Jésus était-il un révolutionnaire? Telle est la question à laquelle répond par la négative le grand exégète luthérien Oscar Cullmann dans un petit ouvrage fort dense où il étudie les rapports de Jésus avec les Zélotes, ce parti juif de résistants politiques et religieux qui voulait chasser les Romains hors de Palestine et fut l'instigateur de la révolte de l'an 70 écrasée dans le sang. Du fait que le Christ ait été sans doute dénoncé et crucifié comme « résistent », on ne peut conclure, affirme Oscar Cullmann, qu'il ait appartenu à ce parti : « Un examen de l'attitude de Jésus à l'égard du problème politique de son temps prouve au contraire qu'au point de vue de l'accusation de zélotisme sa condamnation était une erreur judiciaire.» L'exégète examine le comportement du Christ en fonction des divers points du programme zélote; mais il conclut que son obéissance radicale à la volonté divine « ne s'adapte au cadre ni des groupes qui défendaient l'ordre existant en Palestine, ni de ceux qui le combattirent par la violence ». Voici ce qu'il écrit de l'attitude de Jésus vis-à-vis des problèmes sociaux qu'il connut.
Jésus a stigmatisé dans sa prédication l'injustice sociale de son temps, et là encore il partage l'une des préoccupations essentielles des Zélotes. Toute cette question, il l'envisage également à la lumière du Royaume de Dieu. Il dénonce sans pitié cette injustice dans sa prédication : « Malheur à vous les riches » (LUC, chap. 6, vers. 24). Il proclame bienheureux les pauvres, car le Royaume des Cieux est à eux. La parabole du riche et du pauvre Lazare (LUC, chap. 16, vers. 19 et suiv.) place la différence sociale également dans cette lumière du Royaume futur, et la parabole de Luc (chap. 12, vers. 16) en fait de même pour la folie du riche. Est-ce à dire que, pratiquement, Jésus s'accommode de l'injustice sociale dans le monde présent pendant le court laps de temps qu'il durera encore? Même dans la perspective de la très grande proximité de la fin qui a été celle de Jésus, ce n'est nullement le cas.
Pendant l'espace de temps qui reste avant la fin, Jésus annonce d'une part qu'à la lumière du Royaume qui viendra, la différence entre riches et pauvres est contraire à la volonté divine. Ce jugement porté sur l'ordre social présent est, comme tel, révolutionnaire. Mais il ne l'est pas au sens d'un appel de Jésus à renverser cet ordre en tant qu'ordre. D'autre part, il exige quelque chose de ses disciples afin de les préparer à ce renversement radical venant de la part de Dieu : chacun individuellement doit appliquer dès à présent, dans son domaine, les normes qui sont celles du Royaume à venir. A quoi serviraient sans cela toutes ses recommandations données aux disciples? Cependant, là encore, Jésus n'établit pas un programme révolutionnaire de réforme des institutions. Bientôt Dieu jugera les institutions injustes. C'est l'homme, en tant qu'individu, qui doit être changé par la loi d'amour. Comme tel, il est l'objet de l'appel à la repentance. Quelque choquante que puisse être, au point de vue des conceptions modernes, la priorité accordée par Jésus au changement individuel du coeur, nous ne devons pas faire violence aux textes. Jésus se préoccupe de faire disparaître, dans l'individu, l'égoïsme, la haine, le mensonge, l'injustice. C'est par là qu'il veut changer le rapport de l'homme avec Dieu et ensuite le rapport de l'individu avec le prochain.
« Cherchez d'abord (en premier lieu : prôton) le Royaume de Dieu » (MATTHIEU, chap. 6, vers. 33, ajoute : « et sa justice ») et toutes ces choses vous seront données par-dessus. Il est remarquable que chez les deux, Matthieu et Luc, la parole sert de conclusion à la recommandation de ne pas se soucier pour les besoins matériels, nourriture, boisson, vêtement. « Ces soucis sont ceux des païens. Votre père céleste sait que vous avez besoin de tout cela. » A cet endroit Précis, Jésus dit : « Cherchez en premier lieu le royaume de Dieu. » On voit donc clairement comment Matthieu et Luc ont compris cette parole.
Jésus s'adresse ici aux pauvres et aux riches. Ce serait travestir cependant son enseignement que de vouloir considérer l'insistance sur cette priorité de la recherche du Royaume de Dieu comme un moyen de rassurer les riches. Car il n'y a pas de doute : Jésus considère comme une injustice qu'il y ait des pauvres et des riches, et devant la difficulté que présente la richesse pour l'entrée au Royaume de Dieu (MARC, chap. 10, vers. 23 et suivants), il demande au jeune homme riche de devenir capable de « vendre tout ce qu'il a et de le donner aux pauvres » (MARC, chap. 10, vers. 21).
Dès à présent, une arme contre l'injustice : la conversion radicale du coeur
Il n'en reste pas moins qu'il ne s'agit pas là d'un programme de réforme des institutions, de même que la parole sur la nécessité de haïr père et mère ou de ne pas enterrer les morts, ou bien la parole sur les eunuques ne doivent pas être considérées comme éléments d'une réforme générale. Le renversement général est réservé pour le Royaume de Dieu. Mais dans le cadre social encore existant, le disciple doit dès à présent appliquer, individuellement, de manière radicale, les normes du Royaume futur. Nous pourrions prolonger la voie indiquée par Jésus et montrer que la question sociale se résoudrait d'elle-même si l'individu se convertissait aussi radicalement que Jésus l'exige. C'est ce que montre le récit du riche chef des publicains, Zachée (LUC, chap. 19, vers. 2 et suivants), qui, sans vendre tout ce qu'il a, donne la moitié de sa fortune aux pauvres.
D'autre part, malgré l'insistance de Jésus sur l'injustice sociale et sur la nécessité de la conversion du coeur pour s'opposer à cette injustice dès à présent, il y a des cas exceptionnels où il relègue cette question au second plan lorsque l'intérêt primordial pour le Royaume de Dieu l'exige. « Des pauvres, vous en avez toujours avec vous, et quand vous le voulez, vous pouvez leur faire du bien », dit Jésus (MARC, chap. 14, vers. 7) à Béthanie à ceux qui blâment la femme d'avoir répandu sur lui un parfum précieux, dont on aurait pu donner la valeur aux pauvres. Il peut y avoir des intérêts supérieurs.
D'une façon générale, il faut rappeler que Jésus, même dans l'évangile selon Luc dont la préoccupation sociale est pourtant particulièrement forte, base toujours l'action sur la concentration préalable. Bien que la scène du récit de Marie et Marthe (LUC, chap. 10, vers. 38 et suivants) se passe dans un cadre intime, elle est caractéristique à cet égard. L'activisme de Marthe, quelque louable qu'il puisse être, n'est pas tout. Il y a plus. Marie a choisi la bonne part. Sans exagérer l'importance de ce récit, il ne faudrait pas le passer sous silence. Car il confirme ce que nous avons dit de l'attitude de Jésus, qui là encore est plus complexe que certains le pensent. Il faut rappeler aussi les passages évangéliques dans lesquels Jésus, au sommet du succès populaire, se retire loin de la foule.
Notre conclusion sera analogue à celle que nous avons tirée pour l'attitude de Jésus à l'égard du culte : Jésus dénonce, dans la prédication, l'injustice sociale de l'ordre établi. Il exige une conversion individuelle radicale du coeur qui changera dès à présent les rapports avec Dieu et avec le prochain. Toute la question se trouve placée dans la lumière du Royaume de Dieu dont les normes sont toutes différentes de celles du monde et des hommes.
par Oscar CULLMANN
En ce temps-là, la Bible No 80