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 4. Samuel

 

N'a-t-il pas sa place dans ces mémoires, le nom d'un pauvre enfant de l'Afrique, dont la vie s'est trouvée mêlée pendant un temps à la vie de l'inspecteur? On se souvient de ce petit Samuel que les Rappard rencontrèrent au Caire, en prenant la direction de la station. De simple marmiton qu'il était, il avait été promu au rang de fils adoptif, de sorte qu'à leur départ pour l'Europe il allait de soi qu'il les accompagnerait.

D'emblée Chrischona lui plut énormément, et, ce qui vaut mieux, il y reçut bientôt des impressions profondes et ouvrit son jeune coeur à la grâce. Ainsi, peu après son arrivée déjà, il disait, un jour qu'il parlait de son pays

« Pauvre père ! il ne sait pas Sauveur, il ne sait pas coeur nouveau. »

Le premier hiver à Chrischona, il écrivit à ses anciens camarades de Khartoum la lettre ci-dessous, que nous reproduisons à cause du plaisir qu'ont eu beaucoup d'amis à en voir l'original:

 

Cher frère Thomas et David,

Moi longtemps pas vu vous. Moi avec M. Rappard à Chrischona. Moi en Europe. Moi travailler et balayer à la menuiserie. Moi beaucoup nettoyer samedi.

Ah! cher Thomas, mon frère! Oui, moi été très méchant à Khartoum ; mais moi pas bien connaître Sauveur, toujours voler, mentir, faire tant de sottises. Ah ! cher M. Duisberg ! Toi toujours dire à moi, mais moi pas comprendre dans la tête. Mais à présent moi meilleur; connaître Sauveur plus qu'à Khartoum.

Ah ! cher Thomas, toi toujours obéir à M. Duisberg, et quand lui dire à toi quelque chose, toi vite faire ; pas toujours rire comme ça. Ceux-là pas aimer Sauveur. Les Mahométans dire: « Thomas, toi noir, toi pas aller en Europe ! » Mais non, toi pas écouter ces gens. Un frère emmener toi, toi venir aussi. Les Mahométans mentir, mais toi pas écouter, pas avoir peur, non pas du tout. Moi aussi en Egypte, mais pas écouté les Mahométans. Moi venir en Europe, et ici gens très bons, pas jeter des pierres du tout ; eux connaître Sauveur.

En Europe aussi beaucoup de gens connaître Sauveur, mais pas faire du coeur avec Sauveur. Ces gens méchants, du coeur au diable. Pas seulement comme ça à Khartoum.

Thomas, toi encore rien appris de mon père ? Moi en Europe devenir aussi vrai chrétien, moi faut aller patrie et trouver père et mère et aussi frère.

Moi venir Europe, moi jamais encore vu neige, et moi prendre, serrer et jeter. Moi vu une fois glace ; celle-ci tout épaisse. Moi aussi aller à l'église et un peu compris, mais pas tant.

Un salut pour les maîtres et pour toi. Samuel.

 

Nous ne rapporterons, de la vie de ce cher enfant, que deux traits significatifs :

Peu de mois après son arrivée, il se précipita un jour, lui d'habitude si réservé, dans la chambre de sa mère adoptive, en s'écriant: « Moi reçu une lettre de Mansur au Caire ; pense, le consul a donné lui lettre de franchise. » Mansur était comme lui un petit garçon noir ; il appartenait au consul allemand, qui ne voulait cependant pas le garder comme esclave et venait de lui octroyer la liberté.

- Eh bien, c'est une belle chose, dit Mme Rappard, ça me fait plaisir que le consul ait fait cela.

Mais les traits de Samuel exprimaient une angoisse indicible.

Mais toi jamais donner moi lettre de franchise, fit-il, toi jamais affranchir moi

- Mais, Samuel, que veux-tu dire? Tu n'es pas notre esclave, tu es libre!

- Non, non, s'écria-t-il, moi pas libre. Moi à toi. Toi jamais donner moi lettre de franchise! Toi garder moi toujours, toujours !

Lorsqu'il eut compris que, s'il n'était pas notre esclave, il était notre enfant, et qu'il ne serait jamais séparé de nous, son angoisse s'évanouit, et la joie remplit son coeur.

Quelle belle illustration du titre que Paul aime à se donner: « Esclave de Jésus-Christ! » N'y a-t-il pas au fond du coeur du racheté comme un écho du cri de l'enfant de l'Afrique : je suis à toi, Seigneur! Ne me lâche pas! je ne veux pas être libéré de ton joug, je veux rester attaché à toi dans la vie et dans la mort.

 

Le second trait concerne Rappard lui-même: Samuel avait pour lui un amour profond, mais un peu intimidé. Tandis qu'il disait volontiers « mère » en parlant à Mme Rappard, parfois même, avec un sourire un peu fripon, « maman », il n'aurait jamais appelé son père adoptif que Monsieur l'inspecteur. Voici pourtant ce qui arriva en une douloureuse occasion. Comme il travaillait chaque jour une heure ou deux à la menuiserie, une critique le mit une fois dans une telle colère qu'il frappa d'un violent coup à l'oeil le « frère » qui l'enseignait. Pareil manquement méritait naturellement un châtiment sévère. Rappard lui parla sérieusement, mais avec amour, et lui déclara qu'il était obligé de le châtier de telle manière qu'il ne l'oubliât jamais. Là-dessus deux coups s'abattirent de façon fort sensible sur les mains noires bien ouvertes. Soudain, alors, l'enfant enlaça de ses deux bras le cou de l'inspecteur et l'embrassa en lui disant: «Merci, mon père!»

L'homme fort ne put contenir son émotion, ses larmes jaillirent: l'enfant avait reconnu l'amour paternel dans la punition. Jamais on n'eut plus à le punir.

Samuel apprenait difficilement, et ses progrès étaient lents. Très désireux de le faire avancer, ses parents adoptifs en vinrent à souhaiter de le faire jouir de l'enseignement excellent donné aux sourds-muets de l'institut de Riehen. Ils hasardèrent une requête en faveur de leur petit noir, en possession de ses cinq sens, mais qui avait tant de peine à comprendre l'allemand, et la demande fut agréée. Chaque matin dès lors Samuel descendait, sac au dos, à Riehen, où il dînait, pour ne rentrer tout joyeux qu'à cinq heures.

A partir de ce moment on eût cru voir s'allumer chaque jour comme une petite lumière dans son intelligence.

Mes chers parents adoptifs, écrivait-il une fois, comme j'ai grand plaisir à écrire des lettres, je veux aussi vous adresser quelques lignes.... J'aime beaucoup mon école. je crois que vous m'avez mis à la bonne place pour ce pourquoi le Seigneur m'a amené d'Afrique.

Il semblait qu'on pût espérer que ce garçon au physique robuste, et si bien disposé spirituellement, retournerait un jour dans son pays enténébré pour y porter une bénédiction. Mais le Seigneur en avait décidé autrement. Un matin, à l'école, il fut pris d'une violente pneumonie; on le transporta à la maison des diaconesses, où il reçut les soins les plus entendus. Mais le cinquième jour déjà ses forces défaillirent. « je n'ai pas peur », disait-il à sa mère adoptive pour la consoler; et, peu d'heures avant sa fin : « A présent je vais bientôt vers le Sauveur. » Il s'endormit doucement le 2 août 1871.

On l'enterra à Riehen. Le prédicateur prit pour texte Ezéchiel 16, 6: « je passai près de toi, je t'aperçus baignant dans ton sang, et je te dis, alors que tu gisais dans ton sang: Tu vivras! »

Oui, l'éternel amour avait dit aussi à cet enfant de l'Afrique : « Tu vivras ! » C'était notre consolation dans notre douleur.


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