SAÜL « LE RÉPROUVÉ » L'énigme d'un malheureux mais courageux personnage éclipsé par Samuel et David
Il n'est peut-être guère de figure plus tragique et plus contradictoire dans toute l'histoire biblique que celle de Saül. Il y a une énigme de Saül. L'explication de sa chute par une faute n'est pas satisfaisante : Saül a péché en refusant d'obéir à l'ordre divin d'exterminer Amaleq jusqu'à la racine. Ainsi présentée l'histoire semble vérifier la thèse sans cesse répétée : un tel fit le mal, d'où la chute, un tel fit le bien, d'où l'ascension. Mais il y aura des failles dans le système. Jéroboam, qui fit le mal, meurt rassasié d'années et de gloire (2e Rois, chap. 14, vers. 23-29); Josias, qui fit le bien, succombe à la fleur de l'âge, percé de flèches sur le champ de bataille (2e Rois, chap. 22, vers. 1-2; chap. 23, vers. 29-30). Le problème est alors posé de la souffrance gratuite et apparemment injustifiée; et, au fil d'une narration qui se voudrait sans faille, on sentira gronder souvent la colère et le scandale de Job. Mais Job fut un « saint ». Saül non.
Pourquoi, alors que le pardon de Dieu se distribue si généreusement dans le monde, Saül, pour un seul et unique péché, est-il resté l'éternel réprouvé? Pourquoi David, le rival, pourra-t-il se maintenir et atteindre le sommet des promesses, malgré une série impressionnante de péchés évidents et prémédités ?
Tout prépare Saül mais rien ne le prolonge
La royauté de Saül introduit au règne de David. Saül semble élu plus en vue de celui-ci que pour lui-même. Tout prépare et annonce Saül, mais rien ne le prolonge. L'étymologie de son nom signifie qu'il a été demandé, souhaité. Il le fut effectivement dans la mesure où le, peuple souhaita la royauté et où son élection fut la réponse à cette demande.
Mais tout ce à quoi tient Saül disparaît avec lui. Il se suicide sur le champ de bataille, et ses trois fils aînés tombent à ses côtés. Son pouvoir royal, qui survit un instant à la catastrophe, sombre lui aussi à la mort d'Abner, son général d'lshbosath, son plus jeune fils. Une fille survit de sa famille : Mikol deux fils encore, et six petits-fils dont Mifiboseth, fils de Jonathas. Mais si Mikol fut reine dans la maison du nouveau roi, les fils qu'elle eut (d'un autre) furent tués. Sept fils et petits-fils de Saül seront pendus au début des moissons de l'orge. Quant à Mifiboseth, le seul rescapé, recueilli par David et qui mange à sa table, il est bancal, paralytique et « pareil à un chien mort ». La présence de cet avorton à côté du successeur de son aïeul symbolise tout ce qu'il y a de précaire et de fatal le long du chemin qui mène de Saül à David.
Aucune promesse n'est attachée au nom de Saül, aucun prophète ne le mentionne plus tard. Si ce n'est Osée, pour maudire les jours où, à Guibéa-de-Saül, commença le péché d'Israël (Osée, chap. 10, vers. 9). Sous ces aspects, l'épisode de Saül constitue le plus pitoyable des échecs, un essai manqué, un lamentable « ratage ».
Élu de Dieu, Saül ne l'a jamais rencontré. Maillon dans la chaîne des hommes privilégiés dont l'Éternel se sort pour parler au monde, il n'a jamais bénéficié lui-même de la parole divine. Il y a entre Dieu et Saül une distance constante. Saül a reçu l'élection subitement, il la tient comme dans sa main. On lui a lancé un message. Il a tout juste eu la temps d'on prendre conscience, et le messager est reparti. Il ne le verra, ne l'entendra et ne le retrouvera jamais plus.
L'absence, dans l'histoire de Saül, de la formule classique, très simple mais capitale, « Dieu dit à Saül »... « Saül dit à Dieu » a pour corollaire la manque de tout sentiment de révolte qui agite d'autres appelés : les « Pourquoi? » de Jérémie, les « Comment? » d'Amos, le « non » de Jonas sont autant d'essais violents pour vaincre la « passivité » de Dieu, sa surdité apparente à l'égard des clameurs du monde. Saül se renferme dans le silence; il n'essaye même pas de lancer une prière ou une imprécation capable de « réveiller » Dieu. Pour lui parler, il a besoin de l'oracle; pour lui dire sa prière, besoin d'un sacrifice.
Samuel est pour lui l'intermédiaire par excellence; il est l'authentique « porte-parole », l'interprète de Dieu auprès du roi. Mais sa présence épaissit la barrière entre Saül et l'Éternel : à plusieurs reprises Saül semble croire qu'il atteint Dieu, quand il n'a atteint que Samuel pourtant une attirance irrésistible le pousse vers lui.
L'esseulement de Saül le conduit à la mort
Au dernier des juges va se substituer David. Le charme de la rencontre avec Samuel semble se renouveler lors de la première rencontre avec ce jeune berger. Pour Saül, une séduction infinie émane de lui. Mais à mesure qu'il l'approche, qu'il entre dans se vie, en devenant capitaine de son armée, puis son gendre, l'évidence de l'élection du jeune homme se fait plus cruelle au vieux roi. Saül tente de repousser David, de l'évincer. L'amitié de son fils aîné pour ce même David achève d'accabler Saül :
Jonathas incarne la pureté or, prouve évidente du choix céleste, la pureté va du côté du rival.
Saül arrive ainsi au bout de son mal. Progressivement, l'affreuse certitude de son esseulement et de sa condamnation s'impose. C'est alors qu'il décide de faire évoquer le spectre de Samuel par la pythonisse d'En-Dor. Cette fois Saül a réellement conscience de commettre un péché. Il sait qu'il n'aurait pas dû consulter Dieu par cette voie. Il lui semble qu'il y est acculé par l'effroyable silence qui la cerne de toute part. Il se cache pour effectuer cette démarche. Dans quelques heures ce sera la bataille; Saül va mourir parce que la rupture entre lui et le monde est totale. Mais Dieu délègue,,à celui qui fut naguère son "oint" l'innocent et pur Jonathas comme compagnon pour sa descente au shéol, et peut-être comme gage de pardon.
Durent la nuit, les habitants de Yabosh en Galaad (1er Samuel, chap. 31, vers. 11-13) viendront ensevelir les deux corps, avant que David lui-même ne leur donne une sépulture définitive. Ainsi, apparemment pardonné de Dieu, Saül n'est pas oublié des hommes qui répondent par un geste d'amour à sa volonté courageuse. Mais si la récit s'achève sur ce rétablissement, il laisse intact le problème. qu'il a soulevé : Saül est entré dans la tombe avec toute l'amertume du mystère de sa destinée.
Dom J. GOLDSTAIN
En ce temps-là, la Bible No 22 page IV.