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L'ennemi et les deux arbres

 

(Genèse 2, 15-17; 3, 1-5, 22-24)

 

La Bible ne nous dit pas d'où sort cet Ennemi, ce serpent que l'on voit surgir au troisième chapitre de la Genèse. Mais elle nous montre fort bien ce qu'il fait. Nous ne demanderons pas à la Bible ce qu'elle ne nous dit pas, à savoir l'origine première du Malin. Ce sera déjà beaucoup et bien assez si nous comprenons par elle la manière dont le serpent s'y est pris pour séduire l'homme, arracher la créature au Créateur et devenir le Prince de ce monde.

Et d'abord, dans quel monde intervient l'Ennemi ? Dans ce monde du septième jour de la Création, où tout reposait dans la perfection de Dieu. Dans un monde dont nous n'avons plus aucune idée et auquel nous n'avons plus nul accès; dans le monde de la bonté et de la pureté premières; dans le monde tel qu'il est sorti des mains de Dieu.

Il est essentiel de saisir les données du problème, les données de ce monde où le Malin va intervenir, sous peine de demeurer à la surface du drame. Car aujourd'hui, dans le monde que nous connaissons, il est relativement aisé de saisir la manière dont le Malin s'y prend. Nous en avons même depuis quelque temps une démonstration très particulière et éclatante. Dans le monde que nous connaissons, dans le monde de la chute et dont il est le Prince, le serpent n'a qu'à souffler sur certaines braises dormant sous la cendre de notre coeur pour allumer d'effroyables incendies. Le serpent, aujourd'hui, peut compter sur un nombre infini de complaisances et de complicités. Il a prise sur chaque homme, et le tyran dans lequel il s'incarne pour jeter les peuples dans l'abîme de l'horreur, de la destruction et de la mort, ce tyran n'est autre que moi-même.

 

« Quand le tyran regarde à travers ses doigts frêles

les millions d'univers qui fuient entre ses mains

il lui vient une haine ineffable du monde,

une envie de mordre le ciel ou de crever

la mer, à coups de pied furieux dans l'invisible,

et sa haine en tout homme est si forte, qu'un

seul soudain se lève Légion. Je suis cet homme,

mon nom est la syllabe muette de son nom,

et toi aussi tu es cet homme ! tu jouis

de sa haine comme d'une âme toute neuve,

il te suffit d'ouvrir les yeux et d'écouter

et tu es le tyran, tu es le Mal en marche,

ton visage est le microphone de la Voix. »

(PIERRE EMMANUEL : Combats avec tes défenseurs.)

 

Aujourd'hui, le Malin trouve en chacun de nous son complice. Il n'a que l'embarras du choix., Il a son terrain tout préparé. Mais alors, au jour de la Création, il n'en était pas ainsi. Alors, tout était bon. Alors, Satan ne pouvait compter sur aucune complicité. La possibilité du mal n'était même pas envisagée. Par où donc pourra-t-il s'introduire ? Et quel pourra bien être le péché originel, la faute première, c'est-à-dire le péché avant lequel l'homme n'était pas pécheur, le péché qui rendra l'homme pécheur et fera de lui, pour toute l'histoire humaine, le complice de l'Ennemi.

 

Pour cela, il faut écouter ce que nous rappelle le chapitre 2 de la Genèse.

Non seulement tout était «très bon» avait conclu le chapitre premier, mais encore Dieu avait planté le jardin d'Eden, le Paradis qu'il met à la disposition de l'homme, avec toutes sortes d'arbres «agréables à la vue et dont le fruit était bon à manger », et il avait donné le grand ordre de la liberté: Tu peux manger de tous les fruits des arbres du jardin! La Création tout entière est à la disposition de l'homme qui ne peut avoir plus qu'il n'a, ni être plus qu'il n'est: il est le roi de la Création.

Or, voici qu'au centre du jardin, deux arbres sont désignés : l'arbre de la vie et l'arbre de la connaissance1.

Nous nous arrêterons à l'ombre de ces deux arbres, car c'est ici que se joue tout le drame de la chute. Nul ne pourra pénétrer dans le coeur de la Révélation biblique et comprendre quelque chose à la rédemption, s'il n'a saisi la raison d'être de ces arbres et le secret, qu'ils nous indiquent, de toute relation entre l'homme et son Créateur.

Je simplifie d'ailleurs et schématise à l'extrême. Ces arbres marquent donc les rapports nécessaires entre Dieu et l'homme :

 

1. L'arbre de la vie (qui n'est pas défendu), c'est l'arbre dont Adam vit, dont il se nourrit. Adam mange le fruit de la vie éternelle. Dieu nourrit Adam de sa propre vie, de son propre souffle, de sa propre parole. Cet arbre désigne la communion bienheureuse de l'homme avec Dieu, de la créature avec son Créateur.

2. L'arbre de la connaissance, au contraire, marque, dans cette communion même, la différence entre l'homme et son Créateur, la frontière entre Adam et Dieu. C'est-à-dire qu'Adam ne peut communier avec Dieu et vivre du fruit de l'arbre de la vie que dans la mesure où il demeure celui qui reçoit tout et où Dieu demeure pour lui celui qui donne tout. Dieu n'a jamais rien reçu de personne, c'est en quoi il est Dieu. L'homme a toujours tout reçu de Dieu, c'est en quoi il est homme. Dieu lui-même ne peut pas supprimer cette différence. Plus il comblera l'homme de ses dons, plus il sera celui qui donne et plus l'homme sera celui qui reçoit. Eternellement, la différence demeure :

Dieu donne la vie. Adam reçoit la vie.

Dieu n'a pas de Créateur. Adam a un Créateur.

Dieu est nécessaire à Adam. Adam n'est pas nécessaire à Dieu.

 

Voici donc l'ordre de la Création, la loi bonne, agréable et parfaite du Créateur :

Ne touche pas à cette différence ! Car elle est ta vie. Tu ne vis que dans la mesure où je suis ton Dieu et où tu es ma créature; dans la mesure où, tourné vers moi, tu es l'image de ma gloire, le reflet de ma bonté. Ne touche pas à cette frontière.

Dieu, justement s'il est le Dieu d'amour, justement s'il veut la vie et le bien de sa créature, ne peut lui permettre de manger le fruit de cet arbre. Car ce serait consentir à ne plus être Dieu, à ne plus être le Dieu d'Adam, à ne plus être la vie et la justice et la bonté d'Adam. Ce serait consentir à la mort de sa créature. Ce serait la perdre à tout jamais. Aussi Dieu peut-il donner à Adam toutes les libertés, sauf celle de se passer de lui. Toutes les places sauf la sienne. Car l'homme n'est pas Dieu et quand bien même Dieu aurait fait de l'homme un dieu, il n'en resterait pas moins que c'est lui qui l'aurait fait et non l'homme qui se serait fait ainsi.

Donc, l'arbre de la connaissance, en marquant la frontière entre l'homme et Dieu, marque la nécessité de Dieu pour l'homme. Il nous rappelle la condition de la Création:

Tout était très bon, mais bon de la bonté de Dieu et non pas d'une bonté intrinsèque. Le monde n'est pas une portion, un morceau de la divinité, ce qui lui permettrait de subsister par lui-même, comme Dieu subsiste par lui-même. L'homme n'est pas un petit dieu à qui la vie et la bonté appartiendraient en propre. L'homme n'est pas la source de sa vie et de sa bonté. Il ne vit que de la vie que Dieu lui prête. Il n'est bon que de la bonté qu'il reçoit d'ailleurs, de celui qui est à jamais l'unique source de toute vie et de toute bonté.

C'est pourquoi le seul danger, mais le danger absolu, le danger de mort, dont Dieu dans sa miséricorde l'avertit, c'est qu'Adam veuille se donner quelque chose à lui-même, vivre de lui-même et non plus de la Parole de Dieu; devenir sa propre raison d'être, sa propre fin, vivre par lui-même et pour lui-même. Le seul danger, mais le danger inévitable, c'était que l'homme touchât au fruit de l'arbre de la connaissance, c'est-à-dire franchît les limites de sa condition et voulût devenir plus qu'une créature.

Telles sont les données du problème. Tel est le monde dont l'Ennemi va tenter de s'emparer: un monde où tout est bon parce que tout vient de Dieu, tout est reçu de lui, tout vit de lui et pour lui, un monde dont Dieu est effectivement et continuellement le Créateur, un monde où «tout don parfait vient d'en-haut, du Père des lumières», un monde où l'homme est vraiment la créature de Dieu, c'est-à-dire n'est rien d'autre que ce que Dieu lui donne d'être. Voilà le monde au coeur duquel sont plantés les deux arbres, c'est-à-dire où l'homme vit dans la communion de son Créateur parce qu'il le reconnaît pour son Créateur. Tel est le monde du chapitre 2 de la Genèse. Bien entendu, il n'est pas question ici pour l'Esprit malin de venir souffler à l'homme de mentir, de tuer, de dérober ou de commettre un adultère car tous ces mots n'ont strictement aucun sens pour Adam et Eve. Ils n'auront de sens poux eux qu'à partir du moment où le péché originel aura été commis. De telles tentations qui sont à notre mesure ne sont pas à la mesure de l'homme d'avant la chute. Quel besoin et quelle envie pouvait-il avoir de commettre ce que nous appelons, nous, des péchés ? Aussi longtemps que demeure intacte la frontière qui le sépare de Dieu, aussi longtemps qu'il reçoit tout de Dieu et qu'il laisse Dieu être Dieu, aussi longtemps qu'il ne touche pas à l'arbre de la connaissance, l'homme ne peut pas pécher. Et le Malin n'a aucune prise sur lui, l'Ennemi ne peut rien contre lui. L'homme est juste, inébranlablement juste aussi longtemps qu'il reçoit sa justice de Dieu. C'est le jour seulement où il voudra se justifier lui-même et sauver sa vie qu'il sera la proie docile de toutes les propositions du Démon et de tous les appels de l'abîme. Mais pour l'instant, il est gardé, merveilleusement gardé par cette Parole de son Seigneur: «Tu ne mangeras pas du fruit de l'arbre.» Ainsi, nous voyons assez clairement l'unique prise qui s'offrait au serpent. Et il ne la manquera pas. Il saura souffler au coeur d'Adam la seule chose qui puisse causer sa ruine. Pour séparer l'homme de son' Créateur, pour l'arracher à l'arbre de la vie, il lui proposera l'arbre de la connaissance, il l'engagera à franchir cette frontière et à occuper cette unique place qu'il ne peut occuper. «Il est le plus rusé de tous les êtres. » Il a découvert le moyen de tenter l'homme intègre et de ruiner le monde.

C'est ce que nous voyons au début du chapitre 3.

Ce n'est pas tant la loi de Dieu elle-même que Satan vient mettre en doute, que l'intention de cette loi. Il ne vient pas dire : « Mais non, Dieu vous autorise à manger ce fruit». Il dit: «Si Dieu vous le défend, c'est par jalousie. C'est par tyrannie, c'est par peur. Il craint d'y perdre son autorité, il craint de n'être plus Dieu tout seul et de devoir partager avec vous sa royauté. Mais essayez seulement! Si vous franchissez cette frontière, si vous supprimez la distance qui vous sépare de Dieu, vous ne mourrez pas comme il l'a dit pour vous faire peur, mais vous serez comme lui, vous serez des dieux, vous vivrez par vous-mêmes et pour vous-mêmes, vous n'aurez plus besoin de lui. Ce sera magnifique, ce sera prodigieux. Ce sera une vie plus haute, une vie plus belle, une vie plus divine».

Ainsi la première attaque de l'Ennemi fut et demeurera toujours de mettre en doute l'amour dans lequel Dieu nous ordonne quelque chose, la grâce qu'il nous fait dans sa loi. Et nous sommes tellement au pouvoir de cet Ennemi que lorsque nous lisons le chapitre 2 de la Genèse, nous nous croyons instinctivement en face d'un Dieu jaloux et autoritaire. Nous estimons connaître, nous au moins, un Dieu meilleur, un Dieu qui n'aurait pas eu besoin de planter cet arbre et de nous l'interdire. Un Dieu meilleur, oui certes, nous le connaissons bien, et ce Dieu meilleur, ce Dieu qui ne nous défend pas le fruit de l'arbre, ce Dieu qui se confond avec nous, c'est justement le serpent, c'est justement l'Ennemi - celui qui inlassablement nous persuade qu'il n'y a pas de différence entre Dieu et nous et que nous sommes des dieux, et que ce que Dieu nous défend il pourrait aussi bien nous le permettre.

Ah! la morsure du serpent!... Nous pouvons la vérifier sur nous-mêmes, déjà rien qu'à notre manière de comprendre l'ordre de la Création, cet ordre que Dieu nous donne quand il dit: «Tu mourras certainement!» et que nous traduisons dans notre esprit par: « Je te ferai mourir ! » et que notre coeur se révolte contre ce Dieu qui punit de mort une simple désobéissance de son enfant et qui semble s'amuser à lui défendre quelque chose pour pouvoir le châtier.

 

Mais : « Tu mourras certainement! » cela ne veut pas dire: « Je te ferai mourir!» Cela veut dire: Tu te feras mourir! Si tu manges le fruit de cet arbre, tu te donneras la mort. La mort est, en effet, la seule chose que Dieu ne donne pas. Elle est même la seule chose que l'homme puisse se donner à lui-même. Elle est le salaire du péché. Elle est le secret d'un monde, où Dieu n'est plus Celui qui donne tout; elle est l'état d'un homme qui cherche à se faire vivre et à se donner la vie. Qu'on y pense bien: quelle est la seule chose qu'effectivement nous puissions nous donner à nous-mêmes, sinon la mort ? Et ce début du livre de la Genèse nous montre justement comment en écoutant la voix de l'Ennemi et en prenant la place de Dieu l'homme s'est donné la mort.

Mais penchons-nous encore pour mieux l'entendre, sur la double affirmation de l'Ennemi, de celui que Jésus appellera le Père du mensonge (Jean 8) :

Vous ne mourrez pas, mais vous serez comme Dieu (3, 3). Où réside le mensonge du serpent ? Car c'est par un mensonge, un peu plus caché qu'il n'y paraît, disons mieux: c'est par un mensonge caché dans une vérité, qu'il s'introduit et se rend croyable. Ainsi le mensonge ne consiste pas à dire : « vous serez comme Dieu !» Car en un sens, mais en un sens démoniaque, certes, il est parfaitement vrai que l'homme en mangeant le fruit de l'arbre devient « comme Dieu». La preuve en est dans le verset 22 où Dieu déclare : « Voici l'homme devenu comme l'un de nous».

Le serpent ne ment donc pas lorsqu'il dit: «Vous serez comme Dieu! » Mais son mensonge consiste à faire croire à Adam que d'être « comme Dieu» ce sera la vie, une vie plus ample, alors qu'en fait ce sera la mort. Et c'est bien là toujours ce qu'il parvient à nous faire croire : que nous pouvons nous donner autre chose que la mort, que nous pouvons par nous-mêmes être autre chose qu'un dieu mort.

Le serpent ment, quand il dit : « Vous ne mourrez pas». Car l'homme sera mort précisément quand il sera comme Dieu, c'est-à-dire quand il n'aura plus de Dieu. Notre souveraineté, notre indépendance de Dieu, notre affirmation propre sont notre mort. Depuis qu'Adam a suivi la voix du Tentateur, nous naissons en lui « comme des dieux». Or, un dieu n'a pas de Créateur. C'est en quoi consiste sa divinité. En Adam, nous sommes des créatures sans Créateur. Or, pour une créature, ne pas avoir de Créateur, c'est justement la mort. Les morts n'ont pas de créateur. Dieu n'a pas créé la mort. Dieu n'est pas le Dieu des morts. Les morts n'ont pas de créateurs, ils sont donc bien « comme Dieu». Telle est l'effroyable tromperie du serpent, cette espèce de sinistre jeu de mots auquel l'homme a succombé. La mort est bien. le domaine exclusif de l'homme sans Dieu, d'Adam, le petit maître. Et nous ne pouvons recevoir d'Adam un autre domaine que celui de notre souveraineté et de notre mort. La mort ne vient pas de Dieu, elle ne vient que de l'homme.

En ce sens les morts, et les morts seuls, peuvent comme Dieu, ne pas avoir de Dieu; cependant que les vivants ne sont vivants que parce que, n'étant pas leur créateur, ils ont un créateur.

Le péché originel, le péché qui enfante la mort, le péché d'où découlent tous les péchés et toutes les abominations de la terre, n'est rien d'autre que cet état d'envoûtement où nous tient le mensonge de l'Ennemi : la vie c'est d'être Dieu. La vie c'est d'être son propre Dieu. Cet homme comme Dieu, cet homme mort, cet homme sous la puissance de l'Ennemi, c'est celui que nous sommes, et que nous voyons vivre et faire l'histoire, et accomplir en particulier son chef d'oeuvre, son acte suprême, le jour où il cloue sur le bois celui dont il a pris la place. En effet, que reste-t-il à l'homme séparé de celui qui lui donne tout ? Avec le fruit cueilli de cet arbre commence la longue histoire de mort, l'interminable et monotone déchaînement de mensonge, de crime et d'orgueil, l'histoire du monde sans Dieu parce qu'il est Dieu lui-même. Un cauchemar sans fin suscité par la puissance des ténèbres où toute la race humaine n'est plus que la victime insatiable de son illusion, l'écho désespérant de la Voix qui module sur tous les tons: « Vous ne mourrez Pas, vous serez comme Dieu ! Vous n'êtes pas morts, vous êtes Dieu! »

Et voici, dès lors, ce tableau du monde au pouvoir de l'Ennemi :

 

«Nous sommes le péché de nos pères,

nos pères sont engendrés par nous, nos fils sont de vieux morts,

notre sang prend le temps à rebours, notre haine

se prolonge dans le silence originel.

Ah maintenant, nous sommes Dieu! ah maintenant

ô Mal, tu fais tomber nos entraves humaines

Le temps est médusé par le rictus des morts,

la Race en nous profère un blasphème unanime:

il n'y a plus de Mort puisque nous sommes morts,

il n'y a plus de dieu puisqu'un Seul vous habite

qui emplit de sa voix la vide éternité. »

(PIERRE EMMANUEL : Combats avec tes défenseurs.)

 

Dieu ne pouvait contraindre Adam à l'aimer, puisque l'amour est par définition ce à quoi nul ne peut nous forcer; puisque la liberté n'est rien d'autre que la possibilité d'aimer. Mais il pourra faire et il fera tout, jusqu'aux plus invraisemblables folies, pour retrouver l'amour de cet homme et l'arracher à l'Ennemi. C'est ce qu'indique la promesse de Jésus-Christ au verset 15 : « La postérité de la femme écrasera la tête du serpent ». Non par quelque victoire spectaculaire. Jésus n'est pas un saint Georges ou un Siegfried, mais par cette démarche inouïe dans laquelle Dieu accomplira lui-même pas à pas, en sens inverse, tout le chemin d'Adam, défera maille à maille le filet de sa captivité : Jésus qui était comme Dieu et qui a paru «comme un simple homme» (Phil. 2), qui occupait la place du Roi des rois et qui a pris la place du serviteur.

Mais cette promesse, où se tient en germe toute l'histoire de la rédemption et qui fait d'Adam «le premier chrétien» (Luther), est encastrée dans une suite de malédictions. Dieu énumère les conséquences de la chute, conséquences inévitables puisque Dieu est Dieu. De sorte que la souffrance et la mort sont des preuves non seulement de l'existence de Dieu, mais bien de la nécessité de Dieu pour sa créature. Plus encore, la souffrance et la mort deviennent une confirmation de l'amour de Dieu, une démonstration terrible que seul il était bon et pouvait nous faire vivre. Toutes les permissions, toutes les joies : joie de travailler, joie de vivre... sont maintenant devenues des nécessités, des obligations, des corvées. L'ennui précurseur du désespoir infernal, a gonflé tout ce dont l'homme s'est emparé. Les douleurs de l'enfantement, la dureté du travail, l'interminable peine des hommes et la mort pour finir, tout cela est le déroulement normal de la chute, la récolte obligatoire de ce que le Mauvais a semé. Mais en même temps l'Ecriture nous y montre les signes d'un jugement de Dieu et d'une intervention de sa colère qui prépare les voies de son amour.

En effet, depuis la chute, nous sommes un pays envahi, occupé par la puissance des ténèbres, livré au pouvoir du Prince de ce monde. Mais tout le drame de cette situation est que nous ne pouvons nous en rendre compte, car l'habileté du Malin est de faire gouverner par le pays qu'il occupe, afin que ce pays vive ainsi dans l'illusion de la liberté et de la souveraineté. Adam est devenu pour lui-même en quelque sorte l'homme de paille du Démon. Il parait se gouverner lui-même, il se croit libre, mais dans cette liberté il ne peut faire que le jeu de l'Ennemi. Tout ce qu'il accomplit de meilleur ne peut que servir les fins de la puissance étrangère qui l'occupe. Aussi le plus grand souci du Malin est-il de maintenir Adam dans cette illusion de liberté et de vie qui l'empêchera de souffrir de sa servitude et même de la ressentir. Qu'a-t-il à craindre, en effet, d'un esclave qui se croit libre ?

C'est pourquoi si Dieu veut entreprendre notre libération et nous arracher aux mains de l'Ennemi, sa première démarche sera de faire en sorte que la servitude nous devienne sensible et douloureuse. « Tu sauras que c'est une chose mauvaise et amère d'abandonner le Seigneur ton Dieu » (Jér. 2, 19). Ainsi les malédictions font-elles déjà partie du plan du salut divin. Car le plus grand malheur serait qu'Adam ne souffre pas d'être occupé par l'Ennemi.

C'est dans le même sens qu'il faut comprendre les derniers versets du chapitre et la fameuse intervention de «la lame d'épée flamboyante qui garde le chemin de l'arbre de la vie ». Dieu prend soin de rendre inaccessible à l'homme le paradis perdu. Ici encore, le serpent ne manquera pas de nous persuader que Dieu agit par jalousie et méchanceté et qu'il veut nous priver du souverain bien, alors qu'en vérité cette lame flamboyante est la bonne nouvelle de ce chapitre; elle est là pour nous éviter la catastrophe irrémédiable; car si Adam parvenait à s'emparer du fruit de l'arbre de la vie, cela voudrait dire qu'il vivrait éternellement dans son péché, que sa mort n'aurait point de fin, qu'il serait esclave à jamais. Ce serait l'Enfer.

L'épée flamboyante est donc le grand signe de la bonté de Dieu qui prépare le salut de sa créature. En gardant contre l'homme l'arbre de la vie, Dieu le garde pour l'homme, comme un tuteur garde l'héritage d'un enfant jusqu'à ce qu'il soit guéri de sa folie et dépossédé de son démon. Dieu interdit l'accès de l'arbre de la vie à l'homme pécheur, pour en réserver l'accès à l'homme nouveau, à Adam pardonné et sanctifié en Jésus-Christ. C'est pourquoi nous retrouvons cet arbre dans l'Apocalypse (22, 2) planté au milieu de la nouvelle Jérusalem, au centre du Royaume promis à tous les rachetés.

Cette lame d'épée flamboyante, cette porte étroite et unique, nous savons ce qui, pour nous, en tient lieu maintenant; nous connaissons la croix de Jésus-Christ qui, tout à la fois, barre l'entrée et donne accès au Royaume. Il faut passer par l'épée flamboyante. Nul n'entrera dans le Paradis sans être né de nouveau. « Nul ne vient au Père que par moi. » Il faut que «l'homme comme Dieu », l'homme au pouvoir de l'Ennemi, meure sur la Croix pour que ressuscite la nouvelle créature, l'homme à l'image de Dieu. Ainsi la colère de Dieu monte une garde vigilante aux frontières du royaume de son amour, afin que l'Ennemi ni aucun de ses complices n'y pénètrent pour le saccager, mais qu'ils demeurent à jamais dans les ténèbres du dehors.

La lame flamboyante est donc bien, comme la Croix, la sauvegarde de la justice et de l'amour de Dieu, de l'homme perdu et du Paradis perdu.


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1 Il est évident qu'Adam possédait avant la chute une certaine connaissance du bien et du mal; il savait du moins que ce que Dieu ordonne est bien et ce qu'il défend est mal. Mais il n'avait aucune connaissance intrinsèque du bien et du mal. Il ne connaissait rien à côté ou au-dessus de la Parole de Dieu. Manger le fruit signifiait pour lui se placer au-dessus de la Parole dans ce lieu qui appartient à Dieu seul où l'on juge ce qui est bien et ce qui est mal, en un mot, prendre la place de Dieu.


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