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L'espérance du Royaume et les espérances humaines

« ... nouveau-nés pour une espérance vivante. » (1 Pierre 1, 3)

 

Il est certain que pas un homme ne vit une seule minute sans espérance, et que le désespoir absolu ne peut pas se regarder en face. Même l'homme qui se suicide attend quelque chose de la mort. Il espère au moins que la mort terminera son désespoir. Mais si la mort n'en était pas la fin, si la mort n'en était que le reflet et l'aliment ou la substance même ? Si la mort n'était que l'éternelle fixation du désespoir! Si elle signifiait le moment venu où il n'y a pour l'homme rien, éternellement rien à attendre ! Nous ne supporterions pas la pensée de cet enfer que pourtant nous côtoyons sans cesse. En tout cas, pour le moment, nous jetons sur lui le voile d'un grand nombre d'espérances humaines et nous vivons par elles.

Espérances de notre vie personnelle, de notre vie sociale et nationale.

Espérances de notre jeunesse, promesses de l'amitié et de la culture.

Espérances nationales qui nous brûlent aujourd'hui, qui nous dévorent pour de justes raisons, espérance du jour où l'Europe entière sera guérie, espérance du jour où les Etats seront fidèles à leurs promesses et non seulement à leurs menaces, où les hommes pourront à nouveau se comprendre parce qu'ils tiendront parole.

Certes, elles sont encore bien moins négligeables que les autres, ces espérances-là, et il est bon que nous ne puissions vivre une heure sans elles, sans nous attendre à ce que tout ce qui fait la vie digne d'être vécue remporte la victoire.

Espérances sociales, espérance d'un monde où l'argent cesserait d'être la mesure de toute chose, où nul ne pourrait s'enrichir aux dépens de la misère des autres, où d'une classe à l'autre les hommes parleraient le même langage, partageraient les mêmes soucis, où la prodigieuse abondance des richesses économiques servirait au bonheur de tous et non au massacre universel.

Assurément l'on peut avoir ces espérances et il faut les avoir. Mon intention n'est certes pas de les traiter à la légère et de les jeter par-dessus bord vous disant que tout cela n'est rien, d'autant moins que ces espérances sont aujourd'hui pitoyablement défaites, et qu'un certain nombre de gens en profitent pour les narguer. Certes, nous avons nous-mêmes fréquemment jugé les espérances de l'avant-guerre. Nous avons abondamment dénoncé toutes les espérances sociales et internationales d'avant-guerre. Aujourd'hui je ne me sens pas le coeur à redire les mêmes choses. Il n'en reste pas moins qu'un chrétien ne saurait parler de son espérance sans dénoncer l'illusion de toutes les autres. Mais comprenez ce qui me trouble, comprenez ce qui me gêne. Je voudrais plutôt me taire à jamais que de ressembler à celui qui profite de la défaite pour piétiner des espérances vaincues et venir les assommer à coup de: « J'avais raison». Non, certes, sur le champ de bataille où gisent pêle-mêle, l'esprit désemparé, des millions d'hommes avec dans leurs bras, comme des enfants morts, leurs espoirs d'autrefois, et qui ont soif, et qui demandent à boire pour ces espoirs agonisants et qui demandent s'ils peuvent vivre encore avec eux ou bien s'il faut entrer résolument dans le grand désespoir, à tous ces hommes-là dont vous êtes peut-être, dont vous êtes, je l'espère, les: «j'avais raison », les: «je l'avais bien dit», les: «je savais bien » d'une théologie avertie, ne sont pas le verre d'eau que nous avons à tendre, ne sont pas la vérité que par amour nous ayons tout d'abord à leur dire. Car c'est facile cela, c'est trop facile, c'est honteusement facile. Je ne veux pas de cette honte. Je ne veux pas que le chrétien soit de cette espèce insupportable d'hommes qui toujours l'avaient bien dit, et qui se réjouissent presque du triomphe de l'iniquité parce que cela leur donne le moyen de triompher dans leur théologie ou dans leur politique.

Devant l'effondrement des espérances humaines, il n'y a pas pour un chrétien de quoi triompher. Car, si Dieu, lui, avait bien dit les choses, et s'il est le seul à avoir jamais bien dit quelque chose, nous, nous avons mal dit, très mal dit, ce que Dieu avait bien dit. Nous avons à la fois beaucoup trop prisé et beaucoup trop méprisé les espérances humaines. Ce n'est pas le moment parce qu'elles sont à terre, de les traiter de haut. Bien plutôt c'est le moment de se pencher sur elles, de se mettre avec elles et d'affirmer que la plus pauvre petite espérance, la plus souillée de convoitises et d'intérêts, la plus lamentable petite espérance humaine, la plus petite bribe de cette espérance, est préférable au gigantesque parti pris de désespoir dans lequel nous entrons.

 

Cela est pour mettre les choses au point et qu'il soit entendu que le jugement que l'Eglise est amenée à porter sur toutes les espérances humaines a pour seul fondement la Parole de Dieu et que toutes les menaces du monde n'y sont pour rien. Nous n'avons que faire de l'approbation de Juda et d'Hérode quand nous déclarons avec douleur, avec frayeur, que le Fils de Dieu demeure crucifié dans le monde, qu'en lui c'est le monde avec tout ce qu'il veut et tout ce qu'il attend qui est condamné, et qu'en lui toutes les espérances humaines sont jugées. De toute notre âme nous voudrions qu'il ne le soit pas, mais nous savons qu'il doit l'être, qu'il ne peut pas ne pas l'être; de toute notre âme nous voudrions que le monde s'améliore, mais nous savons qu'il ne le peut pas et que la Bible espère autre chose que toutes les améliorations imaginables du monde et de notre vie. L'espérance biblique est toute différente de celles dont les hommes ont essayé de vivre ces cent cinquante dernières années, comme aussi le jugement que la Bible porte sur nos espérances est sans rapport aucun avec le cynisme des hommes de l'ordre nouveau et des adorateurs du désespoir.

 

Pour, essayer de comprendre cette différence, efforçons-nous de répondre, en toute franchise, en toute clarté, à cette question élémentaire : à supposer que chacun de nous espère beaucoup, pour lui, pour son pays, pour le monde, qu'y a-t-il derrière notre espérance ? Qu'y a-t-il au bout de notre espérance? Non pas sur son chemin, mais tout au bout ? Et qu'y a-t-il à son point de départ, à sa toute première origine ? Autrement dit, par quoi commence-t-elle et par quoi finit-elle, notre espérance ? Il y a quantité de belles choses, ou de choses connues sur sa route, mais d'où vient-elle et où va-t-elle ? Il est relativement aisé de suivre le cours de l'espérance humaine, mais qui donc ose s'aventurer jusqu'à sa source et qui veut aller voir où elle se jette ? Voulons-nous essayer de répondre franchement, sans nous leurrer et sans nous obstiner à laisser dans le brouillard, la question, la seule vraie question: celle de l'origine et de la fin de cette espérance ? La Bible nous l'indique : l'espérance humaine remonte à la chute, elle prend sa source dans l'angoisse de l'homme séparé de son Créateur et dans la convoitise de ce paradis qu'il a perdu en voulant être son propre Dieu. L'espérance naturelle de l'homme n'est hélas pas autre chose à son origine qu'une insondable convoitise, c'est-à-dire une volonté désespérée d'être et d'avoir grâce à soi-même ce qu'on ne peut être et n'avoir que grâce à Dieu. L'espérance humaine ne peut pas remonter plus haut que cette convoitise. Il n'est aucun sentiment humain qui ne soit déterminé par le grand désastre originel et qui puisse jeter ses racines ailleurs que dans l'angoisse et l'abîme de l'absence de Dieu, ailleurs que dans « le silence éternel des espaces infinis». A la source de mon espérance il n'y a personne, personne d'autre que moi. Mon espérance n'a pas d'autre vie que la mienne, pas d'autre fondement que moi-même, que ce moi perdu dans l'abîme. Les racines de mon espérance plongent dans le vide.

Et puis, où va-t-elle donc ? Si je la pousse à fond, si je veux qu'elle aille jusqu'au bout, si une fois atteints tous les buts humains, si une fois parvenu à je ne sais quelle organisation idéale du monde, si une fois parvenu à toutes les victoires souhaitables, je demande : «et puis après ? » Si vraiment je veux poursuivre et savoir en fin de compte ce que j'attends, je plonge à nouveau dans cet abîme et cette angoisse d'où mon espérance est partie. Malgré tous mes sursauts, je ne puis empêcher que mon espérance n'aille finalement se jeter dans la mort ou se dissoudre dans « l'océan des âges ». Aucun raisonnement, aucune ferveur ne peuvent en détourner le cours inexorable.

Au terme de mon espérance, il n'y a personne, personne d'autre que moi. Certes, mon espérance peut être grande et belle. Finalement, elle est aussi morte que moi. Elle n'a pas d'autre vie que la mienne. Ni dans le passé, ni dans l'avenir, elle ne peut me dépasser vraiment. En un mot toutes nos espérances sont prisonnières de notre désespoir. Elles n'en peuvent pas sortir. Elles ne circulent qu'à l'intérieur de notre angoisse fondamentale. Oui, nos espérances sont pour ainsi dire toutes bordées par le désespoir, toutes contenues par lui. Le malheur n'est certes pas que nous ayons des espérances, mais c'est bien plutôt qu'il n'y ait pas de véritable espérance dans nos espérances, c'est qu'elles soient toutes les espérances d'un homme désespéré, c'est-à-dire d'un homme qui ne peut rien attendre que de lui-même, et dont toute la confiance repose sur lui-même. Tout ce que l'homme espère commence avec lui et finit avec lui. C'est l'espérance morte d'un homme mort, c'est l'espérance d'un homme « sans espérance et sans Dieu dans le monde».

C'est pourquoi elle n'est pas efficace. C'est pourquoi elle ne peut pas tenir contre les armées du désespoir qui avancent et en qui elle est obligée secrètement de se reconnaître, désespoir auquel elle ne peut aujourd'hui résister parce qu'elle ne l'avait jamais réellement surmonté. Que l'on demande compte aux peuples de leurs espérances et qu'on leur déclare. «Ce que vous espériez, c'est moi qui vous l'apporte, c'est moi qui vous l'impose, c'est moi qui vous exauce» et les espérances humaines alors bientôt se rangent et mie soumettent. Comment tiendraient-elles devant celui qui est à leur origine et à leur fin, comment se dégageraient-elles de l'étreinte du désespoir qui, depuis toujours, sans qu'elles le sachent, veillait à leur horizon. Les espérances bourgeoises, les espérances socialistes, les espérances idéalistes, les espérances morale& et religieuses, toutes ces espérances fatiguées du vieil homme, que pourraient-elles aujourd'hui contre le dynamisme du désespoir ? Elles sont comme une ligne de défense qui n'est pas terminée et qui est prise à revers. Le malheur, c'est qu'aucune de nos espérances n'est terminée, c'est-à-dire ne s'appuie à un commencement et à une fin solides et sûres, de sorte qu'au jour de l'épreuve, le désespoir les tourne et les prend à revers et tout le travail, tout le fruit de nos espérances se trouve vain.

Si notre espérance n'est pas une ligne continue qui part d'un point incontournable pour aboutir à un autre point également incontournable, elle ne sert à rien, elle n'est rien, elle est déjà livrée au désespoir et prête à entrer dans l'ordre nouveau. Donc, tant que la ligne de notre espérance ne partira pas d'un point sûr pour parvenir à un autre point également sûr, elle ne sera pas une espérance vivante et certaine, elle ne sera pas cette «ancre de notre vie ferme et solide» dont parle l'épître aux Hébreux. Elle ne sera pas une assurance mais seulement une conjecture, un rêve, un désir, balayé pour finir par l'oppression du désespoir et de la mort. Tel est le jugement porté par la parole de Dieu sur nos espérances: elles partent de rien à leur origine et n'arrivent finalement à rien. Car la source de ces espérances, à savoir notre coeur, est tout empoisonnée de convoitises et de vanité. La source elle-même de nos espérances est pleine de désespoir et de peur.

 

Mais voici justement que la Bible nous parle d'une espérance qui n'en est pas une de plus parmi les espérances humaines, qui n'est nullement une espérance religieuse à côté des autres espérances religieuses, qui n'est pas davantage une espérance sociale ou politique venant rivaliser avec les autres espérances semblables.

L'espérance biblique est unique et incomparable, elle est une assurance bienheureuse et invincible, elle est vivante, simplement parce qu'elle part d'un fait certain pour aboutir à un autre fait certain, elle s'appuie de part et d'autre à une frontière inviolable. Elle ne peut être forcée ni contournée à cause de ce rocher dont elle jaillit et de cette mer où elle se jette. A l'origine de l'espérance biblique il n'y a pas l'angoisse, la convoitise, il n'y a pas la moindre trace de désespoir, mais juste au contraire la fin de l'angoisse et de la convoitise. Il y a la victoire à jamais remportée sur le désespoir. Et à la fin de l'espérance biblique, il n'y a pas l'inconnu et la mort et l'océan des âges, mais au contraire la destruction de la mort, la fin des siècles et la venue de celui que l'on connaît déjà. A l'origine et à la fin de l'espérance biblique, il y a quelqu'un de vivant et de véritable, c'est pourquoi cette espérance est vivante et véritable. L'espérance des hommes de la Bible part de Jésus-Christ et aboutit à Jésus-Christ. C'est la ligne qui va continuellement de lui à lui. Il n'existe aucune espérance au monde qui soit ainsi encadrée par son objet, qui aille vers celui-là même dont elle vient, et qui vienne de celui-là même vers qui elle se dirige. Il n'existe aucune espérance qui puisse ainsi se souvenir de celui qu'elle attend, et attendre celui dont elle se souvient. Car nul autre que le Dieu vivant n'est le premier et le dernier, le commencement et la fin.

L'espérance de l'Eglise, c'est le souvenir de Jésus-Christ. Et le souvenir de Jésus-Christ c'est toute l'espérance de l'Eglise, c'est tout son avenir. «Béni soit Dieu, dit l'apôtre Pierre, qui nous a fait renaître pour que nous ayons, par la résurrection de Jésus-Christ, une espérance vivante, un héritage incorruptible. » L'espérance biblique commence avec la Résurrection de Christ et se termine par le retour de Jésus-Christ. Elle va de ce point à cet autre point. Elle part d'une victoire décisive pour aller jusqu'au jour de la manifestation universelle de cette victoire. Jésus-Christ ne vient donc pas nous enseigner l'espérance. Penser cela est encore une totale méconnaissance du christianisme. Jésus vient pour être à la fois la racine et le but de notre espérance. Il vient pour que sa vie soit la vie de notre espérance. Il vient pour que nous puissions l'attendre en toute certitude.

La vie de Jésus est ainsi comme une petite île au milieu de l'histoire humaine, un rocher qui émerge seul au milieu de l'océan des âges et qui révèle l'existence et l'approche d'un continent inconnu. Tous ceux qui s'appuient à ce rocher attendent vraiment et d'une façon certaine l'approche du Royaume de Dieu. Car déjà ils connaissent la qualité de ce royaume, ils savent de quoi il est fait. Déjà ils servent le roi de ce royaume. Déjà ils l'aiment. Déjà ils lui appartiennent. Ils peuvent se réjouir de l'attente et souffrir de son absence. Ils n'attendent pas quelque chose, mais quelqu'un. Ils attendent l'avènement triomphal de celui qui est mort sur une croix.

En regardant cette île qui émerge de l'histoire, en écoutant ce que la Bible me dit qu'il y a dans cette singulière parenthèse des trente premières années de notre ère, je vois, je comprends tout ce que je puis espérer, je trouve là en Jésus tout le contenu de mon espérance, je trouve là comme un échantillon du monde à venir.

Ce que Jésus a été pour quelques hommes pendant quelques instants, sur les routes de la Galilée, il le sera pour tous les hommes dans l'univers entier, éternellement. Ce qu'il a fait en petit quand il prononçait avec autorité les paroles décisives, quand il rejetait les justes et accueillait les pécheurs, quand il apaisait la tempête et multipliait les pains, quand il purifiait les lépreux, chassait les démons, ressuscitait les morts, tout ce qu'il faisait là en petit, il le fera en grand. Tout ce qu'il faisait là en secret, il le fera à découvert. Ces signes provisoires qu'il accordait à quelques hommes deviendront la seule, l'unique réalité du monde. L'univers entier reposera dans le calme de la tempête apaisée. Les hommes se nourriront du pain multiplié. Ils marcheront avec la force du paralytique qui se lève. Ils vivront la vie de Lazare au moment où la pierre est ôtée. Ainsi vraiment l'espérance part de lui. Il n'est pas question d'espérer plus que ce que nous avons en lui. Il n'est pas question de degré ou de quantité. Nous n'attendons pas un monde meilleur. Nous n'attendons pas plus que ce que nous avons. Non. Nous attendons tout ce que nous avons... et nous avons en lui tout ce que nous attendons. Nous ne sommes pas à moitié riches, espérant le devenir tout à fait. Mais nous sommes tout à fait pauvres et tout à fait riches à la fois. Tout à fait privés et tout à fait comblés. C'est le grand secret de la vie chrétienne : Espérer tout ce qu'on a. Avoir tout ce qu'on espère.

 

C'est que l'espérance chrétienne ne va pas d'un moins à un plus. Elle ne suit pas le cours d'un développement, d'un progrès. Elle va de la foi à la vision. Elle va d'une chose cachée à une chose manifestée. Elle va d'un seigneur humble à un seigneur glorieux. Elle va d'une chose que nous entendons à une chose que nous verrons. J'espère voir un jour ce que j'entends aujourd'hui. J'espère posséder par la vue ce que je ne puis posséder maintenant que par mes oreilles, c'est-à-dire par ma foi. Je n'espère pas posséder autre chose ou plus que ce que je possède en ce moment. J'espère le posséder autrement, non plus en parole et d'une manière cachée, mais en substance et d'une manière ouverte et incontestable. Ainsi le Royaume de Dieu n'est pas loin, il est seulement caché, comme une graine dans la terre. Nous ne sommes pas séparés de l'éternité par un long chemin d'espace ou de siècles, mais par un voile, qui, d'un instant à l'autre, peut être déchiré. «Alors, annonçait Esaïe, le Seigneur déchirera le voile qui enveloppe les peuples, la couverture étendue sur toutes les nations.» L'espérance chrétienne ne plonge pas dans le vertigineux abîme des siècles, ni dans les espaces infinis où d'ailleurs elle ne rejoindrait jamais son Seigneur. L'espérance traverse le voile et se fixe à celui qui vient. Tout est accompli; tout est préparé. Seulement le rideau n'est pas levé encore. Il se lèvera bientôt. Alors, simplement, nous verrons ce que maintenant nous entendons, ce que maintenant nous croyons. Ce même Seigneur, venu partager notre existence, rejeté et défiguré sur une croix, nous le verrons triomphant et transfiguré. Nous verrons alors le vrai visage de Dieu, nous verrons cette souveraineté et cette justice, cachées jusqu'à la fin du monde derrière la souffrance de Jésus-Christ. J'attends le jour où la souffrance de Dieu prendra fin, où le temps de ce monde qui est le temps de l'agonie de Jésus prendra fin et où paraîtra l'éternelle vie cachée dans cette agonie.

 

Telle est l'espérance chrétienne. Telle est l'immense attente qui est comme la respiration et l'orientation de toute la Bible. Espérance très simple, très précise et très concrète. J'attends que Jésus-Christ, cet homme crucifié, prenne en main personnellement le gouvernement du monde, comme il a pris en main le gouvernement de ma vie, quand j'ai cru en lui. Le problème du chef alors sera résolu, quand il gouvernera, et quand sa volonté sera peur jamais l'unique chose possible à accomplir.

Cela n'a rien d'imaginaire ou de fantastique, rien de désincarné, rien d'un idéal supra-terrestre, rien surtout d'une survivance de l'homme après la mort. Non. Il s'agit de ce monde, mais totalement renouvelé par la présence immédiate de Dieu, par la connaissance de Jésus-Christ «qui remplira la terre comme les eaux comblent le fond de la mer» (Hab. 2, 14).

Il s'agit de l'homme que je suis avec son corps et son esprit, mais ressuscité hors du temps de l'angoisse et de la mort, hors du péché et de l'atteinte du diable. Il s'agit de ce monde dont toute trace de mal et toute possibilité de souffrance auront été éliminées et dont la mort aura été anéantie. «Un monde qui ne sera ni un pays de cocagne, ni une perpétuelle réunion de prière, ni même un éternel arbre de Noël, mais une vraie vie où nous serons non des anges mais de vrais hommes. Un monde bien plus beau, plus passionnant et plus simple que ce que nous pouvons en rêver. De la vie que nous y vivrons nous ne savons qu'une chose, mais qui suffit à soulever nos coeurs d'espérance. Nous serons semblables à Jésus-Christ, car nous le verrons tel qu'il est » (R. Chapal).

Celui que nous attendons s'appelle le Roi de Justice, le Prince de la Paix, le Véritable. Parmi beaucoup d'autres, ces trois noms nous indiqueront pour l'instant les grandes lignes du Royaume à venir.

 

1. Ce monde s'ouvrira par le jugement dernier. Ce sera le monde de la justice absolue où plus aucune opposition à la volonté sainte, juste et bonne du seul Seigneur ne sera tolérée, où Jésus-Christ ne souffrira plus la moindre trace d'iniquité. Tout sera mis à sa vraie place en pleine lumière.

2. Ce sera le monde de la paix, d'une paix inimaginable, parfaite, parce qu'elle sera fondée sur la justice; ce sera le monde de cette paix que nous avons quand nous sommes justifiés par la foi. Oui, c'est la seule paix que nous avons le droit d'espérer pleinement, à cause de cette justice qui la fonde. Car lorsqu'il demeure de l'injustice quelque part, ce sont les Philistins qui demandent la paix et non pas les enfants d'Israël. Les hommes ne veulent pas la paix de Dieu, ils veulent que Dieu les «laisse en paix», comme un criminel n'a qu'un espoir, c'est que la Justice se tienne tranquille. Comment le croyant pourrait-il espérer cette tranquillité, cette paix diabolique ! Au contraire, tout son espoir c'est que Dieu nous ôte à jamais, par son jugement, la paix du monde, la paix que le séducteur nous propose, pour nous donner sa paix à Lui. Celui que nous attendons s'appelle Roi de Justice et Prince de la Paix. Cela suffit.

3. Jésus s'appelle encore le Véritable. Son royaume sera le monde de la vérité. «Il frappera la terre du sceptre de sa Parole », dit Esaïe. Ce troisième point est, peut-être plus encore que les deux autres, celui qui soulève notre espérance aujourd'hui. Savoir qu'un jour sa Parole seule aura cours forcé parmi les hommes, que nous ne pourrons plus comme aujourd'hui la retourner dans tous les sens, et la remplir de nos mensonges et la dévaluer. Car nous avons pris la Parole et nous la traitons comme nous voulons et nous lui faisons dire ce que nous voulons. C'est la manifestation la plus terrible du désespoir qui nous menace: l'homme s'est emparé du langage par la force. Le vertige nous prend, car nous nous demandons ce qui pourrait avertir les hommes le jour où, comme l'affirme Paul aux Thessaloniciens, Dieu «leur enverra une puissance d'égarement qui les fera croire au mensonge, parce qu'ils n'ont pas ouvert leur coeur à l'amour de la vérité». «Nous avons donné à l'Europe la liberté. » Pourquoi pas ? Qui me dit que non ? Qui donc est le maître du sens des mots ? Qu'est-ce que la vérité ?

 

On pense à ce dialogue d'« Alice au pays des Merveilles»1:

«Quand je me sers d'un mot, dit Humphy Dumphy, il signifie exactement ce que je veux qu'il signifie, ni plus ni moins.

- La question est de savoir, dit Alice, si vous pouvez faire que les mêmes mots signifient des choses différentes.

- La question est de savoir, dit Humphy Dumphy, qui est le plus fort... et c'est tout. »

 

Qui empêchera donc le plus fort de baptiser l'esclavage liberté, la convoitise, soif de justice, et le désespoir allégresse ? Liberté, justice, fraternité, nous avions arraché ces mots de la bouche de Dieu, nous les avions détachés de Lui, pour en jouir sans lui. Et voyez dans quelles mains ils sont tombés. Ils nous ont été arrachés, ils ne nous appartiennent plus, nous ne pouvons plus les défendre et c'est justice. Ce que nous avions pris nous a été repris. Liberté, justice, paix, c'était là le langage de nos espérances humaines, le langage que nos espérances humaines avaient dérobé à la Révélation biblique. Mais, sans Dieu, qui nous garantira le sens de ce langage ? Qui empêchera les hommes de faire de la vérité un mensonge et du mensonge la vérité ? La Tour de Babel prend un sens nouveau et autrement effrayant que la simple diversité des langues, qui peut être surmontée par un interprète ou par un dictionnaire. C'est le langage humain en tant que tel qui est confondu, c'est la Parole humaine qui ne recouvre plus rien. Ce sont nos mots qui ne trouvent plus leur sens. Il n'est pas d'interprète pour des fous, pour des hommes, des peuples qui ne savent pas le sens des paroles qu'ils prononcent. Le plus fort enchaîne les autres à son langage. On pourrait envisager l'enfer, le royaume du désespoir absolu comme l'aboutissement de cette confusion du langage, les hommes ayant à jamais perdu la vérité de ce qu'ils disent, et perdu ainsi toute possibilité de s'entendre. Au milieu de la honte sans nom d'un monde sans parole, d'un monde au langage abîmé, vous voyez comme se dresse l'espérance chrétienne, vous voyez la place qu'elle prend : «Il frappera la terre du sceptre de sa parole. » Je sais que Jésus-Christ est le plus fort, je sais que lui seul finalement fera dire aux mots ce qu'ils veulent dire. J'attends le royaume où il imposera sa vérité à toutes nos paroles, où il sera lui-même et lui seul le sens de tout notre langage. On ne se tient plus de joie quand on pense que les hommes parleront et diront la vérité. Il s'adresseront les uns aux autres et leur parole sera la vérité. Ce ne pourra jamais être autre chose que la vérité même de Dieu, c'est-à-dire une parole dont Dieu seul aura fixé le sens.

Telle est notre espérance du Royaume de Dieu, de sa justice, de sa paix, de sa vérité.

Que deviennent avec cela les espérances humaines? Elles sont rejetées au second plan, certes, elles sont dépouillées de leur convoitise et de leurs illusions, mais non pas piétinées, non pas éliminées, au contraire. Au lieu d'être bordées et contenues par le désespoir, elles sont maintenant bordées et contenues par la grande espérance, elles sont des reflets, des signes, des miettes de la grande espérance. Elles sont exigées par elle.

Si vraiment j'attends cette justice et cette vérité comment puis-je en toutes choses ne pas être tendu vers elles ? Comment puis-je ne pas vouloir que se réalise ici ou là dans le monde et dans mon pays quelque chose de ce royaume que j'attends ? Cette maison dont la garde m'est confiée jusqu'au retour du maître, si vraiment j'attends le maître et que je l'aime, je mettrai tout mon coeur à ce que les choses y marchent comme s'il était là. Ma vie entière sera dominée et ordonnée par cette attente, éclairée par celui qui vient. Voilà l'ordre nouveau de l'espérance, l'ordre nouveau où toutes les espérances humaines sont commandées, orientées et limitées par la venue du Royaume de Dieu, l'ordre nouveau où il est impossible de pactiser avec l'ombre d'une injustice ou d'un mensonge à cause de cette justice et de cette vérité qui viennent, où il est également impossible de s'installer dans aucune justice et vérité humaine à cause de celui qui n'est pas encore là et que rien ne peut remplacer. Quoi qu'il arrive en bien ou en mal, il s'agit, selon l'épître aux Hébreux, de «conserver jusqu'à la fin une pleine espérance », c'est-à-dire qu'aucun succès de l'iniquité non plus qu'aucun progrès de la justice humaine ne diminuent et n'affaiblissent cette attente totale de l'avènement de Jésus-Christ.


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1 Cité par ROUGEMONT dans Mission et Démission de la Suisse.

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