminants de la joie d'une Créature promise au Royaume de Dieu (la danse de David devant l'arche), la danse est bien le plus incarné des arts. (Elle peut être démoniaque, bien entendu, et incarner aussi le désespoir et la convoitise de Salomé, et nous savons combien dans le monde de la Croix une telle affirmation peut et doit être mise en question. Nous savons qu'heureux sont ceux qui pleurent! et que M. Vischer était en droit de nous objecter: « Oui, mais Jacob après le coup qu'il a reçu ne pouvait plus danser ». Certes, le monde où le Fils de Dieu ne cesse d'agoniser n'est pas le monde de la joie et de la beauté, mais il n'en reste pas moins que dans la Bible, la lumière de Pâques, à certains moments, perce à ce point l'obscurité qu'elle fait danser ceux qui pleurent et oublier à David la hanche douloureuse de son grand-père et promettre à Jérémie un nouveau monde où « la jeune fille s'égaiera en dansant » 31-13.)

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4 Comment ne point se rappeler ici pour qui fut écrit l'un des plus beaux poèmes de tous les temps, L'invitation au voyage

« Mon enfant, ma soeur,

Songe à la douceur

D'aller là-bas vivre ensemble...

Vois sur ces canaux

Dormir ces vaisseaux

Dont l'humeur est vagabonde... »

 

Cette enfant, cette soeur, c'était la femme qui disait à Baudelaire : «Paie d'abord !... »

(On pense encore au suicide de van Gogh, au paganisme de Rilke, à l'indécision de Ramuz.)


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