Le renaissance du judaïsme religieux et les lois du retour
Le judaïsme religieux semblait moribond en 1945. Il a connu ensuite une renaissance spectaculaire. Aujourd'hui, il est confronté aux contre-coups de son succès : en diaspora et en Israël.
Dans les années cinquante et soixante, au sortir de la Seconde Guerre mondiale et de l'Holocauste, le judaïsme, en tant que religion ou que civilisation, semblait avoir atteint son nadir. C'était le thème d'un essai empreint de tristesse publié en 1965 par le sociologue français Georges Friedmann, Fin du peuple juif ?
Le tiers de la population juive, six millions d'âmes sur dix-huit, avait été anéanti entre 1939 et 1945. Chez les survivants, nombreux étaient ceux qui abandonnaient alors les pratiques religieuses, par révolte "Pourquoi Dieu a-t-il permis Auschwitz ?" ou lassitude ; ou encore, en URSS et dans les pays satellisés d'Europe centrale ou orientale, sous la contrainte. Certes, un Etat juif, Israël, avait été créé en 1948 au Moyen-Orient. Mais son avenir, face à l'hostilité du monde arabe et musulman, paraissait incertain. De plus, la majorité de ses fondateurs, à commencer par David Ben-Gourion, professaient un nationalisme laïque : Israël, selon eux, devait être "l'Etat des juifs", le refuge de tous ceux qui avaient été persécutés en raison de leur origine, mais pas un Etat fondé sur le judaïsme. Dans la Déclaration d'indépendance de la jeune république, Dieu n'était pas mentionné de manière explicite : on se bornait à évoquer le "Rocher d'Israël", terme ambigu qui pouvait signifier aussi bien l'Eternel que le "génie collectif" du peuple juif.
Ce déclin n'a pas duré. Depuis les années soixante-dix, le judaïsme connaît, au contraire, une renaissance spectaculaire. La population juive mondiale est revenue à son niveau d'avant l'Holocauste : elle se situerait en 2001, selon les estimations, entre quinze et vingt millions d'âmes. Et les valeurs religieuses, au sein de cette population, ont repris leur place : la première.
Aux Etats-Unis, sur près de neuf millions de personnes se réclamant d'une origine juive, quatre millions appartiennent actuellement à des synagogues. En France, dans une communauté comptant entre six cent mille et un million d'âmes, on compte 15 % de pratiquants réguliers, fréquentant la synagogue au moins une fois par semaine. En Israël, près de deux millions d'habitants juifs, sur près de six, se définissent comme pratiquants (datiim) ou même, pour une partie d'entre eux, comme strictement pratiquants (haredim), et un second tiers est fidèle aux pratiques saisonnières (massortim) : il est vrai qu'un troisième tiers se veut radicalement laïque (hilonim). Même dans des pays où le judaïsme semblait avoir été irrémédiablement meurtri, comme l'Allemagne ou la Russie, un renouveau est perceptible depuis une dizaine d'années.
Comment expliquer un tel phénomène ? Trois facteurs semblent avoir joué. Tout d'abord, le caractère "régulier" du judaïsme : celle religion repose sur la Halakhah, un jeu complexe de rituels, de prescriptions et d'interdictions, comparable à celui qui est de mise dans une communauté monastique chrétienne ou bouddhique. C'est souvent une faiblesse : l'obligation du repos sabbatique gêne l'accès des juifs pratiquants à certaines activités professionnelles ; les lois alimentaires entravent certaines relations sociales. Mais cela peut être également une force, notamment dans la société post-industrielle de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle : la Halakhah sécurise l'individu, consolide la famille, donne une dimension esthétique à la vie quotidienne.
Confronté à des problèmes internes très classiques
Deuxième facteur : le judaïsme est une religion savante. « Un ignorant ne peut être pieux », affirme un traité talmudique, les Sentences des Pères. Les fidèles ne doivent pas seulement connaître superficiellement les textes sacrés, les rituels, le droit religieux, ils ont également l'obligation de les comprendre, d'en analyser les structures ou les sources, d'en renouveler sans cesse l'interprétation, de les confronter à l'évolution de la science, de la technologie, du droit profane. Cette caractéristique constitue, aujourd'hui plus que par le passé, un atout : en "revenant" au judaïsme traditionnel, une personne d'un niveau socio-éducatif relativement élevé ne commet pas un "sacrifice de l'intellect". C'est souvent même par le biais d'un cercle d'étude qu'elle s'en est rapprochée. Tel a été en France, par exemple, l'itinéraire du philosophe Emmanuel Lévinas, ou plus récemment du physicien Henri Atlan.
Troisièmement, le judaïsme est la religion d'une communauté, d'un peuple. Se vouloir fidèle à cette communauté conduit à préserver au moins en partie la pratique religieuse, même lorsqu'on n'est pas religieux a priori, ou à renouer avec elle. Dans la diaspora, le retour de la religion coïncide, chez les ashkénazes, avec la mise en place d'un "devoir de mémoire" envers les victimes de l'Holocauste. Il touche les communautés séfarades d'Afrique du Nord quelques années après leur transplantation en France : c'est alors un moyen de surmonter le traumatisme de l'exil. Quant au fait israélien, il ne pouvait pas ne pas revêtir une signification de plus en plus religieuse.
Jusqu'où la renaissance juive peut-elle aller ? Tout succès entraîne une réaction, une némésis. Celui-ci ne fait pas exception.
En premier lieu, le judaïsme religieux a été confronté, en atteignant un certain niveau démographique, à des problèmes internes fort classiques : charges financières de plus en plus lourdes, paupérisation, enseignement profane défaillant, chômage, et même parfois délinquance. Dans la diaspora, ces difficultés ne sont pas trop aiguës ou visibles. En Israël, en revanche, elles ont pris depuis quelques années la dimension d'une crise, et suscité des mises en garde de la part des plus hautes autorités rabbiniques. Le sociologue religieux Joël Rebibo a souligné, dans un article récent publié par la revue Azure, le risque majeur que représentent les "laissés-pour-compte" (shavavnikim) : les jeunes gens issus de milieux orthodoxes mais incapables de rester au niveau élevé de pratique et d'études de leurs parents. Selon lui, cette couche sociale, évaluée à un quart au moins de la jeunesse orthodoxe, pourrait rapidement basculer dans l'irréligion.
L'autre némésis qui pourrait frapper le judaïsme religieux, c'est une révolte des éléments les plus laïcisés de la communauté juive. En diaspora, ce phénomène se manifeste surtout par des querelles idéologiques, ou des scissions au sein des institutions communautaires. En Israël, il avait abouti, à la fin des années quatre-vingt-dix, à une campagne en vue d'une séparation totale entre la Synagogue et l'Etat, à laquelle le premier ministre travailliste Ehud Barak s'était rallié. Mais les nouveaux affrontements israélo-arabes, depuis septembre 2000, ont tempéré le problème. Face à l'ennemi, les réflexes d'union nationale ont été les plus forts.
Le fait est d'ailleurs que les liens entre religion et politique ne sont pas si importants que cela en Israël. L'Etat a repris en 1948 divers symboles religieux : le drapeau est calqué sur le châle de prière, le chandelier du Temple figure sur les armoiries de l'Etat, le repos hebdomadaire est fixé au sabbat. Le statut personnel des citoyens (mariage, divorce) est réglé par les différents cultes, comme c'est le cas dans beaucoup de pays. Et un enseignement public religieux existe, pour les familles qui le souhaitent, en marge de l'enseignement laïque. Pour le reste, Israël est une démocratie "séculière", où les citoyens non juifs (20 % de la population) ont les mêmes droits que les juifs, et où la législation s'aligne sur la philosophie des droits de l'homme.
Des partis religieux souvent situés au centre
Si la religion peut être amenée à jouer un rôle plus important au sein de l'"Etat des juifs", cela ne peut être que de façon démocratique, à travers une montée des partis religieux ou semi-religieux qui, elle-même, ne ferait que refléter l'évolution démographique. La plupart d'entre eux se situent au centre de l'échiquier politique. Contrairement à des idées reçues, les partis les plus orthodoxes sont en général très modérés en politique étrangère et acceptent l'idée d'un compromis territorial avec les Palestiniens.
(Valeurs Actuelles) ajouté le 3/1/2002