LE CHRIST ET L'EGLISE dans l'épître aux Éphésiens

 

La première des trois lettres qu'on va lire dans les pages qui suivent mérite une place toute particulière dans l'ensemble des écrits de Paul, et même dans ce groupe spécial des épîtres dites « de la captivité » qui ont en commun leur unité de vision : la contemplation du Christ glorieux y absorbe toutes les préoccupations éthiques, spirituelles ou pastorales. Non que ces dernières disparaissent : on ne saurait imaginer que l'Apôtre se désintéresse de l'apostolat; mais elles viennent en quelque sorte se ranger simplement à la suite ou, mieux encore, s'inscrire comme de simples développements du thème principal.

D'un bout à l'autre la lettre adressée «aux Éphésiens » n'est guère qu'une grande liturgie de la glorification du Sauveur. C'est un trait typique des épîtres de Paul qu'elles s'ouvrent toutes par une prière solennelle, très proche dans sa forme et son contenu des plus anciennes prières eucharistiques. On a relevé maintes fois, comme un témoignage de l'émotion violente sous le coup de laquelle fut écrite l'épître aux Galates, que celle-ci est seule à faire exception à la règle. Encore est-il vrai que même dans ce texte dicté à chaud, quelque chose, au début, rappelle le rythme de louange contemplative passant à la supplication détaillée, par lequel les autres épîtres pauliniennes en viennent aux préoccupations doctrinales ou concrètes qui en fournissent les objets particuliers.

En revanche, dans l'épître aux Éphésiens, non seulement la forme et la substance eucharistique de l'exorde sont plus explicites que jamais, mais il est impossible de trouver un passage où le développement des thèmes y échappe tout à fait. D'un bout à l'autre, elle n'est qu'une confession de l'oeuvre salutaire du Christ, accomplie dans l'Église qui est son corps, à une supplication pour que cette oeuvre y parvienne, en tous les membres, à son suprême achèvement.

Cette composition est si délibérée et systématique, et tant d'éléments, soit de pensée, soit d'expression, s'y trouvent repris aux autres épîtres, spécialement à l'épître aux Colossiens, pour être retravaillés et comme fusionnés dans le flot ininterrompu de cette cantillation exultante, qu'on a mis en doute son attribution à Paul lui-même. On a l'impression qu'un disciple particulièrement fidèle s'est assimilé tous les thèmes majeurs de l'Apôtre parvenu à sa maturité, avec les expressions spontanées les plus heureuses qu'il en avait multipliées, pour tirer de tout cela un seul cantique théologique. Les Églises pauliniennes paraissent comme s'y éveiller, au terme de l'oeuvre apostolique, à la conscience claire de l'unique Église qui vit en elles toutes, par la célébration eucharistique du Christ, son chef et son époux.

Toute l'histoire sacrée, peut-on dire, y est « récapitulée », suivant la formule caractéristique exprimée au verset 10 du premier chapitre, dans la vie, l'oeuvre, la personne même du Christ : Celui-ci trouve sa révélation (cf. chap. 3, vers. 10) en même temps que son propre accomplissement, qui l'achève et le parachève dans les siens (cf. chap. 1, vers. 23), en cette Église qui procède toute de lui; comme c'est vers l'union consommée avec lui qu'elle progresse tout entière (cf. chap. 4, vers. 13 et suivants).

Le Christ, mort et ressuscité, apparaît ainsi comme le restaurateur et l'« accomplisseur » du dessein divin sur l'humanité. Celui-ci avait paru d'abord mis en échec par le péché des hommes et, de ce péché, le comble n'avait-il pas été de crucifier l'envoyé, le Sauveur, que le Père avait adressé aux hommes pour les réconcilier avec lui? Mais telle était la sagesse divine qu'elle avait prévu et décidé de toute éternité qu'en cela même s'opérerait le salut : l'acte réparateur, récapitulateur, par lequel toute l'histoire de l'humanité serait reprise, redressée, ramenée à la fois à son principe et à son terme (chap. 1).

Ainsi, dans le Christ lui-même, dans la réalité de sa croix rendue manifeste par sa résurrection, et dont l'Église, par sa seule existence, est établie à jamais le témoin et le héraut, l'humanité tout entière se trouve rassemblée (chap. 2).

Réunie à son chef prédestiné, qui par son sang réconcilie en lui-même toutes choses, tous les hommes, tous les êtres, cette humanité renouvelée avec lui et en lui trouve un commun accès auprès du Père (chap. 2, vers. 16). Quelles que fussent ses divisions antérieures, elle est désormais reconstituée en un seul édifice, temple vivant du Dieu vivant (chap. 2, vers. 20-21 ). C'est là, en effet, le propre corps du Fils de Dieu faisant sienne notre humanité de sorte qu'en lui-même nous soyons associés à sa plénitude, par laquelle il s'achève lui-même, tout en tous (cf. chap. 1 , vers. 23 et chap. 2, vers. 16).

L'Église, dans cette vision du mystère du Christ comme mystère d'unité (chap. 1, vers. 9-10), apparaît donc comme celle qui doit prêcher à tous ce même mystère qui trouve en elle sa révélation ultime (chap. 3, spécialement les vers. 10 et suivants).

Par suite l'Église, ses ministères, toute la vie commune de ses membres, dans la louange unanime et la charité mutuelle, doit n'être que cette unité de l'amour divin manifestée dans la construction de l'humanité entière en un seul corps du Christ sur la terre (chap. 4, spécialement vers. 12). Ainsi se vérifiera l'affirmation du début, d'une si incroyable hardiesse : que, dans le Christ Jésus, nous sommes dès à présent, non seulement ressuscités, mais déjà tous ensemble, avec lui assis dans les cieux (cf. chap. 2, vers. 6 et chap. 4, vers. 9-10). Après cela, toute la vie commune des chrétiens, en particulier de l'homme et de la femme dans le mariage (chap. 5), mais aussi des parents avec les enfants, des maîtres avec les esclaves (chap. 6) ne sera plus que l'accomplissement multiforme de cet unique mystère de l'unité. Et par là, cette victoire que le Christ a déjà remportée sur toutes les puissances d'inimitié sera aussi celle de tous (chap. 6).

par R. P. Louis BOUYER de l'Oratoire

En ce temps-là, la Bible No 99

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