Chacun doit savoir, même quand il n'a pas lu la Bible, que les « amis de Job », tels qu'ils y paraissent, sont des consolateurs inefficaces. Leur échec vient de ce qu'ils sont des conseillers qui se prennent pour des consolateurs, chose qui exaspère un être dans le moment où il souffre, et le baume du conseil est d'autant plus irritant pour sa patience qu'il a la couleur de la sagesse et les mesures de la raison. C'est ainsi que les amis de Job parlent splendidement du ciel comme s'il leur était familier, et avec une débauche d'arguments superbes qui se pressent sur leurs lèvres jusqu'à les étourdir eux-mêmes.
Or l'apologue de Job, du «saint homme Job», ainsi que disaient autrefois les pieuses gens, n'est pas seulement un poème sans égal dans les littératures, mais encore une histoire qui embrasse dans sa complexité tout le problème du mal ; ou, plus exactement, de la douleur, qui est une manière concrète de le ressentir.
Ce grand livre de sagesse finira par se tourner contre les scribes sentencieux qui auront eu tort, moralement, d'avoir raison, et il se charge de le démontrer à la façon hébraïque, qui surprend. N'y voit-on pas Satan en personne (et Goethe s'en souviendra en composant le début de son Faust) offrir ses services à Dieu pour éprouver la sainteté de ce noble habitant du pays d'Hus, homme privilégié à tous égards, trop heureux vraisemblablement, et à qui il ne messiérait pas d'être soudain persécuté Oh ! pour son bien, supposent naïvement Éliphaz de Thémân, Baldad de Shuah, Sophar de Naamath, qui n'ont pas l'esprit contestataire ; et aussi ce pétulant jeune homme, Elihu, qui va s'introduire subrepticement dans le colloque.
Poème théologique devenu dramaturgie lyrique où s'affrontent la doctrine des honnêtes « conseillers » et l'âme meurtrie de la victime sur son fumier, qui gratte ses ulcères avec des tessons de poterie, gémit, se démène, se montre « inconsolable » en attendant la mort. Un dénouement très imprévu confondra nos quatre raisonneurs dont les propos en phrases si bien balancées se perdraient dans le vent si la poésie ne les retenait pas.
En fait, Dieu ne reproche aucune faute à Job, comblé de biens matériels, et de vertus morales. Si l'idée de Satan ne paraît pas tellement lui déplaire, c'est que le Shaddaï, le «Tout-Puissant», suivant le nom rarement employé dans la Bible et qui lui est donné dans ce poème, voit (non pas d'avance, car il n'y a pas d'avance pour Dieu, présent à tout) que Job, avec son immense douleur, sortira indemne de cette suite d'épreuves dont Satan est autorisé à l'accabler. Il n'en sera tiré qu'un grand avantage, et pour la gloire de Dieu et pour le bonheur de Job.
Mais comment tout cela se trouve-t-il accompli ? Job ne s'est pas laissé, dans sa tentation, séparer de son Dieu au milieu des tourments de tout ordre qu'il a endurés, même s'il s'est plaint véhémentement, sans vergogne, tout à la sincérité de son coeur. Les amis qui l'assistaient ne sont pas parvenus à le convaincre. C'est qu'il ne recevait rien des hommes : il n'attendait sa consolation que de ce Dieu de miséricorde que le déchaînement de sa violence fait descendre sur terre quand les bénisseurs de la Loi n'ont plus rien à lui apprendre. Mais soyons équitables : ils ont été presque parfaits. Seulement Dieu, lui, se glisse dans la fissure de l'adverbe presque. On n'aurait pu imaginer le ton dans lequel il allait s'exprimer. Aux questions de Job il ne répond pas directement.
C'est entre nous et lui comme un dialogue de sourds. Aux questions de Job, on l'a dit, Dieu répond par d'autres questions, dans son style à lui. il ne s'embarrasse pas des considérations des amis de Job. Il regarde Job qui /e regarde. Job nous en fera la confidence après que le Très-Haut aura parlé.
Mais parlé de quoi? De ce qui est. Le Très-Haut ne fait pas de philosophie, il ne discute pas. Il invite Job, le malheureux Job, qui lui a baillé sa foi, à jeter un regard circulaire sur les phénomènes de la nature. Son discours est une énumération des « tours » d'un inventeur dont l'imagination est inépuisables
« Maintenant mon oeil Te voit! »
Dieu semble dire à Job
« Sors de ta douleur, mon fils, sors de toi-même. Prends ma place. De la tienne, on ne comprend rien. De la mienne, on contemple tout. Qui a fait ceci ? Qui a fait cela? Est-ce toi ? Est-ce un mortel ? Allons donc! Ouvre les yeux sur mon oeuvre qui se refait, se renouvelle à chaque instant et qui est si intéressante à examiner. » Au lieu de lui faire de la morale, qui, dans cette situation, n'est plus en jeu,, il lui décrit la vie et toutes ces merveilles infiniment originales, la beauté de ce qui existe et dont il est la cause première et la caution finale. Job n'objecte plus rien, il n'a qu'à entrer en extase. La réponse à tout - et ce n'en est pas une est quelque chose de vivant, d'insondable et d'indubitable, comme Dieu.
Job obtient que ses amis, qui ne manquaient pas de bienveillante sympathie mais dont le moralisme obscurcissait l'intelligence, s'ils ne sont pas récompensés de leurs efforts, ne soient du moins pas punis de leur maladresse par Dieu qu'ils ont fâché. Pour lui, Job n'a qu'une réflexion, qui conclut tout et efface le point d'interrogation des philosophes. Et voici sa réponse au discours du Tout-Puissant : « Mon oreille avait entendu parler de Toi, mais maintenant mon oeil Te voit » (Job, chap. 42, vers. 5).
par Stanislas FUMET
En ce temps-là, la BibleNo 42 pages I-II.