Ce serait sûrement priver le livre de Job d'une grande part de l'enseignement qu'il apporte que de prétendre le mettre bien « à plat », de lui imposer un plan très précis (qu'il n'a probablement jamais eu) ou même d'ordonner les thèmes qu'il développe en un beau dessin d'art théologique, qui lui donnerait des racines très nettes au plus profond de la psychologie humaine et des fleurs bien épanouies au paradis. Son texte a souffert, comme le héros dont il parle. Qu'on se garde de brutaliser l'un ou l'autre par une logique trop rigoureuse. Tout au long des 42 chapitres, le lecteur attentif entendra les échos de la sagesse. Tous ont valeur d'éternité. Mais telle résonance a pu toucher surtout les hommes de telle époque ou de telle société. La nôtre, qui est celle de l'intéressement et du profit au moins autant que de la consommation, pourrait prêter une attention toute particulière à la réponse de Job que rapporte le chapitre 9.
Longtemps, le héros biblique, a mendié la pitié de ses amis. Or voici qu'après les avoir entendus, il se redresse brusquement et crie sa foi en la justice divine. Il voudrait que son « réquisitoire contre Dieu »soit à l'épreuve du temps. Il rêve que son témoignage connaisse le sort enviable de ces inscriptions triomphales gravées dans le roc par les conquérants victorieux du Proche-Orient. « Qui me donnera que mes paroles soient écrites ? Qui me donnera qu'elles soient tracées dans un livre, sur une lame de plomb par une pointe de fer, ou gravées dans la pierre? » (chap. 19, vers. 23-24).
Mais il a mieux à espérer que des lettres sur de la pierre. Son défenseur est vivant et c'est lui qui prendra la parole le dernier. Le « saint homme » ne doute pas un seul instant de son acquittement, parce qu'il a foi en un Dieu juste et clair»voyant, qui reviendra de cette erreur judiciaire dont lui, Job, parait être victime. Avec toute la sincérité qui est la sienne, il pense que Dieu se manifestera à cette occasion comme il l'a déjà fait tant de fois en faveur des patriarches. Alors ce Dieu de justice confondra, tous ceux qui méprisèrent et méconnurent Job à cause de son malheur. Mais beaucoup plus que de son propre sort, c'est de la réputation de la justice divine que celui-ci se préoccupe.
VOIR la justice de Dieu... c'est tout ce qu'il attend
Il est peu de passages de l'Écriture qui aient fait couler autant d'encre que le verset 26 de ce chapitre 19.
Presque tous les mots font difficulté et peuvent s'entendre avec des nuances. Quelles que soient celles qu'on adopte, l'objet précis de la foi de Job est mis en évidence : une intervention divine donnera raison au bon sens. Quand et comment se produira cette intervention ? Voilà qui dépend de ce qu'on veut entendre de ce verset 26.
S'agira-t-il d'une justification postérieure à la mort du juste et dont il ne sera témoin qu'à l'état de spectre, sa peau ayant été définitivement détruite et « sans sa chair », comme l'estiment certains traducteurs ? Ou bien faut-il lire en effet qu'en raison même de l'absurdité de l'aventure, tout ne peut rentrer dans l'ordre qu'après une véritable résurrection, aux modalités mal définies? L'antiquité chrétienne était déjà divisée sur l'intention théologique du texte original.
On peut certes remarquer que Job lui-même insiste à deux reprises sur le fait que ses yeux, ses yeux à lui, verront son Dieu. Mais dans la mentalité hébraïque, un esprit peut avoir des yeux, au moins au sens métaphorique, comme il peut avoir un corps, ou même une forme humaine, encore qu'évanescente.
Ces considérations sont d'un intérêt certain, mais ne touchent pas à l'essentiel.
Rien n'interdit d'estimer d'ailleurs que la Vulgate, ici comme en d'autres passages obscurs, donne « un coup de pouce » à la lettre et éclaire le texte à la lumière de la révélation plus complète dont bénéficie le traducteur. Il est après tout fort discutable que ce soit toujours une supériorité de s'obstiner à une interprétation littérale archaïque, alors que Celui qui a inspiré les auteurs sacrés a, depuis qu'ils ont écrit, précisé le message.
Quoi qu'il en soit, il n'est pas impossible que nous nous trouvions devant l'un de ces « pressentiments », comme en expriment certains psaumes, même si, pour les psalmistes, la récompense du ciel et le châtiment d'un quelconque « enfer» ne sont pas encore des notions bien précises.
Une telle espérance n'abolit ni la souffrance, ni l'angoisse
Ce qui demeure incontestable est que la certitude de Job ne l'apaise pas et n'offre nullement une issue à l'impasse dans laquelle il se trouve. Cette «espérance qu'il garde au fond de son coeur » (vers. 27) n'est pas de telle nature que le présent lui apparaisse parfaitement acceptable pour l'homme qu'il est, et dans le monde où il vit.
C'est en cela qu'il est par dessus tout admirable. Ignorant encore comment le Seigneur se manifestera et ce qu'il dira (du chapitre 32 à 48) pour le justifier lui-même et condamner les apologistes maladroits, tout ce qu'il attend c'est que Dieu proclame bien haut le droit, et non pas qu'il le rétablisse, lui, pauvre homme, dans un état perdu irrémédiablement. Il n'importe que cette proclamation soit faite ou non alors que le juste est encore de ce monde pour l'entendre et en jouir.
La foi en la vie éternelle n'exclut pas la « gratuité» du service de Dieu
Si d'aventure, un cinquième ami était venu lui dire : « Tu as raison, il n'y a pas de justice sur terre, mais il y en a une dans le monde futur », les données du drame auraient-elles été substantiellement modifiées? Certains penseront que Job aurait pu se dire avec soulagement : « Puisqu'il y a une justice et une récompense dans l'autre monde, tout va bien; je n'ai pas servi Dieu pour rien. La souffrance du juste n'est pas perdue. »
Du fait qu'il est la réponse à la question principale, celle-là même que Job ignore parce qu'il n'assista pas à la scène décrite dans le prologue (le saint homme sert-il Dieu gratuitement, ou non?), le livre ne perdrait-il pas tout son sens ?
Affirmer qu'il le perdrait en effet, ce serait dire que ceux qui croient en la vie éternelle doivent renoncer à tout espoir de « servir Dieu gratuitement ». Mais pour lier ainsi foi en la résurrection et espoir de récompense, il faut ignorer quel trouble la souffrance apporte dans l'âme de l'homme le plus éclairé il faut n'avoir jamais médité sur le cri du supplicié qu'annoncent les plaintes mêmes de Job : « Eli, Eli, lama sabacthani » (version araméenne, dont use le Christ, du verset 2 du psaume 21 »Ps. 22 de l'hébreu), « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné? »
Dom J. GOLDSTAIN
En ce temps-là, la Bible No 43 pages I-II.