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Le retour de Jésus-Christ ou...

L'ESPÉRANCE DE L'ÉGLISE


« Espérance n'est sinon l'actente des choses lesquelles la foy a cru être promises de Dieu véritablement. »

(CALVIN, Cat. 1537)

 

L'Eglise professe assez volontiers sa foi. Elle professe moins volontiers son espérance. Pourtant, si la foi sans la charité n'est qu'un airain qui résonne, la foi sans espérance n'a pas moins perdu tout son contenu. Car la foi n'est pas la vue, la foi n'est que l'espérance de la vue. Et le chapitre 13 de 1 Corinthiens, l'hymne à la charité montre bien que, sans l'espérance, la foi ne contient pas la charité, mais, seulement les choses qui prendront fin (v. 8-12). Si la puissance du Saint-Esprit est de nous ouvrir les oreilles et de répandre dans nos coeurs l'amour de Dieu, elle n'est pas moins de nous faire «abonder en espérance» (Rom. 15, 13). Car les hommes de la Bible sont apôtres pour « annoncer la promesse de la vie » (2 Tim. 1, 1).

Oui, mais surtout n'en restons pas à ce mot d'espérance, pareil à tous les grands mots du vocabulaire chrétien (conversion, réveil, foi), qui ne sont par eux-mêmes que des épaves suspectes. Ce n'est pas la foi qui importe, mais Celui en qui nous croyons; ce n'est pas le réveil qui importe, mais Celui qui réveille; ce n'est pas non plus l'espérance qui importe, mais Celui en qui nous espérons et ce qu'Il nous fait espérer. Quel est donc l'objet de notre espérance ou plutôt son point d'arrivée ?

Certains savants déclarent que le monde a devant lui je ne sais quel nombre de milliards d'années à vivre, et trouvent dans ce fait matière à consolation et à espérance. Est-ce trop demander à un chrétien que de savoir, en définitive, si c'est avec l'affirmation de ces savants qu'il se console, ou s'il attend autre chose ? L'éternité est-elle pour lui une perpétuité de siècles ou une Présence, une somme incommensurable de jours, ou bien «le dernier jour», la course indéfinie des âges où jamais rien ne se passe, ou bien un événement qui justement interrompt cette course ?

Il ne s'agit nullement ici de défendre une thèse ou une théologie, ou de monter en épingle telle partie de la Bible, mais très simplement de poser la question suivante: «Qu'est-ce que les apôtres ont attendu?» Puis de se poser ensuite cette autre question sans vouloir y échapper: «Et moi, qu'est-ce que j'attends ? Est-ce que j'attends ce qu'ils ont attendu?» Toutefois, gardons-nous de répondre trop rapidement et de dire que c'est entendu ! Car, ça n'est pas du tout entendu. Nous posons ordinairement la question sous l'angle de nos désirs sentimentaux, de notre besoin de retrouver ceux que nous avons perdus. Or, cet angle n'est nullement celui de la Bible. Car ce revoir des disparus qui fonde la soi-disant espérance chrétienne ne sera donné par-dessus qu'à ceux qui auront cherché premièrement et uniquement le Royaume de Dieu.

Nous avons coutume aussi de confondre cette question avec celle de l'immortalité de l'âme. Or, la Bible ne les confond pas, ou plutôt la question de l'immortalité de l'âme ne l'intéresse pas. «Si Christ n'est pas ressuscité, dit saint Paul, ceux qui se sont endormis en Lui sont à jamais perdus. » Que leur âme soit immortelle ou non, leur perdition n'est Pas moindre. Un chrétien peut donc s'intéresser au Problème de l'immortalité de l'âme, tout comme on s'intéresse aux ascensions du professeur Piccard, à l'accouplement des araignées, aux vaticinations du comte Hugo et autres problèmes biologiques. Mais, de grâce, laissons les choses à leur place et n'embrouillons pas tout. Laissons l'âme immortelle aux païens, aux savants et à la sagesse de ce monde, et la résurrection des morts aux croyants et à la folie de Dieu. L'âme immortelle est un de ces avantages naturels que « je considère comme des balayures à cause de la connaissance infiniment plus précieuse de Jésus-Christ, mon Seigneur» (Phil. 3). L'immortalité de l'âme n'est pas un miracle. La Résurrection des morts et le retour de Jésus-Christ sont un miracle, le miracle absolu, que tous les autres miracles ne peuvent qu'annoncer. Mon âme peut être immortelle sans l'intervention de Dieu. Mort, je ne puis ressusciter sans qu'Il m'appelle. Résumons donc: l'immortalité de l'âme, c'est l'espérance problématique de l'incrédulité. La Résurrection des morts, c'est l'attente certaine de la foi.

Ce que les apôtres ont attendu, c'est le Royaume de Dieu. Ce royaume n'est pas quelque spiritualité pieuse. Ce royaume vient, il nous arrive comme un accident, il s'approche de nous comme une personne. Quelle est sa nature ? Ici, prophètes et apôtres sont unanimes : il n'est ni le couronnement, ni le développement de ce monde, il ne se confond pas plus avec le progrès social qu'avec la culture de notre personnalité. Il est la plénitude et la perfection de Dieu manifestées aux hommes. La réflexion du simple bon sens ne nous montre-t-elle pas que ces deux mots de plénitude et de perfection impliquent la fin de tout ce qui n'est pas plein et parfait, qu'ils impliquent la rupture et l'infranchissable ? Car nous ne connaissons, nous, que les choses avant-dernières, les choses au delà desquelles viennent encore d'autres choses. Mais que peut-il y avoir au delà de la plénitude ? Ou bien elle est un événement dernier hors de quoi plus rien n'existe, ou bien elle n'est pas la plénitude. « Quand la perfection sera venue, alors ce qui est imparfait sera aboli » (1 Cor. 13). C'est ainsi que, pour le Nouveau Testament, le Royaume de Dieu marque la rupture de tout développement, la fin du monde et le commencement d'une nouvelle création. «Le premier ciel et la première terre avaient disparu.» « Les éléments embrasés se dissoudront. » «Toute chair est comme l'herbe. »

Cette manifestation de la gloire de Dieu, qui terminera notre histoire et qui remplira la terre comme les eaux remplissent le fond de la mer (Hab. 2, 14), les apôtres la désignent comme le Retour du Crucifié. Il s'agit là d'un acte souverain qui se passe au delà de toute attente, de toute image et de tout pouvoir humain. Ce sont les choses que Paul appelle «invisibles». La promesse que Dieu nous donne d'un pareil événement trace une limite à notre pensée. Qu'est-ce que la foi, sinon cette frontière que la Parole met tout autour de nous pour garantir, contre la chair et le sang, les choses que l'on espère ? Toute incursion dans la vie éternelle est une marque d'incrédulité et un acte d'idolâtrie. Dans la foi, nous sommes comme les dix vierges de la Parabole derrière une porte fermée que l'Epoux seul ouvrira. Et l'exemple des vierges sages nous montre que la foi est une provision de persévérance, telle que tous les siècles de l'histoire ne pourront l'épuiser, mais non pas, comme le veut toujours la mystique, un besoin d'entr'ouvrir la porte pour jeter un coup d'oeil dans la salle du festin. «Celui qui croit à la vie éternelle », mais il ne l'a qu'au delà de cette porte qu'il ne peut pas franchir avant le dernier jour. « Et je le ressusciterai au dernier jour» (Jean 6, 40).

Le cri qui se fait entendre au milieu de la nuit et le son de la trompette sont notre dernière minute et notre dernière pensée. Tout alors est suspendu, même la charité (Matth. 25, 9). L'histoire est arrêtée, tout entière immobile devant Dieu, et personne ne peut plus changer de place. Chaque homme est figé au garde-à-vous, dans sa position la plus intime, comme une chambrée de caserne en désordre, par l'entrée subite et imprévisible du général en chef. Nous pouvons annoncer ce moment, mais non pas l'atteindre et le représenter. «L'ange jura qu'il n'y aurait plus de temps* (Apoc. 10, 6). Que penser sans plus le temps de penser ? Que pourrait une horloge qui échapperait à cette fin du monde ? Quelle heure pourrait-elle marquer encore ? Ne serait-elle pas avec ses heures comme une voiture lancée à trop vive allure et qui passe devant la grille du château pour continuer sur une route qui ne mène plus nulle part ? Nos pensées sont pareilles aux heures. Elles ne peuvent prendre le tournant de l'éternité et pénétrer dans le château. Elles continuent leur course droite pour se perdre dans la plaine où rien ne les arrêtera que leur épuisement et leur vertige. Ainsi déjà, au long d'une agonie, quand la mort arrache lentement à un moribond les restes de son souffle et que la pendule au milieu du silence se permet de sonner trois heures et quart, chacun sent qu'elle n'est plus à sa place, que son heure est stupide, hors de question, comme la réponse du monsieur qui n'a pas entendu. L'heure profonde de la nuit, où le cri retentira et où nous nous réveillerons d'entre les morts n'est pas une heure d'horloge, c'est l'heure de Dieu, l'heure éternelle, l'heure unique, en qui tous les hommes vivent simultanément (Lue 20, 38).

« Nul ne vous ravira votre joie.» Qu'est-ce donc qui nous ravit notre joie sur la terre, sinon la durée, l'écoulement, l'ennui ? Mais rien ne passe dans l'éternité. Elle ne peut être partagée ni divisée. Tout en elle est présence et plénitude. Une horloge ne pourrait davantage y marquer les heures que le coeur du vieil homme y battre. Le soleil n'y est plus la mesure de notre âge, mais l'homme devant Dieu y vit éternellement l'instant de sa nouvelle naissance. Quand cette heure vient, tout homme s'écrie: «Oh! je n'avais attendu que cela.» Et en effet toute créature vivante depuis la chute ne demande que cela.

«Mais au delà sont les plus grands loisirs, et dans un grand pays d'herbages sans mémoire, l'année sans liens et sans anniversaires, assaisonnée d'aurores et de feux » (Saint J. Perse, Anabase).

«En ce jour-là, il n'y aura plus de lumière; l'éclat des lumières s'éteindra. Ce sera un jour unique connu de l'Eternel seul; il n'y aura ni jour, ni nuit, mais sur le soir la lumière apparaîtra» (Zach. 14, 6).

Oui, tout homme n'attend que cette heure, mais dans la fausse direction, toujours, comme celui qui se tournerait obstinément vers l'ouest pour voir le soleil se lever. Il faut donc premièrement que la Parole de Dieu nous fasse faire une conversion, un demi-tour, pour donner à notre attente la direction sans laquelle celle-ci nous trompe. Il faut que le Saint-Esprit nous rende contemporain de Jésus-Christ.

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Le point de départ

Qu'étaient-ce donc que ces choses dernières pour les apôtres ? Spéculations ? Rêveries ? Non, une constatation. Ils ont descendu leur maître de la croix et ils l'ont enseveli. Il ne restait plus rien de tous les espoirs qu'ils avaient mis en lui, rien de tout ce qu'ils avaient imaginé du Royaume. Et pourtant, c'est alors seulement, c'est deux jours après que le Royaume a commencé, que Dieu a fait toutes choses nouvelles. La mort de Jésus est le signe de la fin du monde, comme sa Résurrection, le signe du Royaume des cieux.

Cela ne suffit pas cependant, car les « faits » chrétiens ne s'arrêtent pas là. On ne met pas du vin nouveau dans de vieilles outres. Au matin du vendredi, le monde a prouvé qu'il ne pouvait supporter Dieu dans son sein. Le Ressuscité n'a plus rien à faire dans le monde que dire à ses disciples: «Attendez-moi, je reviens. Allez l'annoncer à toutes les nations!» et les disciples, plus rien à répondre que: «Amen, oui, viens, Seigneur Jésus ! »

Il s'agit donc de savoir si l'on comprend la signification de l'Ascension ou si elle n'est qu'une image d'Epinal, une inintelligible fête chrétienne, sur laquelle on ne sait que dire, ou qui sert de prétextes à notre alpinisme religieux: gravissons les cimes de la spiritualité! Dans cette ignorance, Christ Ressuscité n'est pas pour nous une personne, le Nouvel Homme de Dieu, comme il le fut pour les apôtres, mais une espèce de principe vital qui inonde le monde et le surnaturalise (ce qu'est justement la «grâce » de l'Eglise romaine, - ce qui autorise aussi nos prédications pascales bourgeonnantes sur la nature qui renaît dans sa parure printanière !). Un élan vital, une loi de renaissance, un dernier sursaut de la chair, voilà ce qu'il nous reste de la Résurrection sans l'Ascension. Comment s'étonner qu'une telle Résurrection soit tôt ou tard, par des hommes plus sincères que les chrétiens, confondue avec «l'éternel retour» de Nietzsche, ou avec les «résurrections» nationales, sociales et raciales qui ne manquent pas aujourd'hui ?

Or, les apôtres n'ont vraiment cru à la Résurrection de leur Maître que lorsqu'ils ont été obligés de constater et d'affirmer son Ascension. Mais là non plus, l'histoire n'est pas terminée. Non, c'est au contraire ici qu'elle commence. Car Jésus-Christ n'est pas venu, et il n'est pas monté au ciel pour rien, mais bien pour que les hommes l'attendent et veillent. «Vous ne pouvez venir où je vais », dit-il en quittant les apôtres. Il n'est pas possible à l'Eglise de courir après son Maître dans la gloire. C'est toujours le péché qui la guette, la plus dangereuse de toutes les tentations. L'obéissance de l'Eglise, ce n'est pas de gravir des sommets, mais d'être à sa place dans la nuit de ce monde, comme celle qui veille et porte la croix de son Maître. «Ce qui est élevé aux yeux des hommes est en abomination aux yeux de Dieu» (Luc 16, 15). A l'Eglise qui quittera son poste, même sous l'honorable prétexte d'enrichir sa foi et de ranimer sa flamme, il arrivera l'aventure des vierges folles. Si donc, la place de l'Eglise demeure toujours en ce monde le chemin de la croix, elle ne peut croire à Celui qui est remonté dans la gloire, sans ajouter: «De là Il reviendra... » (Si elle ne le fait pas, sa foi n'est qu'orgueil et désespoir.) De là viendra le commencement de ma vie. De là, d'en-haut et non d'en-bas, de Lui et non de moi. La Jérusalem nouvelle descend du ciel, d'auprès de Dieu. La cité sainte vient par grâce. Elle est juste l'opposé de la tour de Babel. Christ vient et avec lui le jour que toutes les créatures attendent, la réponse parfaite à toutes nos supplications, la joie et la plénitude éternelle sur toutes choses, la Gloire de Dieu sans aucune proportion avec la souffrance du temps présent (Rom. 8, 18). Résurrection, Ascension, Retour, ces trois moments de notre temps ne sont plus que le seul et même moment de Jésus-Christ. Oter à Jésus-Christ un de ces trois moments, c'est ne pas le connaître encore et s'en faire une image taillée. Ces trois moments expliquent, pour autant que cela peut être expliqué, le paradoxe de la présence du Christ par son Esprit dans le Nouveau Testament, présence que l'on pourrait exprimer ainsi: Jésus n'est qu'avec ceux qui l'attendent. «Christ vit en moi », dit Paul, qui écrit aussi: «Tant que nous demeurons dans ce corps, nous habitons loin du Seigneur », et qui résume la contradiction dans ces quatre mots de l'épître aux Colossiens (1, 27) : Christ en vous, l'espérance de la gloire. »

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L'homme dans l'espérance

 

Essayons de préciser par les mots de Paul la double situation de l'homme biblique.

 

Christ en nous n'est que l'espérance de la gloire. Il n'est venu que pour annoncer son Retour glorieux. Il ne nous a rien laissé en somme que son souvenir, qui est une promesse. Heureux les pauvres, car le Royaume leur appartient. Heureux ceux qui pleurent car ils seront consolés. - Mais tout ce qu'il a fait, tous ses miracles ? Et tout ce qu'il m'a fait, toutes mes expériences ? Certes, il ne manque pas de miracles et d'expériences dans l'Evangile. Mais qui pourra contester que les miracles de la Bible ne sont ni plus ni moins que des signes de la souveraineté de Jésus et non la réalisation directe de sa souveraineté ? Des signes qui sont justement des signes de contradiction et n'ont d'efficace que pour la foi.

Car nous ne pouvons pas oublier que les yeux de l'aveugle-né se sont refermés sur son lit de mort, et que les corps des dix lépreux ont dû quand même finir par se décomposer. Et Lazare, à quoi bon sa résurrection, puisqu'il retourne finalement dans sa tombe ?

Il en est de même pour chacun de nous. L'expérience que tout croyant a faite de la miséricorde de Dieu ne lui facilite ni la vie, ni la mort. Peut-être, au contraire, tout est-il plus dur et incompréhensible dans le monde, et la nuit plus noire, quand une fois l'éclair a traversé le ciel. On n'ose affirmer trop vite qu'il soit plus facile au chrétien de vivre et de mourir qu'au païen. Déjà, le roi David disait des orgueilleux: «Ils n'ont aucune part aux peines de la mort » (Ps. 73, 5), ce qui prouve en tout cas que lui, David, y avait part, et que Dieu ne donne à ses élus que des signes de vie, des signes de la fin de toutes choses, « comme une lampe qui brille dans un heu obscur, jusqu'à ce que le jour commence à luire» (2 Pierre 1, 19). Les miracles de la Bible sont eschatologiques.

 

Nous ne savons qu'Il vient que parce qu'Il est déjà venu et qu'Il est là par son Esprit. L'espérance de la gloire, c'est Christ en nous. Il ne revient que pour ceux dont Il est actuellement la vie. Le jour du Seigneur approche et tout ce qui ne vit pas dès maintenant dans ce jour sera consumé. C'est en quoi la Bible se distingue radicalement de tous les illuminismes, de toutes les religions qui, elles aussi, peuvent annoncer des fins du monde et des recréations. L'attente du Retour et de la Résurrection n'a, chez les apôtres, rien à faire avec un sentiment, une opinion ou même la persuasion la plus pieuse. Il suffit de relire le curieux passage des Actes 23, 6-9, pour constater que la séparation n'est nullement entre les Pharisiens « qui disent qu'il y a une Résurrection» et les Sadducéens «qui disent qu'il n'y en a pas », car tous ces hommes sont ensemble contre l'apôtre, qui, lui, n'espère en la Résurrection des morts que parce qu'il est déjà, dans la foi, ressuscité d'entre les morts. « L'heure vient, et elle est déjà venue, où les morts entendront la voix du Fils de Dieu » (Jean 5, 25). Pour Paul et pour Jean, l'espérance de la Résurrection n'a pas plus de rapport avec l'opinion orthodoxe des Pharisiens qu'avec l'opinion libérale des Sadducéens. Car l'espérance de l'apôtre n'est pas une opinion, ni un sentiment, ni une doctrine, elle est un souvenir, le souvenir de Jésus-Christ. Sont-ce là subtilités incompréhensibles ? C'est que l'Eglise est assurément le seul lieu du monde où l'on puisse parler d'une réalité dont le souvenir soit l'attente et dont l'attente soit le souvenir. Nous prenons la Cène en mémoire de Jésus-Christ jusqu'à ce qu'Il vienne. On ne peut se souvenir de Jésus-Christ sans l'attendre, pas plus qu'on ne peut l'attendre sans se souvenir de lui. Ainsi le Royaume de Dieu n'est l'avenir que de ceux qui savent qu'il est la seule chose qui se soit vraiment passée dans leur vie. «Si vous êtes ressuscités avec Christ, cherchez les choses qui sont en haut» (Col. 3, 1). «Il nous a fait renaître, pour une espérance vivante» (1 Pierre 1, 3).

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La Répétition

Nous touchons ici au problème de la répétition qui tant tourmenté Kierkegaard. Il est impossible sur la terre d'attendre un événement qui est passé. On ne peut que s'en souvenir. Dans aucun domaine, moral, sentimental ou intellectuel, il ne peut y avoir de répétition. Aucun état d'âme, aucune expérience, aucune rencontre ne peut se reproduire absolument semblable. Kierkegaard a cherché cette répétition désespérément, durant des années, pour comprendre enfin qu'elle ne se trouvait qu'en Dieu. Le Retour de Jésus-Christ est la seule répétition, car Jésus est le même hier, aujourd'hui, éternellement. La fin du monde et la Résurrection des morts sont la Répétition, cosmique et glorieuse, de la Croix et de la Résurrection. Tout ce que nous possédons dans la foi sera répété dans la vue. Celui qui a paru couvert d'ignominie apparaîtra couvert de gloire. De sorte que cet événement unique, dernier, et absolument nouveau que sera la fin du monde, le croyant l'espère cependant comme une répétition. Autrement, il n'en connaîtrait rien; son espérance serait sans certitude, sa foi vaine et son obéissance une tour de Babel.

Cela nous aide à mieux comprendre le sens des signes et des miracles dans la Bible et comment ils ne transforment pas la substance du monde, mais annoncent sa transformation.

Que peut attendre Lazare dans le cimetière de Béthanie sinon la répétition de l'ordre une fois entendu :

«Otez la pierre !» Et pourquoi a-t-il été ressuscité, sinon pour que dès lors il puisse attendre dans la certitude la grande répétition ? Et nous, si Dieu nous «a fait asseoir dans les lieux célestes en Jésus-Christ » (Ephés. 2, 6), c'est, comme pour Lazare et l'aveugle-né, afin que notre existence céleste nous soit plus certaine que notre existence terrestre. «Nous sommes citoyens des cieux» pour que « de là nous attendions notre Sauveur» (Phil. 3, 20). L'homme que Dieu rencontre assiste en quelque sorte à la fin de lui-même. Il est crucifié avec son Seigneur. Il connaît ce que Kierkegaard appelle «vivre sa mort». Il sait que si les morts ne ressuscitent pas, alors Christ non plus n'est pas ressuscité, et que tout est bavardage. Il est scellé du Saint-Esprit pour la Rédemption. Et « ni la vie, ni la mort, ni les choses présentes, ni les choses à venir... » ne pourront effacer cette marque, au milieu de sa vie, de la miséricorde de Dieu. Son chemin depuis lors s'écoule entre ces deux moments: «Christ s'est offert une seule fois pour ôter les péchés.... et il apparaîtra une seconde fois pour donner le salut à ceux qui l'attendent» (Hébr. 9, 28).

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L'espérance et l'obéissance

 

Le problème de la répétition, avons-nous dit, n'est autre que celui de l'eschatologie, le mystère d'une chose unique et cependant répétée, passée et pourtant à venir, semblable à elle-même et pourtant d'une dissemblance impensable: le même Jésus qui fut cloué sur le bois apparaissant dans la gloire; le grain de moutarde, la plus petite de toutes les semences, devenu un grand arbre où s'abritent les oiseaux du ciel. L'heure qui vient et qui est déjà venue.

Mais cette apparition, ne l'oublions pas, sera aussi jugement dernier, c'est-à-dire, poux nous tous, l'éclatant redoublement de nos gestes et de nos pensées les plus intimes. «Ce que vous aurez dit dans le secret sera crié sur les toits. » Oui, une répétition effrayante de toute notre vie. C'est pourquoi, au lieu que cette attente de la cité sainte qui descend du ciel et que nous ne pouvons en aucune façon construire, soit, comme les incrédules veulent toujours le penser, source de nonchalance et de laisser-aller, la Bible donne au contraire cette espérance comme la véritable et unique source de la sanctification et de l'effort. En ce sens, il faut parler d'une sanctification eschatologique, qui est la vie d'un homme sachant que ses moindres mouvements sont répétés dans l'éternité et prennent une résonance infinie. Il n'y a de sainteté possible pour les apôtres que dans l'espérance de la répétition, car les actions du croyant sur la terre ne sont que signes, par eux-mêmes dépourvus de valeur et dont un athée serait aussi capable. La seule valeur de nos actions, c'est leur répétition dans l'éternité, au jour du jugement et de la parousie. «Quand t'avons-nous vu avoir faim et t'avons-nous donné à manger ?», disent au Juge les élus. «Toutes les fois que vous avez fait cela à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait.» «Si vous me confessez devant les hommes, je vous confesserai aussi devant les anges» (Lue 12, 8). Voilà donc le poids de l'obéissance chrétienne, cette question que le Christ nous pose: «Peux-tu espérer la répétition éternelle de ce que tu fais aujourd'hui ? Suis-je, moi qui reviens, le maître de ta vie présente ? Ai-je pris ta place en toutes choses à ce point que mon apparition soit vraiment celle de ta propre vie ? Est-ce que j'agis en toi maintenant de telle sorte que la répétition de tes actions ne puisse être que mon Retour ?»

La venue du Seigneur, telle est l'espérance dans laquelle nous agissons présentement, une espérance aussi exigeante que la demande du Notre-Père: Pardonne-nous comme nous pardonnons. Tel est le moteur de toute action chrétienne et sa qualité divine. «Dans cette attente, faites tous vos efforts pour qu'il vous trouve sans tache» (2 Pierre 3, 14). «Quiconque a cette espérance se purifie lui-même » (Jean 3, 3). Et plus encore ce passage écrit à Tite (2, 11): «La grâce de Dieu... nous enseigne à vivre dans le siècle présent selon la tempérance, la justice et la piété, en attendant la glorieuse apparition de notre grand Dieu et Sauveur Jésus-Christ.»


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