Nombre d'écrivains contemporains de toutes disciplines littéraires, familiers ou non de l'Écriture, ont accepté de présenter ici les personnages bibliques qui les touchaient le plus. Le choix de Paul Misraki est inattendu : les anges font certes dans le texte sacré de nombreuses apparitions. Nos exégètes et nos théologiens ont déjà entretenu nos lecteurs de ces manifestations mystérieuses. Les réflexions que voici peuvent en susciter de personnelles chez le lecteur, au moment d'aborder le livre de Tobie que la présence d'un ange anime d'un bout à l'autre.
Pareil à un homme d'allure majestueuse, un ange de Dieu apparut à la femme de Manoah (Juges, chap. 1 3, vers. 3) ; il lui annonça qu'elle enfanterait un fils, un sauveur, Ainsi en fut-il encore, mille ans plus tard, lorsque l'ange Gabriel transmit à une jeune fille de Nazareth un message très semblable dans la forme.
De moins en moins nombreux, même parmi les croyants, sont ceux qui de nos jours consentent à prendre au sérieux l'existence des anges; il semble parfois que l'aveu d'une telle croyance pourrait être le signe d'une excessive candeur, voire de quelque trace d'infantilisme. Pourquoi ? Peut-être est-ce à la suite des excès d'une pieuse iconographie qui donnait à ces personnages célestes l'impossible apparence de jeunes hommes ailés, brandissant un glaive, un luth, ou une trompette; peut-être, à l'opposé, faut-il attribuer nos incrédulités, ou notre indifférence, à l'enseignement traditionnel qui décrit ces êtres comme de « purs esprits », notion difficilement assimilable pour nos mentalités encombrées de matérialisme. Ne pouvant concevoir rationnellement des créatures qui pussent être à la fois purement spirituelles et cependant comparables à des hommes, ailés ou non, guerriers ou musiciens, nous avons préféré éluder le problème en estimant qu'il ne se pose pas.
Et pourtant la Bible est toute remplie de récits concernant l'intervention d'anges si semblables à ce que nous sommes que des méprises devenaient possibles. Tobie (chap. 5, vers. 4) ne se doutait pas de ce que son guide fût un ange de Dieu jusqu'à ce qu'il le vît disparaître brusquement de sa vue; et quand Marie-Madeleine aperçut deux anges vêtus de blanc dans le tombeau vide du Seigneur, assis là où avait reposé le corps (Évangile de Jean, chap. 20, vers. 12), elle leur parla comme l'on s'adresse à des hommes. Saint Paul précise dans sa Lettre aux Hébreux (chap. 13, vers. 2), qu'il nous faut être accueillants envers l'étranger, « car plus d'un, en offrant l'hospitalité, a pu, à son insu, héberger un ange... »
Ils pourraient se former « un corps à leur convenance »
S'appuyant sur de tels passages, certains Pères de l'Église, - tels saint Grégoire de Nysse, saint Jean Damascène ou saint Bernard, - affirmaient que les anges possèdent un corps, support matériel venant compléter leur essence spirituelle; et il faut noter, à ce sujet, que la pure spiritualité des anges, bien que très généralement enseignée, n'a jamais été érigée en dogme par l'Église catholique. Enfin, saint Thomas d'Aquin, partisan de cette « pure spiritualité », admettait pourtant que nos visiteurs pussent, occasionnellement, se former un corps à leur convenance, dont ils ordonnaient l'aspect suivant les exigences du moment. Autant d'idées qui, en ce vingtième siècle, heurtent de front nos routines mentales. Comment s'étonner, après cela, de notre empressement à ranger de tels messagers parmi les héros de légendes, issus des rêves de poètes ?
A vrai dire, nos réticences découlent aussi de causes plus profondes. La réalité des anges, si elle était reconnue, porterait ombrage à notre sentiment d'humaine suprématie; or, nous tenons à nous considérer comme les « premiers » devant Dieu. L'homme est devenu si fat, si imbu de sa propre valeur, qu'il rechigne à concevoir des êtres vivants, supérieurs à ce qu'il est; en nature, en intelligence, en potentialités de toutes sortes.
Mais c'est accorder bien peu de crédit à la Toute-Puissance divine que de limiter sa création aux espèces terrestres que nous connaissons : l'univers est assez incommensurable, en ses dimensions spirituelles autant que spatiales, pour contenir toutes sortes de créatures inimaginables pour nous, dont l'Écriture sainte affirme qu'elles se comptent par myriades de myriades,@ les cieux infinis, répète-t-elle sans cesse, sont peuplés d'entités innombrables qui servent Dieu et chantent sa gloire. Qu'il soit possible à ces entités de nous surpasser, il suffit de jeter un regard sur nos imperfections pour nous en persuader, en nous ramenant à plus de modestie. Si donc nous oublions les images simplistes que des traditions picturales nous ont léguées, aucun raisonnement n'est assez fort pour nous permettre de rejeter ces allégations, ou de les taxer d'invraisemblance; face à la Révélation, nous sommes sans argument.
En fait, loin d'être obligatoirement liée à des tendances puériles ou à des rémanences prélogiques, cultivées avec une complaisante naïveté, la croyance aux anges exige de notre part, tout au contraire, en même temps qu'une clairvoyante reconnaissance de nos faiblesses, un effort mental de dépassement. Effort dont il faut bien constater que nos contemporains se montrent, d'une façon générale, particulièrement avares.
Paul Misraki
En ce temps-là, la BibleN° 35 pages I-II.