Quatre-vingts fois, à travers les quatre évangiles, Jésus parle du Fils de l'homme, apparemment pour parler de lui-même. Pourtant, après sa mort, aucun de ses disciples, aucun missionnaire ni prédicateur, théologien ni évangéliste, n'utilisera ce titre. Sans doute serait-il prématuré de répondre aux questions que soulève d'elle-même cette curieuse statistique avant que les Evangiles aient été présentés à nos lecteurs. Mais la vision relatée au chapitre 7 du livre de Daniel - « Voici qu'avec les nuées du ciel, venait comme un Fils d'homme... » - fournit l'occasion de poser déjà quelques jalons: quelle est donc cette mystérieuse personnalité qui participe à l'intimité divine?
Comme l'arabe, l'hébreu est une langue volontiers redondante. De même qu'on préfère souvent « le fruit de.la vigne » au « raisin », ainsi écrit-on avec recherche « le fils de l'homme » pour ne signifier, à tout prendre, que « l'homme ». Les deux expressions sont parfaitement synonymes et, en ce sens, on dirait tout aussi bien « le fils de la femme ». Parmi cent autres, le texte d'Isaïe (chap. 56, vers. 2) en fait foi : « Heureux l'homme qui agit ainsi, le fils d'homme... qui se garde de toute mauvaise action » le parallélisme montre à l'évidence l'identité des deux formules.
Tout au plus l'emphase ajoute-t-elle une nuance, parfois imperceptible : plus que « l'homme », le « fils d'homme », ou « le fils de l'homme », évoque la condition précaire, faillible, instable de la créature faite jadis à l'image de Dieu. Encore que cette nuance ne soit pas voulue partout; c'est Ézéchiel surtout qui l'a mise en vedette.
Un pauvre homme
Dans le livre d'Ézéchiel en effet (écrit dont s'est fort inspiré l'auteur du livre de Daniel), c'est par ce titre que Dieu, à 87 reprises, s'adresse au prophète-visionnaire. Nul doute que celui-ci ait voulu par ce moyen témoigner de sa faiblesse, de sa précarité : n'a-t-il pas porté sur lui le péché d'Israël pendant 190 jours (voir page 1542) et celui de Juda pendant 40 jours, autant de jours que d'années d'exil (ÉZÉCHIEL, chap. 4, vers. 4-6)? Dans la suite de la grande tradition prophétique, lorsqu'un personnage déterminé recevra cette appellation de « fil d'homme » ou « fils d l'homme », ce sera pou signifier que les humiliations ne lui auront pas été épargnées, même si elles ne constituent pas, en apparence, l'essentiel de sa destinée.
Un homme avec Dieu
Il devait revenir à l'auteur du livre de Daniel d'ajoute un trait neuf à la silhouette du « fils de l'homme ». Ce auteur vit la grande persécution d'Israël sous Antiochus IV Épiphane, vers 17 av. J.-C., et qui dura jusqu'e 1 63 environ. On sait qu'au milieu de son règne le persécuteur profana odieusement le Temple de Jérusalem y introduisant « l'abomination de la désolation », savoir la statue de Jupiter Olympien. En Israël, les meilleurs prirent alors le maquis et organisèrent la guérilla (ce fut l'épopée des Maccabées) tandis que la répression frappait durement tous les croyants : le souverain impie « les mangeait, les broyait les écrasait », comme le dit Daniel (chap. 7, vers. 19) Du même coup, le peuple d'Israël tout entier est comparable à un «fils de l'homme puisqu'il vit l'abaissement s caractéristique de ce personnage.
Mais se pourrait-il que les choses en restent là et que Dieu délaisse à jamais son héritage? Déjà les anciens s'étaient interrogés avec angoisse sur le sort de ceux qui mouraient dans la souffrance, quoiqu'ils fussent de justes exemplaires. La lancinante question de Job étai demeurée sans réponse : s l'homme ne pouvait sonde le mystère de la création, i lui fallait se résigner aussi ne pas pénétrer celui d juste souffrant.
Aujourd'hui cependant, ce mystère prend une signification nouvelle car il ne s'agit plus seulement de ceux qui meurent, quoique justes, mai de ceux qui souffrent e meurent parce que justes s'ils succombent ainsi, c'est bien parce qu'ils entendent défendre l'intégrité de leur foi et de leur Loi.
C'est ce noeud que vient trancher le cri d'espérance du livre de Daniel. Si Israël est un fils d'homme humilié, ce n'est que pour un temps voire pour le temps de cette création. Mais la vision d la foi, outrepassant ces horizons terrestres, découvre dan l'intimité de Dieu, le Fil de l'homme exalté, partageant avec Dieu des prérogatives célestes, constituant le Royaume nouveau, celui des Saints. Telle est la vraie destinée d'Israël, la vraie destinée de tout fils d'homme humilié peut-être, mais soucieux de justice et de sainteté. Reste enfin à savoir si le « Fils de l'homme » n'est, dans Daniel, qu'une personnalité collective ou s'il peut également être revêtu d'une signification individuelle. Il ne faut sans doute pas exclure que ce personnage soit en même temps la totalité du « Peuple des saints » et le chef de celui-ci. Cependant, ce sera surtout la tradition ultérieure, dépendante des visions daniéliques, qui conférera au « Fils de l'homme » les traits d'une personnalité individuelle: celle que revendiquera Jésus de Nazareth.
Jean-Pierre Charlier o.p.
En ce temps-là, la Bible No 69