En fait, pour exprimer le message divin, l'auteur inspiré doit se référer à une réalité proche de son expérience humaine, et cette réalité pouvait être double. L'expérience douloureuse du prophétisme en son ensemble d'abord.
Au moment où les médiateurs antérieurs, rois et prêtres, se trouvaient pratiquement éliminés, les prophètes, prennent bon gré mal gré la charge spirituelle de leurs frères, un peu comme Moïse le fit jadis, Mettre ses contemporains en contact avec Dieu, c'est porter sur soi le poids de leurs péchés (ÉZÉCHIEL, chap. 4, vers. 4-8) et intercéder pour eux (JÉRÉMIE, chap. 14, vers. 1 9-22), c'est sentir que la justice divine demande compte du sang de chacun (ÉZÉCHIEL, chap. 3, vers; 20, chap. 33, vers. 8).
Le martyre dans ces conditions est presque du programme. Celui du « serviteur » va jusqu'à la mort. A l'arrière-plan de l'évocation de son sacrifice, on peut lire en filigrane l'imagerie et la théologie du Grand Jour de l'expiation (LÉVITIQUE, chap. 16); « Comme un agneau que l'on va égorger il garde le silence » (ISAIE, chap. 53, vers. 7) et sa vie est offerte en expiation pour le péché (ISAIE, chap. 53, vers. 10).
La seconde réalité qui s'offre à l'esprit de l'inspiré est certainement celle du destin d'Israël.
A travers tout le livre d'Isaïe on peut constater que la vocation d'Israël est celle d'être un témoin-médiateur : témoin de la foi au vrai Dieu et de ses grands gestes de jadis, médiateur de la conversion des nations parce que Dieu se glorifie en lui (ISAIE, chap. 49, vers. 3) et parce que, dès lors, le prosélytisme s'affirme (ISAÏE,chap. 44, vers. 5; chap. 45, vers. 22-23) . Mais le peuple choisi ne répondra à sa vocation qu'au prix de ses souffrances. Celles-ci ne sont pas une anomalie, par rapport à la mission reçue, elles sont la condition de son accomplissement.
L'histoire n'a fait que confirmer cette intuition du prophète. A travers ses exils et ses martyres Israël est toujours revenu à ces pages qui l'assuraient que ses tourments loin d'être vains,étaient la condition de la survie du monde malgré ses innombrables péchés. On découvre une convergence saisissante dans la commune importance attribuée à ces textes tant par la tradition juive que chrétienne, dans des optiques évidemment différentes.
Pour les chrétiens, les chants du serviteur sont parmi les prophéties les plus explicites de la passion et de la mort du Christ.
La voix céleste qui manifeste Jésus de Nazareth comme Messie, lors de son baptême dans le Jourdain, est une citation d'Isaïe (chap. 42, vers. 1 ; cf. MATTHIEU, chap. 1, vers. 11). Lorsque Jésus enjoint aux malades qu'il vient de guérir, de garder le silence sur le prodige Matthieu encore (chap. 12, vers. 21 ) songe à la discrétion avec laquelle le serviteur doit oeuvrer sa mission (cf. ISAIE, chap. 42, vers. 1-3).
Dans le troisième poème (ISAIE, chap. 50, vers. 7) il est dit que le serviteur « durcit son visage comme de la pierre » pour affronter l'hostilité sanglante de ses contemporains; . Luc (chap. 9, vers. 51 ) reprendra l'expression pour décrire la résolution de Jésus prêt à affronter sa passion : « Il durcit son visage et se dirigea vers Jérusalem. »
Le chant le plus solennel est aussi le plus poignant
Le quatrième poème (ISAIE, chap. 52, vers. 13) parle d'une sorte d'exaltation du serviteur, alors que ses souffrances vont être évoquées; ainsi Jésus annoncera-t-il sa croix à Nicodème : « Il faut que le Fils de l'homme soit élevé » (JEAN, chap. 3, vers. 14).
Selon l'Évangile aussi (MATTHIEU, chap. 8, vers. 17), le « serviteur » prend sur lui les infirmités de tous (cf. ISAIE, chap. 53, vers. 4-5). Et saint Pierre verra cette réalisation sur la croix où Jésus a porté les péchés des hommes en son corps : les versets 22 à 24 de sa 1ère Épître sont directement inspirés d'Isaïe (chap. 50, vers. 6; chap. 53, vers. 5-12). Le diacre Philippe, sur la route de Gaza (ACTES DES APÔTRES, chap. 8, vers. 26 et suivants) doit-il expliquer au Ministre de la reine d'Éthiopie un passage du quatrième poème (ISAIE, chap. 53, vers. 7-8) ? Il y trouve, pour ce païen, l'annonce de Jésus mort et ressuscité pour tous.
Enfin les affirmations solennelles mais obscures sur la vie rayonnante du serviteur au-delà de la mort (ISAIE, chap. 53, vers. 10-12) se réalisent évidemment dans le mystère de la résurrection.
Telle est la densité singulière de ces pages extraordinaires de l'Écriture qui introduisent en ce que saint Jean de la Croix appelait « l'épaisseur de la sagesse de Dieu, qui est aussi l'épaisseur de la Croix ».
P. CRISOLIT
En ce temps-là, la BibleNo 59 page IV.