Comment le diable inventa-t-il le Père-Noël,

 

par Geneviève Dormann

NDLR: Article paru dans le Figaro Magazine du samedi 14/12/2002, sous la plume de Geneviève Dormann. Dernier livre publié: "Adieu, phénomène", chez Albin Michel.

La France m'agace ! dit le diable. Cinquante-six ans à peine se sont écoulés depuis cette Terreur que nous avions programmée avec soin pour ramener cette nation à nos pompes et à nos oeuvres et tout est à refaire ! Les Lamennais, Lacordaire et autres Montalembert l'ont reprise en main et la voilà à nouveau redevenue chrétienne. Pire, catholique ! Et fille aînée de l'Eglise plus que jamais !

A l'approche de ce Noël 1849, de l'Artois au Languedoc, du Poitou à la Franche-Comté, je n'entends parler que du petit Jésus par-ci, petit Jésus par-là, qui s'apprête, pour fêter naissance, à aller farcir de friandises et de jouets les sabots et les brodequins de tous les enfants sages - évidemment ! - du royaume. Ce qui rend ce petit Jésus aimable aux yeux de tous ! C'est pourquoi je vous ai réunis pour vous exposer le projet que je viens de concevoir afin de transmettre un désordre salutaire dans ce désastre qui nous ridiculise.

Ils sont venus, ils sont tous là, assis à la grande table, autour du Maître, dans la grotte du troisième sous-sol de l'Enfer où se tient le Grand Conseil des Nuisibles. Parmi l'assistance composée de suppôts et de moindres démons, on reconnaît le brillant Lucifer, Mammon-l'Avare, Béhémot-le-Luxurieux, Léviathan-le-Menteur, Bad, Furfur et les autres.

- Il nous faut, reprit le diable, éclipser et pour longtemps ce petit Jésus dont le nom seul me donne le hoquet. Et punir cette France versatile, en la remettant à nos ordres. Mon propos est simple : devenir, Moi, le roi des enfants. C'est Moi qu'ils attendront les nuits de Noël, c'est de Moi dont ils rêveront toute l'année car c'est Moi qui leur apporterai, désormais, des cadeaux ! Ce sera le moyen sûr d'acheter leurs petites âmes déjà vénales, de les mettre à jamais en mon pouvoir et de faire d'eux ce que bon me semblera. Je veux qu'ils se bousculent pour grimper sur mes genoux, assoiffés de cajoleries et encouragés par leurs parents, de surcroît !...

- Ah ! Ah ! Je vous vois venir ! interrompit Béhémot-le-Luxurieux...

- Il faudra ôter vos cornes noires, vos pieds de bouc et votre queue fourchue, conseilla Furfur-le-Gaffeur, sans quoi ils se méfieront et leurs parents aussi...

- Evidemment, imbécile ! cracha le diable. Pour qui me prends-tu ? Je me transformerai en un personnage rassurant et mène jovial... Une sorte de père. Ou, mieux, de grand-père... Voyons ça...

Et le voilà qui pianote sur un clavier posé devant lui, ce qui allume une sorte d'écran fixé sur un mur de la grotte. Un appareil de son invention pour mieux synthétiser et matérialiser ses pires intentions afin de désorganiser l'univers.

Il clique sur un petit rat de fer relié par un fil à l'appareil et une silhouette humaine se dessine sur l'écran. Un nouveau clic, et le visage d'un homme âgé se précise, souriant dans une épaisse barbe blanche avec moustache et sourcils assortis. Un visage, pour mieux vous le décrire, qui évoque à la fois ceux de Victor Hugo, de David, le roi de pique, et de François Nourissier.

Les suppôts suivaient avec un intérêt obséquieux l'apparition de l'image sur l'écran.

- Et le costume ? demanda Léviathan.

Une houppelande se dessina en traits noirs sur le corps du vieux.

- Avec de la couleur, insista Léviathan. Le noir effraierait les enfants... Rose bonbon, peut-être?

- Non, dit le diable. Trop fade. Ma couleur, c'est le rouge feu. Les enfants aiment le rouge, à cause des fraises et des cerises.

La houppelande s'empourpra, bordée d'hermine et accordée à un bonnet et des bottes de même couleur. Puis une hotte d'osier doré, bourrée de jouets, s'accrocha aux épaules du personnage qui souriait sur l'écran, avec un air bonasse.

- N'est-il pas rassurant à souhait, mon Père Noël, ricana le diable ? Et vous verrez que dans cent cinquante ans et plus, il le sera encore ! Et alors, oublié, fini le petit Jésus ! II n'y en aura plus que pour le Père Noël! On me suppliera de venir, on m'écrira des lettres d'amour, avec commandes de jouets assorties, évidemment. Et leurs parents n'y verront que du feu ! Ah, je suis content!

Et tandis que les suppôts et moindres démons applaudissent bruyamment, on voit défiler sur l'écran une image du futur: devant les vitrines très éclairées d'un grand magasin urbain, une foule d'enfants, encouragés par leurs parents, se bousculent pour grimper sur les genoux d'un Père Noël hilare, assis sur un traîneau.

Parents qui lisez ce conte, si vous aimez vos enfants, éloignez-les de tout Père Noël de rencontre, vêtu d'une houppelande rouge et armé du plus engageant sourire.

(Figaro Magazine) ajouté le 19/12/2002

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