Alternatives et gratuité: Peut-on faire des affaires sans se salir les mains ? -
NDLR: C'est Chouraqui qui traduit "Heureux" dans le Sermon sur la Montagne par "En marche". Alors je dirais: "En marche, chrétiens, vers la plénitude du plan de Dieu" ! Il va bien falloir tordre le cou à ce démon de la prospérité qui mine nos rangs, avec la complicité tacite de son ami Mamon... Cet article est très intéressant, et les plus avisés d'entre vous y discerneront un zeste de syncrétisme, mais il a le mérite de nous mettre "en marche" !
par Christian Michel
L'éthique des affaires est un sujet à la mode. Il est intéressant de constater que depuis la faillite du marxisme, qui voyait dans l'homme et la femme d'affaires, au mieux, un " parasite social ", au pire, un " exploiteur du peuple ", le drapeau de la critique bien-pensante est passé aux mains d'une coalition vaguement " christiano-humaniste ", ou " christiano-socialo-tiers-mondiste ", dont un journal genevois comme Le Courrier se fait volontiers le porte-parole.
Puisque je suis moi-même chrétien et homme d'affaires, je devrais être, par rapport à ce courant, dans une situation inconfortable, écartelée. Comment concilier ce qui paraît être deux extrêmes opposés, les valeurs du christianisme et la logique des affaires ? Cet essai de réconciliation est le défi que je me suis imposé (et on va voir si je n'ai pas été trop téméraire) en partageant avec vous quelques idées sur le sujet d'aujourd'hui : Peut-on faire des affaires sans se salir les mains ?
Si vous voulez, je proposerais d'abord quelques repères théoriques pour cadrer la question, puis au cours de la discussion qui suivra, nous pourrons voir comment ces repères nous guident dans des situations concrètes, comme la corruption, le délit d'initiés, la spéculation, le blanchiment d'argent, l'évasion fiscale, et tous les autres méfaits, réels ou imaginaires, imputés aux gens d'affaires et qui pourront vous venir à l'esprit...
Les affaires comme relation avec autrui
Faire des affaires, c'est vendre un produit ou un service plus cher qu'il ne coûte et mettre le bénéfice ainsi réalisé à l'abri du fisc. Cette définition nous indique deux choses. D'abord que faire des affaires est une relation avec autrui. Robinson dans son île a une vie économique, très active même, il travaille, il construit, il épargne, mais il ne fait pas d'affaires. Il n'a personne avec qui échanger des produits et des services.
Ensuite, cette définition nous rappelle une évidence, que nos relations avec les autres peuvent être de deux ordres : consenties ou forcées. On ne parle de relations d'affaires qu'entre des personnes consentantes, qui ont besoin l'une de l'autre.
En revanche, il existe d'autres types de relations entre les hommes, qui sont les relations subies sous la contrainte, où il n'existe pas d'interdépendance, où l'on n'est pas en relation parce que l'un a besoin de l'autre, mais parce que l'un s'impose violemment à l'autre. Je n'ai pas besoin du voleur, du douanier, du racketteur, du fisc... Ils n'ont rien à m'offrir (car s'ils avaient quelque chose de valable à m'offrir, j'achèterais ce service sans que ce soit obligatoire). Donc ils ne sauraient entrer en relation avec moi qu'en me contraignant, au besoin par l'usage des armes.
Nous aurons l'occasion de revenir sur ce point, mais pour l'instant, je voudrais que nous gardions à l'esprit qu'il y a deux moyens de faire circuler la richesse : par l'échange volontaire et le don, qui constituent le moyen économique, et par la contrainte et l'expropriation, qui sont le moyen politique.
Les créateurs de richesse
Je reviens à mes valeurs chrétiennes. Partir de ces valeurs chrétiennes pour juger l'activité des hommes d'affaires est justifié (certainement plus que de partir des concepts marxistes ou de la morale utilitariste, par exemple). En effet, même si la pratique religieuse, mesurée par la fréquentation des églises, est faible, les valeurs chrétiennes continuent d'être la référence de notre vie morale.
Or, je pense que les hommes et les femmes d'affaires, plus que tous les autres humains, sont aujourd'hui les continuateurs directs de l'oeuvre de Dieu. La Bible nous rapporte que Dieu s'est arrêté de créer le 6ème jour et, le 7ème, Il s'est reposé. Nous sommes toujours dans cette période de repos, ce Sabbat du monde, et il nous appartient de parachever la Création. En créant les humains, Dieu n'a pas créé des créatures, mais des créateurs. Et, évidemment, Dieu appelle à être Ses co-créateurs plus particulièrement ceux qui sont les plus actifs, les plus engagés, dans la transformation du monde, c'est-à-dire les hommes et les femmes d'affaires. Car, regardez autour de vous, ceux qui transforment le monde, qui construisent, qui transportent, qui font circuler l'information, qui habillent, qui nourrissent, ce ne sont pas les prêtres, ni les militaires, ni les politiciens, ni les intellectuels .. Tout, ou presque, que vous voyez autour de vous, a été fabriqué et vous est apporté par des hommes et des femmes d'affaires (et si vous doutez de ce rôle créateur des hommes et des femmes d'affaires, considérez les pénuries et l'humiliation de la misère dans les pays où il est interdit d'entreprendre). Ce qui confère bien sûr à ces entrepreneurs, à ces continuateurs de la Création, une immense responsabilité.
J'entre dans le vif du débat. Dire que la Création n'est pas achevée, cela veut dire que dans le monde tel que Dieu nous l'a remis, dans la Nature, il n'existe pas de richesse, il n'existe que de la matière, que des disponibilités de la Nature, qui sont à découvrir et à mettre en valeur, mais on ne saurait parler de " ressources naturelles ", encore moins de " richesses naturelles ". C'est un non-sens. Toute richesse est produite, toute richesse est une oeuvre humaine, pas naturelle du tout, toute richesse n'existe que comme le résultat d'un travail, d'une activité de l'esprit.
Et parce que toute richesse est produite par quelqu'un, ce quelqu'un, le producteur, est le propriétaire naturel de cette richesse. Si ce n'est pas le producteur, l'auteur de la richesse, qui en est le propriétaire, qui d'autre ? Celui qui n'a rien fait ? Et si toute richesse appartient à son producteur, cela veut dire qu'il n'y a pas, en économie, de " bien commun ". Un bien appartient à celui qui l'a produit ; il n'est pas " commun ". Parler de bien commun en économie, voilà un autre non-sens. Les hommes n'ont qu'un seul bien commun, c'est le Droit. Pour cette raison que le Droit est le bien commun de tous les hommes, il nous appartient d'exiger la réparation d'une violence ou d'un déni de justice, quelle qu'en soit la victime et n'importe où dans le monde. La violation du Droit d'un seul être humain est une agression contre tous les êtres humains.
Mais comment soutiendrait-on que le pétrole, le blé, la terre, les statues de Michel Ange, nous seraient " communs " et nous appartiendraient simplement parce que " nous avons pris la peine de naître " ? Ils appartiennent à ceux qui les ont découverts, travaillés et mis en valeur. Dans la Nature, il n'y a pas de " bien commun ". L'air ou la lumière du Soleil ne sont pas des biens. On ne peut leur assigner aucune valeur ; ça vaut combien, la lumière du Soleil ? Elle n'a rien coûté, demandé aucun effort de notre part, elle est un don gratuit que nous avons reçu. Elle a une utilité, ce qui est tout-à-fait différent que d'être un " bien économique ".
Faire des affaires, c'est produire des biens économiques, générer de la richesse. Sans cette production, sans l'activité des hommes et des femmes d'affaires, l'être humain vivrait une vie animale, une vie de prédateur ou de parasite : ce serait la jungle. La vie des affaires est le contraire de la jungle, puisqu'elle est le contraire du parasitisme, de la prédation, puisqu'elle est une vie de travail et de création.
Et faire des affaires, c'est produire de la richesse pour tout le monde. La " destination universelle des biens " est au programme de tous les hommes d'affaires. Il n'est pas un homme d'affaires qui ne rêve de fournir à la terre entière ses marchandises et ses services.
Mais alors pourquoi, si faire des affaires est une activité si fondamentalement humaine et bénéfique, pourquoi est-elle si souvent décriée ? En quoi serait-ce une activité qui salirait les mains ? Deux critiques :
- la vie des affaires serait impitoyable aux faibles. C'est le mythe " Dallas ".
- les hommes d'affaires n'opéreraient que pour le profit, et même pour le profit maximum. Le profit serait leur seule motivation et cette recherche du profit serait un mal en soi.
Allons voir d'un peu plus près ce qu'il en est. " La vie des affaires serait impitoyable aux faibles ". Par exemple, on prétend que la richesse causerait la pauvreté. Si un homme d'affaires s'enrichit quelque part, c'est que nécessairement ailleurs quelqu'un y perdrait et s'appauvrirait. Il s'agit-là d'un sophisme infantile, qui nous ramène à l'expérience que nous avons tous faite en famille quand maman partageait un gâteau. Si quelqu'un avait une plus grosse part, forcément les autres en avaient de plus petites. Mais cette image d'un gâteau fixe à partager ne dépeint pas du tout le monde réel où la richesse n'est pas fixe - puisqu'elle est produite. Nous ici présents sommes les témoignages vivants que le malthusianisme est faux : nos parents auraient dû mourir il y a longtemps, faute de ressources. La capacité d'invention de l'homme co-créateur surmonte la prétendue finitude du monde. La réalité est qu'il n'y a pas qu'un seul gâteau à se partager, il y en a autant que nous voulons en fabriquer.
Je comprends à la rigueur que cette conception du monde comme un gâteau fixe soit celle de matérialistes convaincus, mais elle me choque venant de chrétiens. Dieu nous a donné Sa Création et comment douter que ce don de Dieu, ce don de l'Amour, soit abondant. Bien sûr qu'il est abondant. Il serait même blasphématoire d'imaginer que Dieu fût radin.
La richesse est comme l'amour, le bonheur, la santé, l'intelligence, la beauté... nous pouvons en avoir à profusion sans en priver personne, et je dirai même qu'au contraire, plus nous en avons, plus nous en faisons bénéficier les autres, puisque la richesse, comme le bonheur.., est contagieuse.
La richesse contagieuse
Et cette contagion de la richesse anéantit une autre critique que l'on fait au monde des affaires quand on prétend que seuls y prospèrent les plus forts et les plus rusés. Il est vrai que dans le monde politique, le fort écrase le faible ; le sujet n'a rien à espérer du dictateur ; et la minorité n'a rien à attendre de la majorité. Mais au contraire, dans le monde économique, les plus habiles, les plus performants, font nécessairement la place à ceux qui le sont moins. Pareto, qui est mort à dix kilomètres d'ici, il y a 70 ans, a déjà souligné ce phénomène. Il a démontré que l'échange économique n'est pas fondé sur l'idée que chacun doit faire ce qu'il sait faire le mieux et le vendre à l'autre. C'est absurde, car il y a des gens qui sont moins bons dans tous les domaines. Néanmoins, ces gens qui sont moins bons partout peuvent prospérer, car ceux qui sont plus performants se spécialisent et leur laissent la place.
Un exemple : j'ai un jeune assistant. Je suis meilleur que lui, forcément, je possède une expérience qu'il n'a pas encore. Je suis meilleur que lui dans tous les domaines et pour parler à tous mes clients. Cela ne veut pas dire que je l'élimine, au contraire, puisque je l'ai engagé. Mais je vais le laisser traiter avec certains clients, les plus faciles, ce qui me donne le temps de me consacrer aux plus difficiles et aux plus lucratifs.
Et ce processus est vrai au niveau d'entreprises qui se recentrent constamment sur les productions qu'elles jugent les plus rentables pour elles, en laissant à d'autres des activités qu'elles savent faire aussi, et même mieux que quiconque, mais qu'elles jugent moins rentables pour elles. Et c'est parce que ces entreprises se concentrent sur les activités qui leur assurent le maximum de profit qu'elles laissent la place à qui veut la prendre dans d'autres secteurs.
Et le processus se répète même au niveau de pays. Nous voyons le Japon et la Corée de Sud abandonner le textile et l'assemblage électronique, à la grande satisfaction des industriels philippins, thaïlandais ou indonésiens..
Donc le marché libre, le marché capitaliste, parce que chacun y est à la recherche du profit maximum, est la meilleure garantie que tout le monde, même et surtout les plus faibles, peuvent prospérer.
Des profits énormes et justes
La deuxième critique que l'on adresse aux hommes d'affaires : ils font des profits, parfois des profits énormes, ce qui serait un mal en soi.
J'ai lu l'autre jour que l'homme le plus riche des Etats-Unis était M. Bill Gates, le fondateur de Microsoft qui produit des logiciels d'ordinateurs. Bill Gates pèserait 7 milliards de dollars, à quelques centaines de millions près. C'est une fortune insolente, mais qui a le droit de la lui reprocher ? Ceux qui n'achètent jamais un logiciel signé Microsoft ne peuvent pas lui reprocher une fortune qu'il a faite absolument en dehors d'eux, sans jamais rien leur demander. Et ceux qui - comme moi - achètent des logiciels Microsoft ne peuvent pas non plus reprocher à M. Gates son argent: ils le lui ont apporté.
Il est parfaitement conforme à la justice sociale que vous ayez de l'argent, même beaucoup d'argent, lorsque vous l'avez gagné dans des échanges volontaires. Car si vous possédez cet argent parce que les gens vous l'ont apporté volontairement, vous n'avez lésé personne. Et si vous n'avez lésé personne, personne n'est en droit de vous reprocher votre situation sociale, elle est juste, votre fortune est justement acquise, si énorme soit-elle. Et si votre fortune est justement acquise, au nom de quelle " justice " prétendrait-on la " redistribuer " ?
Bien sûr, les riches ont une obligation morale d'être bienveillants et de partager leur biens avec les plus déshérités. Mais ce partage de richesse cesse d'être moral s'il est réalisé sous la contrainte. Toutes les théories de la " justice sociale " qui voudraient prendre de force l'argent gagné sur un marché libre par les riches pour le donner aux pauvres, toutes ces théories sont immorales par définition, puisqu'elles font appel à la contrainte. Elles ne sont que des rationalisations de l'envie, du péché d'envie.
Je voudrais apporter ici une précision. Nous pouvons parfaitement critiquer l'utilisation que certains milliardaires font de leur fortune. Peut-être qu'ils l'ont gagnée tout-à-fait justement, dans des échanges volontaires, mais il y a des gens qui sont plus petits que leur argent, qui sont avares, sans coeur, ou qui dilapident leur avoir dans des consommations vaines, immorales... L'argent est une énergie, c'est même une des énergies les plus fortes de notre époque. L'argent féconde le monde, mais son énergie est tellement puissante qu'elle brûle souvent ceux qui le manient. C'est là qu'est le danger pour beaucoup d'hommes et de femmes d'affaires : non pas de se salir les mains en gagnant leur argent, mais de ne pas savoir maîtriser celui qu'ils ont gagné.
Encore une fois, la critique du profit sur un marché libre est infondée, mais elle serait compréhensible de la part de matérialistes. Pour moi, elle est insensée venant de chrétiens. Le profit, qu'est-ce que c'est ? Le profit, c'est la reconnaissance de la non-matérialité de la valeur, c'est-à-dire la reconnaissance du rôle du jugement et de l'esprit dans la production. En quoi cette reconnaissance du rôle du jugement et de l'esprit serait-elle contradictoire avec la doctrine chrétienne ?
Un procès intenté à l'esprit
Cela sonne comme du jargon, et qu'est-ce que ça veut dire " la non-matérialité de la valeur " ? Nous avons dit que la valeur de tout ce qui nous vient de la Nature est donnée intégralement par le travail, c'est-à-dire par l'exercice de notre jugement, par l'action de l'esprit. Il faut qu'une chose ait été découverte, identifiée, transformée.., pour qu'elle prenne de la valeur. Le caillou au bord de la route n'a pas de valeur, jusqu'à ce que je découvre qu'il contient un diamant ou que je peux le tailler pour en faire un outil.
Une chose n'a pas de valeur indépendamment de la conscience de quelqu'un qui l'évalue et des circonstances dans lesquelles elle peut servir celui qui l'évalue. L'insuline pour moi n'a aucune valeur. Elle possède une valeur immense pour un diabétique. Mais si cette insuline ne se trouvait qu'au Pôle Nord, cette insuline n'aurait aucune valeur pour les diabétiques de Genève, qui en ont besoin ici et maintenant. C'est en ce sens que le commerce est productif. Le commerce nous renseigne sur la valeur des choses et les met à disposition là où elles sont demandées.
Donc une chose ne prend de la valeur que lorsque l'esprit humain lui trouve une utilisation. L'insuline comme le pétrole, comme les fréquences hertziennes, ont toujours existé. Mais ils n'ont pris de valeur que lorsque les chercheurs et les entrepreneurs ont su les mettre au service des hommes. Le profit résulte de l'action de l'esprit qui a découvert une nouvelle utilisation pour des ressources existantes et a mis à disposition ces ressources.
Donc le procès intenté au profit est un procès intenté à l'esprit, à l'esprit créateur de l'homme. Je dirai même que c'est un procès intenté à l'existence elle-même, puisque chaque action de tout être humain est motivée par le profit (profit qui est toujours psychique, quelque fois psychique et financier). Si l'homme ne retirait pas un profit de son action, on ne voit pas pourquoi il agirait. Si je suis venu ici aujourd'hui, c'est que j'en attends un profit, qui n'est pas financier comme vous savez, mais une satisfaction personnelle. Et pour moi, dans ma comptabilité personnelle - qui ne serait pas celle de quelqu'un d'autre -, le coût de préparer cette intervention, de venir ici vous parler, est largement couvert par la satisfaction psychique et pas du tout matérielle que j'en attends.
Le matérialisme a tellement perverti les esprits que même les chrétiens ne voient plus dans l'homme que cette dimension matérielle. Or, il est évidemment faux de réduire toute l'activité humaine à son seul aspect matériel et financier. Le capitalisme respecte le profit et la création de richesse, parce qu'il sait qu'il y a beaucoup plus, dans la création de richesse, que son simple aspect comptable. Le capitalisme est le régime qui tient compte de la valeur de l'esprit et qui sait qu'au fondement de toute création de richesse, il y a l'action de l'esprit.
Prix n'est pas égal à valeur
Pour bien comprendre cela, il faut distinguer le prix de la valeur. Beaucoup d'économistes qui n'ont pas compris cette distinction en arrivent à proférer des sottises, comme de critiquer ce qu'ils appellent " l'échange inégal ".
Il est bien certain que pour qu'un échange ait lieu, en toute rationalité, il faut qu'il soit " inégal ". Et c'est cette inégalité qui est créatrice de richesse. On dit : ce stylo vaut 10 F, parce que c'est le prix affiché, et nous confondons dans notre langage courant le prix et la valeur. Mais si j'ai acheté ce stylo, c'est bien parce que pour moi, ce stylo vaut plus que 10 F. Si pour moi, avoir 10F ou avoir ce stylo, c'était exactement la même chose, alors je n'aurais pas pris la peine de l'acheter. Inversement, pour le marchand, le stylo vaut moins que mes 10F, sinon il ne le mettrait pas en vente, ou pas à ce prix là. S'il vend le stylo, c'est parce qu'il pense pouvoir faire plus de choses avec mes 10F qu'avec ce stylo sur son rayon.
Donc quand j'ai acheté le stylo, nous avons gagné tous les deux, et nous avons gagné parce que les termes de l'échange étaient inégaux. C'est cela, la réalité, pourtant elle n'est pas reflétée dans la comptabilité. Dans la comptabilité, on lit " 10 F = un stylo ". Mais qui a dit que l'activité d'un être humain pouvait être réduite à des écritures comptables ?
Et nous pouvons donner cette autre définition de " faire des affaires " : c'est échanger des valeurs inégales pour que chacun y trouve PLUS que ce qu'il avait au départ.
Les mains sales
Alors qui se salit les mains dans les affaires ? D'après tout ce que je viens de dire, je suis sûr que vous pouvez déjà anticiper la réponse que je vais apporter. Les hommes d'affaires moralement condamnables sont ceux qui ne font pas d'affaires dans une relation volontaire, consentie, avec autrui. Ce sont ceux qui sont incapables de proposer un produit ou un service que le public désire acheter et qui font alors appel à la contrainte pour obliger les gens à acheter. Faire appel à la contrainte dans nos pays où le racket illégal existe peu, c'est recourir aux moyens politiques, c'est faire appel aux hommes de l'Etat.
La liste est longue de ces hommes d'affaires qui ne gagnent pas moralement leur vie. Un exemple : les constructeurs européens d'automobiles. L'autre matin en me rasant, j'entendais M. Calvet, le patron de Peugeot, expliquer qu'il fallait que les autorités de Bruxelles interdisent l'entrée des voitures japonaises dans le Marché Commun pendant encore 10 ans. J'étais abasourdi. Je me demandais si M. Calvet était payé par les japonais pour assurer leur publicité, car voilà que le patron de Peugeot était en train de nous expliquer que ses concurrents japonais fabriquent des voitures tellement meilleures et moins chères qu'il faudra 10 ans à Peugeot pour se mettre à leur niveau. Donc M. Calvet, pour protéger ses profits, veut nous interdire d'acheter des voitures japonaises et nous obliger à acheter des Peugeot qui ont 10 ans de retard.
Le problème pour M. Calvet est qu'il ne peut pas nous obliger d'acheter quoi que soit, il ne peut rien nous interdire non plus. M. Calvet est un homme d'affaires et les hommes d'affaires n'ont pas le pouvoir ni d'obliger ni d'interdire. Ce pouvoir-là est un pouvoir politique, il est le monopole des hommes de l'Etat. M. Calvet fait donc appel aux hommes de l'Etat. Mais quelle est la nature morale de ces bénéfices que M. Calvet espère réaliser contre le consentement de ses clients et à leur détriment ?
Vous voyez ici la différence entre pouvoir économique et pouvoir politique. Bien sûr qu'il existe un pouvoir économique, un pouvoir des hommes d'affaires. Les grandes entreprises, Toyota, Nestlé, Exxon..., avec leurs milliards et leur technologie, possèdent un immense pouvoir - mais c'est le pouvoir de rendre service. La Société de Banque Suisse et IBM ont de l'influence sur moi et peuvent me faire accepter leurs conditions, mais seulement dans la mesure où je désire leurs services et que personne d'autre n'est capable d'offrir le même service. Et si personne d'autre n'est capable d'inventer et d'offrir le même service, c'est que l'esprit créateur n'est pas interchangeable. Personne ne fait des logiciels comme la Microsoft de M. Gates. Le pouvoir économique est l'expression de la singularité du caractère créateur de l'esprit. Dans l'amour et l'amitié, nous exerçons aussi ce pouvoir et cette influence, parce que nous ne sommes pas interchangeables. " Parce que c'est lui, parce que c'est moi ", comme disait Montaigne.
Mais si le pouvoir économique, c'est le pouvoir de rendre service, c'est le pouvoir de construire, tout autre est le pouvoir politique, qui est le pouvoir de contraindre, d'interdire, de détruire. Et chaque fois que ce pouvoir politique se manifeste en économie, les conséquences sont nécessairement immorales, puisque rien de moral, par définition, ne peut sortir de l'initiative de la contrainte.
Exemple, et on en parle beaucoup ces temps-ci : les agriculteurs. Nous vivons ici et aujourd'hui cette situation tout-à-fait choquante, que les paysans les plus pauvres du monde ne peuvent pas vendre leurs produits à nous, qui sommes les consommateurs les plus riches. Ce n'est pas que leurs produits soient de mauvaise qualité, ou trop chers, ou pas adaptés à notre goût. Ils ne peuvent pas vendre parce que les hommes de l'Etat, les gouvernants de la Suisse, de l'Union Européenne, du Japon, des Etats-Unis.., leur interdisent de vendre. Il faut bien comprendre ceci. Si les maliens ne pouvaient pas écouler leur viande en Suisse parce que nous étions tous végétariens, ou que nous n'aimions pas la viande malienne, les éleveurs maliens resteraient pauvres - jusqu'à se trouver une autre production. Cela est une conséquence de l'interdépendance des hommes qui veut que nous ne prospérions sur cette terre qu'en rendant service à quelqu'un. Mais dans la situation présente, les éleveurs maliens vont rester pauvres parce que les hommes de l'Etat leur interdisent de proposer leurs produits.
Et c'est précisément cela la conséquence de l'intervention des hommes de l'Etat, de la violence politique, dans le domaine économique. Elle crée une situation où tout le monde est piégé, où personne ne peut agir moralement. Car les hommes de l'Etat ne sont pas " moraux " pour entretenir par des barrières douanières la misère des maliens. Nous, consommateurs, ne sommes pas " moraux " parce qu'on nous interdit un produit moins cher et de meilleure qualité. Les agriculteurs européens ne sont pas " moraux " pour profiter du produit de cette violence faite aux plus pauvres.
La main invisible de la Providence
Pour conclure, nous pouvons voir que dans le monde du pouvoir politique/étatique (qui est à l'opposé du monde des affaires), dans le monde du socialisme, par exemple, les hommes doivent vouloir faire le bien pour y parvenir. Or beaucoup de gouvernants ne le veulent pas : ce sont des brutes, des fanatiques ou des kleptocrates... Mais même ces hommes de l'Etat qui sont intègres et bien intentionnés, ne parviennent pas à faire le bien, car, immanquablement, qui veut faire l'ange fait la bête ; car, le seul moyen d'action des hommes de l'Etat, c'est la contrainte, et, par définition, on ne fait pas advenir le bien par la contrainte. Une politique d'ordre moral est le comble de l'immoralité.
Alors que les hommes et les femmes d'affaires, et plus généralement tous les libéraux, ceux qui refusent la contrainte étatique, font le bien même lorsqu'ils ne cherchent pas à le faire. Dans une société de liberté, nous n'avons pas besoin de vouloir le bien pour y parvenir. Et ça, c'est l'action de la Providence, c'est-à-dire l'action de la " main invisible " d'Adam Smith, c'est-à-dire la preuve manifeste que la Création est bonne.
Elle est bonne, et si nous nous insérons simplement dans les lois de la Création, dans les procédures du marché, donc sans jamais faire usage de la violence, nous serons naturellement conduits à faire le bien.
(D'après une conférence donnée au Cercle Libéral, Genève, le 2 novembre 1993).
(Liberalia.com) ajouté le 9/8/2002