LES CHANTS DU SERVITEUR
On réserve ce nom en général à quatre poèmes insérés dans la seconde partie du livre d'Isaïe (chap. 42, vers. 1 à 9; chap. 49, vers. 1 à 8; chap. 50, vers. 4 à 11 ; chap. 52, vers. 13 à chap. 63, vers. 12). Mais on peut en rapprocher d'autres pages, comme au chapitre 41, les versets 8 à 16, où le « serviteur » en question n'est autre qu'Israël personnifié. Dans les chants principaux, cependant, le serviteur n'apparaît pas comme une simple personnification littéraire du peuple de Dieu souffrant, et fidèle dans sa souffrance. Le texte du chapitre 49, versets 6-6, en particulier, l'oppose expressément, comme un Individu providentiel à l'ensemble du peuple, dont Il doit assurer le salut. En même temps, se découvrent les perspectives d'un salut universel, dont ce serviteur, Issu d'Israël mais qui le dépasse, doit être le mystérieux agent.
Qui est donc ce Serviteur, d'abord dans la vision du prophète lui-même? Il semble que l'image s'en soit dégagée pour lui, certainement, de la méditation des souffrances inexplicables des justes, et en particulier des plus fidèles Israélites à l'époque de l'Exil. Il apparaît bien toutefois que l'exemple des épreuves de prophètes incompris, comme Isaïe, et surtout Jérémie, ait concentré cette vision du, sens providentiel de toute souffrance innocente sur la fécondité exceptionnelle des tribulations, également exceptionnelles, auxquelles les plus hautes et les plus intimes révélations divines acculent les hommes qui en sont les porteurs.
Mais il ne semble pas qu'on puisse limiter l'inspiration des Chants du Serviteur à la figure d'un juste, ni même d'un prophète idéal, dont le rejet par les hommes, correspondant à sa fidélité au Dieu qui s'exprime en lui, ait une place providentielle, si obscure soit-elle encore, dans les desseins de Dieu. Illuminée d'En-Haut, l'expérience des prophètes incompris et persécutés, à l'intérieur et comme au foyer de l'expérience collective du peuple mis à l'épreuve, projette à ce moment une prophétie suprême. C'est celle d'un messager, non seulement ultime mais unique, en qui tout le dessein d'amour de Dieu, envers tous les hommes, doit être révélé, comme au comble de la révélation faite à Israël, au terme de l'expérience séculaire du peuple d'Abraham.
Israël Infidèle et les païens déjà réconciliés à Dieu
De ce messager par excellence, attendu maintenant, déjà préfiguré, il ne suffit plus de dire que la vie, comme déjà celle d'un Jérémie, porte tout entière l'empreinte de son message. Il faut dire plutôt que son message essentiel est sa vie et n'en est plus détachable. Dans le mystère de l'opprobre, douloureux et immérité entre tous, la réconciliation d'Israël infidèle, comme des païens sans nulle foi, parait non seulement annoncée mais accomplie...
Par la suite, cette vision ne cessera de hanter la conscience d'Israël, sans toutefois que celle-ci parvienne jamais, avant Jésus, à l'assimiler complètement. A lire les formes tardives des commentaires juifs traditionnels, fixées dans une réaction polémique à l'enseignement chrétien, on pourrait croire que la judaïsme n'a jamais vu dans ces textes plus qu'une description imagée des épreuves de son peuple.
Mais l'examen de la littérature apocalyptique, dans ses derniers développements, de peu antérieurs à l'apparition de celui que les chrétiens appellent « le Christ », c'est-à-dire le Messie, donne une impression assez différente. Il y parait que les plus méditatifs des Juifs pressentaient que le Messie, c'est-à-dire le roi terrestre, mais oint d'En-Haut, dont ils attendaient la réalisation triomphante de leurs espérances, devrait présenter aussi au moins quelques traits du Serviteur souffrant. Et, par exemple dans l'image de l'Élu par excellence dont nous parle le livre d'Hénoch(1), on dirait que se cherchent les voies de quelque synthèse entre une image plus surnaturelle du Sauveur espéré tel le « Fils d'homme » venant « sur les nuées du ciel » dont parle Daniel (chap. 7. vers. 13), et l'image d'une humanité au contraire tragiquement humiliée : celle du Serviteur.
Néanmoins c'est seulement la réalité de la vie et de la personne de Jésus, de sa Passion vue rétrospectivement dans la lumière de sa résurrection, qui transfigurera l'espérance messianique. D'où la vision finale d'un Homme nouveau, « céleste », surnaturel, qui crée en lui-même le « Peuple de Dieu » définitif, l'humanité fille de Dieu, au prix de l'humiliation volontaire qui a fait de lui le Serviteur souffrant.
R. P. Louis BOUYER, de l'Oratoire
1.Patriarche antédiluvien que la Genèse (chap. 5, vers. 24) dit mystérieusement « pris » par Dieu. Le livre qui porte son nom, rédigé probablement en hébreu ou en araméen au //- siècle av. J.-C., n'a été conservé qu'à travers les traductions. Parfois incomplètes, ou adapté par divers auteurs jusqu'aux Premiers siècles de 1ère chrétienne. Il n'a guère été retenu comme canonique que par l'Eglise d'Éthiopie,mais il fournit d'intéressantes indications sur la spiritualité judéo-chrétienne.
En ce temps-là, la Bible No 58 page I.