Le premier (Adam) est bien sûr celui dont la création et la chute sont évoquées aux premières pages de la Bible; le second, l'homme définitif : le Christ. Ce thème, traité une première fois au chapitre 6 de l'épître aux Romains, puis repris dans des perspectives élargies avec le chapitre 15 de la première épître aux Corinthiens, est certainement central dans la pensée de saint Paul. Sa présence sous-jacente fournit encore la seule clef possible au très beau, mais assez énigmatique, développement du chapitre 2 de l'épître aux Philippiens, sur le Christ humilié.
Les allusions, plusieurs fois récurrentes, soit à l'opposition en chacun de nous entre le « vieil homme » et « l'homme nouveau », soit à « l'homme extérieur », que la vie use peu à peu avant que la mort ne détruise, soit à « l'homme intérieur », qui alors se renouvelle pour toujours, ne prennent tout leur sens qu'une fois rattachées au thème majeur des deux Adams.
Il semble que saint Paul ait été inspiré par un thème largement répandu dans des milieux religieux très divers et que d'autres penseurs juifs avant lui, comme Philon d'Alexandrie, avaient adopté, en s'efforçant déjà de le pénétrer de spiritualité biblique. Nous voulons parler de l'opposition entre un homme idéal, « céleste », appelé à vivre dans la présence et l'amitié de Dieu, et l'homme « terrestre », tel qu'une expérience quotidienne nous le fait connaître : bien loin de cette image, tout embarrassé qu'il est dans des soucis matériels, quand ce n'est pas dans la pur et simple oubli ou mépris de Dieu.
Mais alors que les anciens mythes, et Philon encore, voyaient dans l'homme « céleste » l'homme primitif tel qu'il était sorti des mains de Dieu, et dans l'homme « terrestre » l'homme actuel, dont l'histoire n'est que celle de sa déchéance, saint Paul renverse délibérément les perspectives. Pour lui, l'homme « céleste » étant le Christ, et l'homme « terrestre » Adam et son lignage, c'est au contraire avec le « terrestre » que commence l'histoire humaine. En revanche, l'homme « céleste » n'est pas seulement un homme renouvelé, apparu au comble de l'histoire humaine redressée par l'intervention salvatrice de Dieu. C'est littéralement un « homme nouveau », un qui est plus qu'humain : le Fils de Dieu nous communiquant à tous, en lui-même, la capacité de devenir Fils à notre tour.
Ce que Paul oppose entre les deux Adams dans l'épitre aux Romains, c'est l'égoïsme convoiteur et sceptique du premier, l'obéissance généreuse du second. En donnant libre cours à ses désirs concentrés sur sa seule satisfaction immédiate, le premier homme a introduit dans le monde des hommes le péché et, avec le péché, comme son ombre, la mort, physique aussi bien que spirituelle. Et, comme le dit l'apôtre, puisque le péché s'est étendu et propagé à tous les hommes, tous ont été pareillement asservis à l'empire de la mort.
Tous deux ont inauguré un « état de vie »
Cependant, qu'est cette fécondité à rebours du premier péché du premier homme, dans le péché et la mort universels, comparée maintenant à la fécondité positive, surnaturelle, de la mort du Christ? Cet acte unique d'obéissance et d'amour, non seulement doit fructifier en actes innombrables de fidélité par la suite, mais efface tous les péchés, passés aussi bien qu'à venir. Il rouvre les portes de la vie à tous ceux que le péché avait plongés dans la mort. Où le péché avait abondé, l'amour sauveur de Dieu surabonde.
Dans l'épître aux Romains, ce sont proprement les actes décisifs, d'une part du premier Adam tombant dans le péché et y engageant toute l'humanité à sa suite, d'autre part du second Adam (le Christ) détruisant dans sa propre mort le pouvoir du péché et de la mort, qui sont mis en parallèles. Dans la première épître aux Corinthiens, la comparaison s'étend à la personne du premier homme et du second, et c'est l'état de vie que l'un, puis l'autre inaugurent.
Le premier homme (n'oublions pas qu'Adam, en hébreu, veut dire homme), relèvera la IIe épître aux Corinthiens (chap. 15), faisant allusion à la Genèse (chap. 2, vers. 7), avait été tiré de la terre. En dépit de l'âme vivante, que Dieu avait insufflée en lui, à l'image de son propre Esprit, il restait donc « de la terre terrestre », et destiné à y retourner. Au contraire, l'homme nouveau, le Christ, apparaît, dans sa résurrection, pour ce qu'il est : non seulement un autre homme, mais un homme « céleste », qui est venu d'auprès de Dieu. Sa vie, bien qu'humaine, est la vie même de l'Esprit de Dieu en lui. Ainsi, n'est-il pas simplement promis à la vie céleste (la vie en la présence de Dieu, la vie vécue avec Dieu), mais devenu « Esprit vivifiant » pour l'humanité entière.
Le Second est « l'Homme final »
Saint Paul, en effet, voit en lui non seulement un second Adam, mais l'Adam définitif, l'Homme final, dont nous devons porter tous l'image comme, tous, nous n'étions que des images fragmentées du premier homme et de sa ruine.
Ce qui est évoqué ici, par opposition à la dispersion de l'humanité, dans le péché et la mort, à partir du premier homme, c'est sa réintégration, sa réincorporation dans l'unique Homme céleste : le Christ ressuscité, qui nous fera tous fils de Dieu en lui.
C'est ce que saint Paul approfondit, d'une part dans l'épître aux Colossiens, quand il y développe l'idée que nous avons tous été « réconciliés » entre nous en même temps qu'avec le Père, « dans le corps de son Fils ». C'est ce que l'épître aux Éphésiens rendra plus explicite encore quand elle nous montrera tous « récapitulés », repris, réunis, ramenés à l'accomplissement en nous, par Jésus, du dessein de Dieu de nous adopter tous ensemble comme ses enfants. C'est d'autre part ce qui développe toutes ses conséquences dans la vision, commune aux deux épîtres (Colossiens et Éphésiens), de l'Église comme « corps du Christ » où lui-même, comme chef, déverse sa plénitude de vie divine, et, réciproquement, trouve, ou plutôt réalise lui-même en nous son propre et total accomplissement.
R. P. Louis BOUYER de L'Oratoire
En ce temps-là, la Bible No 87