Tolérance et vérité

 

 


Le passé de l'Eglise est tellement entaché d'intolérance, de sectarisme, d'exclusivisme et d'inquisition qu'un regard extérieur peut encore se méprendre et considérer le christianisme comme une idéologie anti-humaine qui tend toujours à un pouvoir dictatorial. C'est pourquoi on ne dira jamais assez que la tolérance est fondée dans l'Ecriture, que le Dieu unique qui s'y révèle est un Dieu miséricordieux et compatissant, lent à la colère et d'une immense bonté.

Mais à l'inverse, le protestantisme français, parce qu'il s'est trouvé dans l'histoire au côté des humanistes et des républicains, parce qu'il est connu pour refuser le principe d'une autorité hiérarchique qui lui dicterait sa foi, le protestantisme promène aujourd'hui une image de marque faite de tolérance et de liberté de conscience qui pour être sympathique n'en est pas moins ambiguë ! Et cette ambiguïté vient du fait qu'à « l'extérieur », et malheureusement trop souvent aussi à « l'intérieur », on ne réalise pas qu'il y a une spécificité chrétienne de la tolérance qui devrait impliquer un comportement quelque peu différent de celui de la tolérance « laïque » que nous connaissons dans les sociétés occidentales et qui est directement issu de l'Humanisme des Lumières.

En effet, qu'est-ce que la tolérance dans une pensée humaniste, c'est-à-dire dans une pensée qui se veut autonome, sans référence à une Parole pré-existente ni à une Vérité révélée qui serait universelle, sans autre absolu que l'homme lui-même pris dans son individualité ? La tolérance, c'est alors la règle du jeu qui découle directement de la pluralité des opinions et des visions du monde issues de la multiplicité presque infinie des consciences individuelles. L'homme, l'individu, étant la mesure de toute chose, la tolérance doit régner, elle est au service de la différence irréductible qui me sépare de l'autre.

Ainsi d'un point de vue humaniste la tolérance n'est pas nécessairement une démarche altruiste puisque c'est, en réalité, la conséquence inévitable d'un présupposé philosophique. La tolérance peut être considérée comme une simple règle de survie, un code de tranquillité : je te respecte pour que tu me respectes ! Et curieusement ce culte rendu à la différence ouvre la porte à une indifférence, c'est-à-dire à une perte de signification de toute différence.

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UNE THEOLOGIE DE LA TOLERANCE

D'un point de vue chrétien, la tolérance s'appuie sur une autre base et se vit dans un tout autre climat.

Nous affirmons en effet, et c'est là le fondement de notre foi, que le Dieu créateur du ciel et de la terre, que le Dieu qui a pensé le monde dans son « logos » éternel, que ce Dieu a parié aux hommes que nous sommes, et que donc cette Parole constitue la clef d'interprétation du monde. En conséquence de quoi toute pensée humaine doit être amenée captive à l'obéissance de christ, la Parole faite chair (Cf 2 Cor. 10/5), afin de connaître une véritable conversion, un « renouvellement de l'intelligence » (Rom. 12 / 2 ) et d'entrer ainsi dans la Vérité de Dieu. Or la vérité de Dieu est une vérité qui tranche, qui sépare, le pur de L'impur, le bien du mal, le vrai du faux. Or la Vérité de Dieu est une vérité qui juge de tout, une vérité qui dénonce l'intolérable, c'est-à-dire ce qui en fin de compte ne peut pas être toléré, et ce qui ne sera pas toléré dans l'éternité.

Au contraire donc du relativisme humaniste, la Parole de Dieu proclame des absolus qui ne doivent être ni contournés, ni aménagés... ni donc relativisés. Il faut être clair sur ce sujet = les exigences de vérité et de sainteté de la Parole de Dieu sont par leur nature même intolérantes. La fréquence de la peine de mort pour une quantité de délits dans l'Ancien Testament (idolâtrie, adultère, inceste, perversions sexuelles, divination, insulte aux parents, approche impure de l'Eternel...), ainsi que l'affaire Ananias et Saphira dans le Nouveau Testament, confirment, s'il en est besoin, le caractère absolu des prescriptions divines. Mais si la Parole de Dieu est une Parole de jugement, elle est aussi une Parole de grâce, et c'est dans cette perspective que s'ouvre un espace pour la tolérance.

Lorsque Dieu fait alliance avec Noé et sa descendance, c'est-à-dire avec toute l'humanité, Dieu pose un acte de tolérance extraordinaire. Alors même que l'humanité se trouve toujours en état de révolte contre Dieu, alors même que l'intolérable va continuer d'être proféré et d'être pratiqué, Dieu promet que la juste sanction de ces fautes sera en quelque sorte différée et que tant que ce monde durera les hommes ne connaîtront pas toute la sévérité de la peine que leurs actes mériteraient. Et le soleil de Dieu continuera de se lever sur les méchants comme sur les bons !

La tolérance de Dieu, c'est donc l'expression de sa patience, et nous savons que cette patience a un but : c'est afin que beaucoup aient l'occasion d'être sauvés (Cf 2 Pi. 3 / 9 et 15). Autrement dit nous touchons ici à la différence fondamentale qui sépare les conceptions humaniste et chrétienne de la tolérance. Pour la première, on l'a vu, la tolérance est la conséquence logique d'une pensée où l'homme (individuel) constitue le seul absolu. Pour la seconde, à l'inverse, la tolérance n'est pas la conséquence logique d'un système, elle est l'expression d'une volonté qui utilise le temps comme un lieu d'appel, comme une possibilité pour l'homme de réformer ses voies et d'entrer dans la Vérité. Ce fondement autre entraîne une autre pratique de la tolérance car il ne peut plus y être question d'indifférence. La tolérance chrétienne commence par un regard lucide et sans complaisance sur le désordre éthique et spirituel du monde ; elle ne peut alors se réaliser que dans la confiance en la Providence divine. L'acte de la tolérance sera toujours un acte qui engage, un acte de foi et un acte d'amour selon le modèle de l'amour du Père.

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REFUSER LE CONFLIT ENTRE VERITE ET TOLERANCE

ceci posé, on peut se demander comment faire cohabiter dans notre comportement de chrétiens les exigences absolues de la Vérité de Dieu, avec cette tolérance évangélique faite de patience et d'espérance ? Il est vrai qu'il y a là une « corde raide » où le risque est grand de basculer soit dans un christianisme « dur », prophétique peut-être, mais souvent sectaire parce que non- tolérant, et finalement peu rayonnant, soit dans un christianisme « mou », flou, ou pluraliste, qui résoud la tension en reléguant l'expression de la Vérité au rang des choses secondaires : « que ceux qui ont la vérité soient comme s'ils ne l'avaient pas ».1*ces deux échecs, pour être opposés, découlent en fait de la même erreur à savoir une confusion, ou plutôt une interaction née d'un conflit entre la Loi et la grâce, entre les exigences de Dieu et sa patience, entre le jugement et le pardon. Plutôt que de maintenir ces deux réalités telles qu'elles se présentent à nous dans l'Ecriture, la tendance malheureuse est d'amoindrir leur contraste en relativisant l'une au moyen de l'autre, soit en donnant un tour légal à la grâce, soit en gommant la Loi au nom de la grâce. Ce qui, dans le débat qui nous préoccupe, amène d'une part ceux qui se soucient de l'expression juste de la Vérité à n'être guère tolérants, et d'autre part ceux qui par philanthropie prônent la tolérance à n'être guère témoins des exigences de Dieu.

La faute est donc toujours la même ; elle manifeste la logique du vieux système humaniste où la tolérance ne peut être en fin de compte que l'expression d'un relativisme idéologique. C'est le refus de ce dernier qui fait chuter dans un christianisme intolérant, et c'est une démarche de tolérance qui aboutit à un christianisme sans message où le sommet du témoignage consiste à se taire !

En réalité, d'un point de vue chrétien, rien ne doit empêcher le croyant d'affirmer sa foi, de dire le message exclusif de l'Ecriture, message qui tranche entre la lumière et les ténèbres et qui relègue au rang de folie toutes les sagesses humaines. Et ce qui est vrai du croyant l'est aussi de l'Eglise « colonne et soutien de la vérité » (1 Tim. 3 /15). L'Eglise a le devoir de confesser pour elle-même et pour le monde ce en quoi elle croit. Et elle doit le faire de la manière la moins équivoque possible car il faut que le tranchant de la Parole soit restitué dans le dogme. certes, parce que le croyant et l'Eglise restent faillibles dans leur interprétation de la Parole, il importe de toujours garder une certaine ouverture au dialogue. Ce dialogue ne saurait être pourtant l'aveu d'un doute, il est au contraire l'expression d'une foi au Dieu vivant, au Dieu qui peut ici et maintenant m'envoyer plus de lumière et me rapprocher de lui.

Mais la tolérance chrétienne n'est pas fondée sur le caractère encore partiel de notre connaissance de Dieu, la tolérance chrétienne ne repose pas sur un doute ou sur un inconnu, elle s'appuie intégralement sur le donné révélé, sur le Dieu miséricordieux et lent à la colère, c'est-à-dire sur la Vérité elle-même ! Ainsi, loin de s'opposer et de s'exclure mutuellement comme dans la pensée humaniste, tolérance et Vérité s'accordent dans l'Ecriture comme s'accordent en Dieu la sainteté et la miséricorde.

L'apôtre Paul, dont les écrits ne peuvent être taxés de laxisme, n'a-t-il pas fait preuve d'une grande tolérance en se faisant Juif avec les Juifs, Grec avec les Grecs ? Et notre Seigneur Jésus-Christ, dont le comportement avec la femme adultère, avec les publicains et les gens de mauvaise vie constitue l'argument massue des chrétiens humanistes, n'a-t-il pas également poussé la loi de Moïse dans ses ultimes conséquences morales (Cf Matt. 5/ 17 à 48 ), n'a-t-il pas affirmé qu'il était la Vérité et que venir à lui était le seul chemin de salut pour l'homme (Cf Jn. 14 / 6)?

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PROFESSER LA VERITE DANS LA CHARITE

En conséquence il ne s'agit donc pas de réduire, de trahir, ou de cacher la Vérité pour faire preuve de tolérance. Il ne s'agit pas non plus de s'identifier à l'autre dans ses doutes et son égarement, sauf peut-être par intérêt pédagogique. La proclamation de la différence est nécessaire ; plus encore, il s'agit d'affirmer le plus clairement possible qu'il y a sur tout homme un jugement de Dieu qui l'appelle instamment à la repentance et à la conversion. car, ne nous y trompons pas, la tolérance de Dieu ne constitue pas un statu quo de tranquillité réciproque : je te respecte pour que tu me respectes ! La tolérance de Dieu c'est sa patience, et sa patience est en vue du salut du plus grand nombre. Car le temps vient où cette histoire s'achèvera et où la tolérance laissera la place au jugement dernier. Cela veut clairement dire que nous ne devons pas tant militer pour une tolérance vide, qui serait une fin en soi, que pour une tolérance qui nous laisse l'occasion d'annoncer clairement la Vérité de Dieu, avec l'appel qu'elle adresse à toute conscience humaine. Un tel appel, parce qu'il prétend être (et il l'est) la voix contraignante de Dieu, peut sembler troubler le climat serein de la tolérance (certains iront même jusqu'à dire que cet appel constitue en lui-même une intolérance). Mais peu importe, Jésus est effectivement venu apporter l'épée tranchante d'un jugement en ce monde (Cf Matt. 10/ 34) et sa Parole ne peut qu'exercer une pression sur les consciences. Pression qui sera salutaire pour beaucoup ! Professer la Vérité dans la charité (Eph. 4/ 15), c'est là le climat de la véritable tolérance, celle qui prend en compte la variété infinie des personnes, des consciences et des histoires humaines, tout en affirmant la réalité d'un jugement eschatologique qui, dès aujourd'hui, éclaire l'humanité en séparant le bien du mal et le vrai du faux, répondant ainsi pleinement à sa quête du sens. Mais nul ne devra anticiper sur la moisson dernière, nul ne pourra se substituer à Dieu en prononçant avant l'heure, et sur une personne, une condamnation que Dieu lui-même n'a pas encore prononcée. C'est pourquoi, avec patience, quelquefois dans la souffrance, toujours avec espérance, nous devons accepter le mélange du bon grain et de l'ivraie sachant qu'en vérité il sert le projet de salut de Dieu.

En effet, la Parole de Dieu donnée pour notre salut est toujours, à la fois, une parole de jugement et une annonce de l'amour et de la patience de Dieu. Il importe donc que ce deuxième aspect soit prêché en actes par les chrétiens afin que le premier soit entendu. De sorte qu'une pratique tolérante - de cette tolérance active, remplie de charité que nous présente l'Ecriture - loin d'amoindrir la cause et l'urgence de la Vérité, la sert au contraire en surajoutant à l'appel du droit et du vrai, celui de la grâce et de l'amour (Cf Rom. 12/ 17 à 2 1).

Après tout, n'est-ce pas ainsi que Dieu nous sauve en Jésus-Christ ?

Daniel Bergese

Ichtus 1985-4 (No 131)

© Ichtus

 


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1*. Document : « Pour une Eglise et des paroisses pluralistes » in Information.

Evangélisation, N° 2-3, 1 97 1 , p. 76.

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