.


Table des matières

Noël... ou

LA PRÉSENCE DE DIEU


« Fais-moi voir ta gloire! » Moïse

« Montre-nous le Père!» Philippe

« Mes yeux ont vu ton salut! » Siméon

 

Nous voudrions bien savoir quand même si Dieu existe. Nous voudrions qu'il nous montre une bonne fois son existence, ou qu'il la laisse au moins deviner. Mais toujours ce silence, ce mystère, cette absence; toujours notre incertitude, notre indigence et le malheur qui s'accumule dans le monde, et les ténèbres qui s'épaississent. Si encore l'on pouvait être sûr que Dieu n'est pas et qu'il n'y ait plus à revenir là-dessus. Mais notre incrédulité est aussi mal assurée que notre foi. Nous sommes aussi incapables de dire non, que de dire oui, aussi incapables d'atteindre la plénitude de la souffrance que celle de la joie. Si je savais où le trouver! crie Job. Oh! si au moins j'étais sûr de ne pas le rencontrer, pense l'incrédule. Si l'on pouvait savoir, savoir ce qu'il en est. Si l'on pouvait se reposer sinon dans sa foi, au moins dans son indifférence. Mais toute certitude, aussi bien négative que positive, nous échappe.

Nous sommes aussi incapables de dire pleinement non, que pleinement oui. Nous sommes vraiment poussière et cendre dans cette incertitude. Quel est donc ce Dieu dont nous ne pouvons savoir ni s'il existe ni s'il n'existe pas ? Ce Dieu qui est si complètement hors de toute atteinte ? Ce Dieu que nous ne pouvons ni faire exister, ni empêcher d'exister. Qu'allons-nous donc faire, imaginer, inventer ? Rien!

Seulement voilà, ce Dieu inconnu, lui, a inventé quelque chose. Et les hommes de la Bible ont été les témoins de son invention. Tout ce que nous pouvons faire c'est de les écouter. Et je voudrais prendre trois d'entre eux pour tenter de comprendre ce que Dieu fait à Noël. Nous suivrons les réactions de ces trois figures :

Moïse, Philippe et Siméon.

.

Moïse

La Bible nous affirme des choses étonnantes et invraisemblables. En particulier dans le chapitre 33 de l'Exode où vraiment la contradiction touche à son comble puisque, Dieu répond à Moïse : «Tu ne pourras pas voir ma face, car nul ne peut me voir et vivre! » un moment après qu'il nous a été déclaré : «Dieu parlait avec Moïse face à face, comme un homme avec son semblable». Est-ce que l'auteur du livre de l'Exode déraisonne, ou se moque-t-il de nous ? Chacune de ces affirmations prise en elle-même, nous semble déjà exagérée et inacceptable. Nous ne pouvons croire que la seule vision de Dieu nous soit mortelle, qu'Il nous soit si terriblement étranger que sa seule présence nous anéantisse. Nous pouvons encore moins croire en un Dieu qui nous parle face à face comme un ami. Nous espérions à la fois moins de différence et moins de ressemblance. Nous le voulions moins lointain et moins proche. Nous ne demandions pas à mourir en le voyant, ni à trouver en lui un ami pareil à tous nos amis, qui nous salue en nous donnant la main, qui vienne partager notre repas et s'enquérir familièrement de nos soucis, un homme parmi les autres hommes et de qui l'on prétend que c'est Lui, ce Dieu que nous cherchons. On le voudrait d'une part un peu moins Dieu que cela, on le voudrait d'autre part un peu plus Dieu que cela. Car si le premier de ces Dieux l'est trop à notre goût, le second ne l'est pas assez. Nous réclamons un juste milieu. - Mais affirmer en outre les deux choses du même Dieu, dire que je ne puis voir sa face sans mourir alors qu'il est en même temps un de mes semblables qui me parle face à face, dire ces deux choses-là simultanément, n'est-ce pas tout simplement absurde ?

Heureusement qu'il y a d'autres Dieux que celui de Moïse, des Dieux plus convenables, des Dieux plus raisonnables. Et d'ailleurs on peut ne pas prendre à la lettre ces récits bibliques, on peut y voir des symboles, des manières de parler qui nous laissent libres d'envisager la divinité à notre manière, et de doser convenablement sa présence et son absence, sa vie et notre vie. On peut très bien faire de Noël l'auréole légendaire qui entoure l'histoire de la naissance des héros. On peut voir dans le Dieu de Moïse une conception primitive de la divinité née chez des hommes qui n'avaient pas comme nous le sens de la contradiction. On peut imaginer tout cela et beaucoup d'autres choses encore pour échapper au message de la Bible, pour se mettre à l'abri de la Révélation et ne pas risquer de faire la grande découverte. Je dirai même que l'on ne peut que cela, on ne peut que demeurer étranger à cette affaire, on ne peut que rester en dehors et la classer dans une religion quelconque, jusqu'à ce qu'elle nous concerne vraiment, jusqu'au jour où ce Dieu que nous ne pouvons voir sans mourir nous parlera face à face comme à un ami, et qu'alors nous ayons beau refuser et dire: «C'est impossible, Dieu ne peut pas être à la fois ceci et cela, il ne peut pas être à la fois le père et le fils, il ne peut pas être à la fois l'Eternel introuvable dans une lumière inaccessible et un enfant qui crie sur la paille de Bethléem!», cela ne pourra rien changer à ce qui nous est arrivé, à ce qui est arrivé à Moïse, à ce qui est arrivé aux bergers et aux Mages, aux prophètes et aux apôtres, cela n'enlèvera point l'enfant qui nous est donné et la réalité, et la vérité même de Dieu emporteront tous nos arguments dans un désordre comique et une panique semblable à celle des changeurs du Temple sous le fouet de Jésus-Christ. Puisqu'il en est ainsi, il faudra bien se soumettre, essayer de comprendre, et se réjouir en tremblant. Il faudra tomber non plus dans la discussion, mais dans l'adoration et fléchir les genoux devant le Dieu qui n'est pas le Dieu des sages, le Dieu de notre sagesse et de notre pensée, mais le Dieu de Moïse, le Dieu vivant, le Dieu unique.

Et d'abord il est vrai que nous ne pouvons pas voir Dieu et vivre. Il est vrai que Dieu est tellement différent de nous, tellement autre, que toute vision de sa gloire, toute connaissance directe de sa divinité n'est pas supportable, n'est pas pour nous un bienfait mais une malédiction. Notre existence confrontée à celle de Dieu se volatilise. Dieu n'est pas une chose ou une valeur de ce monde que nous puissions examiner et dont nous puissions faire le tour. Quand nous demandons à voir Dieu, en somme, nous voudrions en faire le tour. C'est cette connaissance-là que nous cherchons, une connaissance qui nous rende maître de la chose connue. Mais on ne se rend pas maître de Dieu; on ne fait pas le tour de Dieu.

C'est Dieu qui fait le tour de sa créature. C'est lui qui est notre maître et notre Créateur. Vouloir connaître le Seigneur directement, vouloir faire le tour de Dieu, c'est là un vouloir démoniaque et ce fut peut-être la tentation d'Adam à l'instant même de sa chute. Vouloir plus que la Parole de Dieu, chercher à regarder derrière la Parole pour pénétrer dans le secret de Dieu, cela ne serait possible que si nous étions Dieu nous-mêmes. Ce vouloir témoigne en tout cas d'un véritable désir d'être « comme Dieu » au lieu de s'en tenir humblement à sa Parole. Cette vision directe de Dieu, n'est-ce pas justement le fruit de l'arbre défendu auquel Adam ne peut toucher sans mourir ? Il semble bien que Dieu renouvelle à Moïse le même avertissement miséricordieux qu'il avait donné au premier homme: «Pour me voir comme tu désires me voir, pour me connaître ainsi directement, il faudrait que tu fusses Moi. Et tu ne peux pas être Moi. Tu ne peux être que ma créature, celui que j'ai appelé du néant à l'existence, et je ne puis pas ne pas être ton Créateur, celui qui est éternellement le même, qui n'a ni passé ni présent, ni avenir et règne souverainement sur toutes choses. Tu ne peux pas supprimer cette différence. Tu ne peux pas même voir cette différence. Tu peux seulement écouter ma Parole et en vivre éternellement. Au delà, pour toi, c'est le danger de mort, c'est l'abîme de la perdition qui s'ouvre, c'est le commencement de la folie. Pour me voir il te faudrait cesser d'être toi-même, d'être ce que je te donne d'être. Si je me laissais voir ainsi dans l'éclat de ma divinité, si je te laissais approcher pour regarder, tu cesserais d'être celui que j'ai fait de toi, et comme tu ne peux pas te donner une autre vie, ce serait la mort.» Ne plus être soi-même, ne plus être celui que Dieu a fait de nous, c'est la mort. Ainsi cela est bien vrai, nous ne pouvons entrer en contact direct avec Dieu et le voir sans que notre humanité chavire, sans que nous sortions de notre condition humaine. Et c'est mourir. Car nous mourons tous et le monde entier meurt (dans quelle agonie!) non pas pour telle raison sociale ou psychologique discernable, mais parce qu'il est possédé du grand souffle démoniaque de voir Dieu, c'est-à-dire de partager la condition divine et d'occuper la place de son Créateur.

 

Et si Dieu ne se laisse pas voir, si Dieu se met à l'abri de notre indiscrétion, s'il nous demeure impénétrablement caché, c'est bien justement parce qu'il ne veut pas nous perdre avant d'avoir tout essayé, avant d'avoir tenté la grande aventure, avant d'être devenu Celui que nous pourrons regarder sans mourir, Celui dont la face ne nous sera point mortelle mais salutaire, Celui que nous pourrons connaître sans sortir de notre condition humaine. Car tel est notre salut - non pas toujours comme le veut notre péché: sortir de nos limites, échapper à notre condition de créature - mais au contraire: trouver la vie dans la condition que Dieu nous a faite, à l'intérieur des limites qu'il nous a fixées. Dieu ne peut nous rencontrer pour notre vie et non pour notre mort, qu'à l'intérieur de ces frontières de notre humanité. Ce que nous ne pouvons pas, nous, sans mourir: sortir de notre condition de créature pour entrer dans la condition du Créateur, Dieu, lui, le peut, et l'a fait. Et il n'y avait rien d'autre à faire que ce qui est arrivé le jour de Noël. Dieu a inventé cela. Il s'est lancé dans cette aventure folle. Pour que nous puissions le voir et vivre, il a lui-même franchi la frontière de notre condition humaine, il est sorti de sa condition divine et un beau jour il s'est trouvé là au milieu de nous, au milieu de notre monde. Alors que nous étions en train de chercher à sortir pour pénétrer chez lui, il est entré chez nous par une porte dérobée, et il nous a appelés et il nous a dit : Je suis là. Et nous nous sommes retournés et voici qu'il était là, en effet, semblable à nous, comme un ami, Lui qui est sans pareil, tellement pareil à nous, que nous ne pouvons croire que c'est Lui, Lui qui est immortel, dans notre corps mortel, Lui le Saint dans notre corps de péché, Lui que nous ne pouvons voir sans mourir, face à face devant nous, Emmanuel! Tout cela n'est point quelque absurde fantaisie ou quelque théorie paradoxale. C'est le miracle de Noël, c'est le jour de Noël. C'est l'arrivée dans le monde du fils unique de Dieu. C'est la face que Dieu a tournée vers nous, la face de son Fils. Car le Dieu vivant a deux faces, la face du Père que nul ne peut voir sans mourir, et la face du Fils que chacun peut contempler pour sa vie et pour sa joie. La face du Père qu'on ne peut voir sans cesser d'être un homme, et la face du Fils qu'on ne peut voir qu'en devenant vraiment un homme, qu'en devenant celui qu'il est devenu pour nous. Noël c'est cela: la face de son fils que Dieu tourne vers nous.

 

Et voyez comme ces deux passages du livre de l'Exode qui nous apparaissaient si ridiculement contradictoires sont, en fait, inséparables et constituent à eux deux la vérité de Dieu, et la portée même du message de Noël, car si nous pouvions voir Dieu sans mourir, si nous pouvions directement aller à lui, Noël cesserait d'être la bonne nouvelle, et notre unique espérance de vie. Noël, la venue du Fils de Dieu, ne serait qu'un moyen parmi d'autres de parvenir à Dieu. Mais toute la puissance et la joie presque effrayante du message de Noël, c'est que sans ce qui nous arrive aujourd'hui, sans cet enfant qui nous est né, jamais nous n'eussions pu connaître Dieu sans périr sous sa lumière, sans être consumés par son éternité. Cela, nous le comprenons justement lorsque Dieu nous parle face à face comme un homme avec son semblable et que la vie nous est donnée par cette présence fraternelle, amicale, - nous comprenons alors que toute autre présence de Dieu, que tout autre visage de Dieu que celui de Jésus nous est mortel et désespérant. La face de Dieu qui nous tue, devient en Jésus la face de Dieu qui nous fait vivre.

.

Philippe

 

Nous trouvons dans l'Evangile un homme qui, devant le mystère de Noël, pose la même question que Moïse. Il s'appelle Philippe. Lui aussi le Seigneur l'a appelé et l'a accompagné pas à pas. Avec lui aussi le Seigneur a parlé face à face comme avec un ami. Et voici qu'un soir, quand les choses commencent à tourner mal, quand la révolte du peuple va toucher à son point culminant, quand le veau de fonte est dressé pour l'adoration et la croix pour y recevoir sa victime, Philippe, dans son angoisse, se risque à poser la question de Moïse : «Fais-moi voir ta gloire Philippe dit à Jésus: « Montre-nous le Père A quoi Jésus répond avec tristesse cette phrase où l'on sent tout le poids de l'incognito : «Il y a si longtemps que je suis avec vous et tu ne m'as pas connu! »

Philippe, comme nous tous, comme la libre pensée pieuse qui sévit dans les Eglises et dans le monde, estime que Jésus est venu pour nous montrer le Père, pour être à la suite de tous les hommes de l'Ancien Testament le témoin du Père, le plus grand de ces témoins sans doute, le plus grand de tous ces hommes qui le montrent. Mais à cause de cette pensée, même Philippe ne connaît pas encore Jésus-Christ, et nous ne le connaissons pas davantage, nous sommes totalement à côté de la question. Car Jésus n'est pas celui qui montre. Il est celui que l'on nous montre. Il n'a rien à nous montrer que lui-même. « Comment dis-tu : Montre-nous ce Père ? Ne sais-tu pas que le Père est en moi et que je suis dans le Père ? » Ne sais-tu pas que Dieu n'est pas derrière moi, mais en moi ?

Philippe n'avait rien compris encore quand il cherchait le Père derrière Jésus et non pas en Jésus, quand il voulait aller plus loin. Derrière Jésus il y a la mort, il y a la face inaccessible et insupportable de Dieu. Il y a tout ce qui ne peut pas nous être montré, tout ce qui ne peut avoir d'existence pour nous. Il y a les idoles, il y a le Dieu des philosophes, il y a le Dieu de notre incrédulité et de notre convoitise, il y a le feu éternel de la colère de Dieu. Il y a tout cela, aussi vrai qu'en Jésus il y a la face paternelle de Dieu, toute sa présence et tout son amour.

Ce qui nous arrive à Noël, ce qui nous est donné dans cet enfant, ce n'est pas un moyen quelconque d'obtenir quoi que ce soit, mais c'est la fin de toutes choses, le but éternel de l'histoire, le terme de tous nos regards, au delà de quoi il est à jamais impossible de rien penser, de rien voir, de rien vivre. «Celui qui m'a vu a vu le Père. Comment dis-tu: Montre-nous le Père ! Ne sais-tu pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi! » Celui qui cherche quoi que ce soit au delà de Jésus se voue à un éternel tourment, il se voue à l'enfer, il est déjà en enfer; non point que Dieu veuille le tourmenter et le faire mourir, puisque justement il a donné son Fils pour sa paix et pour sa vie, mais parce qu'il n'y aura jamais d'autre paix et d'autre vie que celles qui nous sont offertes en Jésus-Christ, jamais d'autres présences, jamais d'autres sourires. S'il y avait quelque chose derrière Jésus-Christ c'est alors que Dieu ne serait pas tout entier, ne serait pas lui-même en Jésus-Christ; c'est qu'il ne nous aurait pas donné sa propre personne; c'est qu'il ne nous aurait rien donné du tout.

Celui qui cherche quoi que ce soit plus loin que Jésus-Christ n'a pas compris, n'a pas connu l'amour de Dieu. Il ne sait pas que c'est sa propre vie, son propre coeur que Dieu nous donne dans cet enfant. Ou alors il pense que l'amour peut avoir un autre enjeu que la vie. Cet homme vit encore dans les comptes et les calculs, dans les additions et les soustractions, dans les plus et dans les moins, dans les profits et dans les pertes. L'éternité se traduit pour lui par une colonne interminable de chiffres à laquelle toujours on ajoutera un autre chiffre. S'il ne s'est point arrêté à Jésus-Christ, où voulez-vous donc qu'il s'arrête ? Cet homme ne connaît point l'amour, ni la plénitude, ni la présence. Il peut posséder le monde, il est plus dépourvu que le plus misérable. Il ne connaît pas la seule chose nécessaire, l'essentiel de la vie. Il a beau vivre avec Jésus-Christ et faire le bon chrétien tout le long de sa vie, s'il ne s'est pas arrêté pour jamais devant la face de Jésus-Christ, s'il demande encore : «Montre-nous le Père» il n'est pas plus avancé qu'un démon. Que voulez-vous que Dieu fasse pour lui maintenant ? Que voulez-vous que Dieu trouve pour convaincre celui qui regarde à côté de son Fils ? Ah! c'est un risque singulier que d'aimer! Mais Dieu a couru ce risque à Noël. Il a couru pour nous le risque de l'amour. Cela veut dire qu'il nous a donné sa propre vie, parce que l'amour ne connaît pas d'autre enjeu que la vie. Mais s'il nous a vraiment aimés, s'il s'est donné lui-même, cela signifie qu'il ne peut pas nous donner autre chose, nous donner davantage, faire encore quelque chose pour celui qui n'est pas convaincu: «J'enverrai mon Fils bien-aimé. Peut-être le respecteront-ils ?» se dit le maître dans la parabole des vignerons. Tel est le risque. C'est la possibilité que l'amour de Dieu, que le don de Jésus-Christ nous perde au lieu de nous sauver, qu'il soit une mauvaise nouvelle au lieu d'une bonne nouvelle. Ce disant, je n'entends pas diminuer mais au contraire magnifier, exalter l'amour de Dieu. Car ou bien, en Jésus-Christ, Dieu ne nous a pas donné sa propre vie, sa propre face, et nous pouvons la chercher avec Philippe plus loin que lui et demander d'autres Révélations, (mais alors il ne faut plus parler d'amour), ou bien Jésus est vraiment le don de l'amour de Dieu, c'est-à-dire le don que Dieu nous fait de lui-même, de sa vie, - et dans ce cas le dernier mot est prononcé. Dieu ne peut rien dire et rien faire de plus si vraiment il nous a ainsi aimés. Car on ne donne pas deux fois sa vie.

Et l'on ne donne pas plus que sa vie. La vie est par définition ce qu'on ne peut donner deux fois. Et ce au delà de quoi on n'a plus rien à donner. C'est infiniment simple, beaucoup trop simple pour notre sens de comptable, d'historien ou de psychologue qui déjà envisage des développements, des renouvellements, des suppléments. Mais tous ceux qui, avec Philippe, demandent d'autres Révélations ou des compléments de Révélation n'ont pas encore connu Jésus-Christ et pris garde à ce fait que le Dieu vivant ne peut pas donner plus que lui-même, et ne peut pas non plus se redonner lui-même. De même qu'il est le Dieu unique, son Fils est unique, son amour est unique. Et quiconque ne s'arrête pas à lui est perdu, et quiconque s'arrête à lui est sauvé. Comment veut-on qu'il en soit autrement, si l'enfant, qui nous est né, est Dieu lui-même qui se donne. Il faut s'arrêter là ou bien chercher un autre Dieu. Il faut vivre là ou mourir ailleurs. C'est pourquoi on sent une telle angoisse dans la réponse de Jésus à Philippe : Ne sais-tu pas que le Père est en moi ? Ne sais-tu pas qu'avec moi Dieu t'a donné tout ce qu'il pouvait te donner ? Ne sais-tu pas que je n'ai rien à te montrer d'autre ? Si tu me connaissais tu connaîtrais mon Père! La déception de Jésus est comme la nôtre quand nous accueillons des amis étrangers pour la première fois chez nous, et que nous nous réjouissons de leur montrer la merveille du pays. On s'achemine tout en causant vers le monument fameux, on s'arrête, on ne dit rien, attendant l'effet produit. Et voilà que les amis nous disent: « Eh bien! est-ce qu'on continue, est-ce qu'on arrive bientôt devant la merveille promise? - Mais nous y sommes, c'était cela, je n'ai rien d'autre à vous montrer. Rien ne sert d'aller plus loin.»

Quelle confusion chez nos amis qui n'ont pas su voir! Et quelle déception chez nous qui nous faisions une fête de leur joie ! On ne sait comment en sortir. Il est trop tard maintenant pour qu'ils admirent. L'occasion est manquée, le malentendu est irréparable. (Serait-ce ta situation, ô mon lecteur ? Car enfin c'est tout ce que j'ai à te montrer, cet enfant !)

Au milieu du désert sans fin de l'histoire, Jésus est le point d'eau unique vers lequel convergent toutes les caravanes de la terre. Pour les caravanes, le problème n'est pas de parvenir jusqu'à l'oasis, car elles ont pris leurs dispositions pour cela et chacune est en mesure de le faire. Non, tout le problème est de ne pas manquer le puits, de ne pas le dépasser de sorte que leurs efforts ne pourraient plus dès lors que les en éloigner et les perdre davantage, de sorte qu'elles n'auraient plus aucun autre espoir que de périr dans les sables. Ainsi la question pour nous tous n'est point tant d'arriver jusqu'à Jésus-Christ, car nous en avons tous les moyens, il est à un pas de chacun de nous. Toute la question est de s'arrêter à lui, de n'aller pas au delà, de ne rien chercher plus loin; s'arrêter à lui tellement qu'aucun regard, aucune pensée jamais ne lui échappent. Tout ce qui lui échappe, tout ce qui le dépasse, tout ce qui sort de lui est perdu: «Car tout a été fait par lui et pour lui et toutes choses subsistent en lui.» Voilà ce qui nous est donné à Noël, dans cet enfant! Vraiment la difficulté n'est pas d'aller jusqu'à Bethléem; aussi n'est-ce point là encore la foi, mais bien de s'y arrêter, de s'y fixer, de s'y agenouiller pour toujours, en sachant ce que Philippe ne savait pas encore, ce que Moïse avait besoin d'apprendre encore : en sachant que celui qui a vu le Fils a vu le Père; parce que le Père demeure en Jésus-Christ; parce que la plénitude de Dieu habite corporellement en lui; en sachant ce que Siméon savait.

.

Siméon

Après Moïse et Philippe, c'est une troisième figure que nous voyons devant Jésus, celle du vieillard Siméon. Celui-là du premier coup est allé plus loin qu'aucun homme de la terre ne peut aller, parce qu'il s'est arrêté à Jésus-Christ, parce qu'il n'a plus rien cherché au delà. Maintenant tu laisses ton serviteur aller en paix selon ta Parole, car mes yeux ont vu ton salut. » En voyant cet enfant il a vu le salut. Il a vu tout ce qu'un oeil humain pourra jamais voir de Dieu pour son salut. Siméon est pourtant une figure bien plus obscure que Moïse ou que Philippe. Nous ne savons rien de lui sinon qu'il « attendait la consolation d'Israël ». Nous ne savons rien de lui que cette rencontre et ce chant de paix devant le Christ enfant. Il attendait la consolation d'Israël et il s'en retourne en paix dans sa maison. Sa vie était baignée dans l'angoisse de l'espérance et maintenant elle n'est plus que paix. Car il a vu le Salut de Dieu. Il a saisi d'emblée ce que les autres cherchaient encore. Il est plus avancé que Moïse ou que Philippe. Plus avancé que les plus surprenantes natures religieuses de la terre. Plus avancé que les plus grands hommes de Dieu. Il est au but parce que Dieu est là pour lui dans cet enfant. Il n'attend plus, il n'imagine plus, il ne rêve plus, il ne désire plus; il voit, il constate, il prend dans ses bras. Et ce qu'il tient dans ses bras c'est la fin de tout son tourment, le terme de toute attente, l'exaucement de toute prière. Il n'a plus rien à demander. Il n'était pourtant que le vieux Siméon, un membre quelconque du peuple d'Israël et non point quelque prophète ou apôtre. Aussi bien nous représente-t-il chacun de nous, le plus quelconque, le plus obscur d'entre nous à qui le message de Noël est annoncé et la paix de Dieu mise à portée de la main.

Nous ne sommes pas plus loin de ce salut que Siméon.

Le salut de Dieu est aujourd'hui devant nous par le message de Noël et par ce texte biblique comme l'enfant était devant le vieillard. Il y a la même possibilité pour nous, que pour Siméon, de nous en retourner en paix dans notre maison, de devenir celui qui n'erre plus à la recherche du salut, mais le tient dans ses bras, celui qui ne va plus demander la paix à toutes sortes de choses, à des institutions ou à des hommes, mais s'en retourne en paix aujourd'hui selon la Parole de Dieu, selon cet enfant qui lui est donné, selon ce frère, selon ce Seigneur, selon ce Sauveur qui lui est né. Sans doute il nous faudra pour cela autre chose que nos oreilles bouchées, comme il a fallu à Siméon d'autres yeux que ses yeux d'aveugle pour discerner dans cet enfant d'une pauvre femme le salut de Dieu. Sans doute il faudra que, comme il reposait sur Siméon, le Saint-Esprit repose sur nous et nous donne des oreilles pour entendre. Sans doute faudra-t-il que le miracle de la Pentecôte se joigne à celui de Noël. Mais là n'est pas pour le moment notre propos.

L'essentiel, au début de cette lecture, est que nous entendions cet immense: Halte-là! que font retentir les trois témoins de Noël: Moïse, Philippe et Siméon. La face de Dieu qui nous tue devient en Jésus la face de Dieu qui nous fait vivre. Ne plus chercher que cette face-là, ne plus contempler que ce visage-là de Dieu, ne pas aller plus loin que celui qui est né aujourd'hui à Bethléem, tel est le secret de la vie chrétienne; telle est la réponse de tous ceux qui ont vraiment entendu le message. Ils sont venus et leurs regards se sont arrêtés sur l'enfant pour jamais. Leur incrédulité s'est dissipée comme un brouillard, leur révolte évanouie comme un cauchemar. Dieu était là. Dieu était cet enfant. Dieu leur était donné avec cet enfant.

Et leur vie d'homme aussi leur était donnée avec lui, leur vie d'homme aussi commençait avec cet enfant. Face à face avec Jésus, devant la crèche prosternés, nous ne devenons pas des anges, ni des dieux, ni des petits saints; nous cessons plutôt d'être tout cela, pour devenir des hommes, pour devenir nous-mêmes. Comprenez bien que c'est seulement le jour où Dieu est devenu nous-mêmes, que nous le devenons enfin. C'est à contempler Dieu, vivant notre vie d'homme, que nous commençons à la vivre. C'est à voir Dieu occuper notre place que nous la retrouvons enfin. Quand je reçois le message de Noël, quand je m'arrête à Bethléem, Dieu est à ma place, et je suis à ma place. Et c'est la paix. Quelle paix voulons-nous connaître avant d'être à notre place ? Et comment voulons-nous y être avant que Dieu y soit ? Avant que Dieu l'ait prise ? Ainsi ce n'est pas seulement lui-même que Dieu nous donne dans cet enfant, c'est nous-mêmes aussi, c'est notre vrai moi, et non ce faux moi que nous sommes par la grâce des faux dieux. On ne saurait s'arrêter devant la crèche sans devenir soi-même, et commencer à vivre. Nous commençons à exister au moment même où Dieu commence à exister pour nous dans cette crèche. Aussi un tel arrêt est-il une prodigieuse mise en mouvement, le creuset de notre personnalité, le départ de notre obéissance. Je puis marcher, je puis aller en paix!

Et il ne faut pour cela que prendre au sérieux un fait à la fois dérisoire et absolument capital, essayer de comprendre qu'à Noël, Dieu est devenu l'un d'entre nous, qu'à Noël nous est donné un enfant qui porte le nom même de Dieu, et qui s'appelle, en outre, le Roi de justice et le Prince de la Paix. Nous qui sommes là, avec notre pauvre vie, à la retourner dans tous les sens, à essayer de la vivre, à essayer d'être nous-mêmes, sans y parvenir, Dieu nous dit : Tu n'en sors pas ? Tu es incapable de vivre ta vie ? Eh bien! donne-la-moi pour que je la vive! Et c'est fait. Jésus est né à Bethléem. Dieu a pris notre vie pour la vivre, et la vivre comme nous étions loin de le pouvoir: dans la justice et dans la paix. Merveille incompréhensible! Un enfant qui porte le nom de Dieu nous est donné. Cela veut dire que Dieu nous donne aujourd'hui sa vie qu'il est venu vivre pour nous, et que notre vie nous est offerte en cadeau, toute vécue dans la justice et dans la paix.

Laisse-moi faire, dit Dieu. Et le croyant répond: Amen ! Je te laisse faire, je crois au Fils que tu me donnes ! Et il peut chaque matin et en toutes circonstances, en face des soucis qui le pressent, du bonheur qui le comble ou de l'ennui qui se glisse, dire paisiblement: «Dieu a vécu pour moi et avec moi cette journée. Il en a porté tous les fardeaux. Il en connaît chaque détour. Il en a déjà fait son domaine.

Il a déjà étendu sur elle son empire. Il a déjà établi sur elle sa justice. »

Croire au Fils de Dieu, c'est accepter que Dieu soit venu vivre notre vie, accepter qu'il soit cet enfant, qu'il soit cet homme que je suis, et que je n'aie plus rien d'autre à être que ce qu'il a été pour moi.

Refuser Noël, c'est vouloir nous-mêmes faire et vivre notre vie. Accepter Noël, c'est laisser Dieu la faire et la vivre, lui seul, et le suivre. « je ne vis plus, Christ vit.» (Galates 2, 20)

Quelle halte étonnante ! Quelle concentration inouïe ! Ici Dieu nous donne donc son existence et la nôtre. Dans cet enfant, je trouve Dieu et je me trouve. Et je trouve tout ce qu'à jamais Dieu peut être pour moi. Et je trouve tout ce qu'à jamais je puis être pour lui. Dieu a envoyé son Fils unique pour que nous puissions le voir et vivre, le voir lui, lui-même, le seul vrai Dieu et vivre nous, nous-mêmes notre seule vraie vie.

«Dieu était en Jésus-Christ. Jésus-Christ est ma vie. »


Table des matières

ACCUEIL